CA Paris, 5e ch. A, 22 février 1995, n° 23887-93
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Brasseur
Défendeur :
Française des Jeux (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Vigneron
Conseillers :
Mme Jaubert, M. Potocki
Avoués :
SCP Maumont Autier, SCP Dauthy Naboudet
Avocats :
Mes Rivet Bonjean, Hubard.
Par déclaration remise au secrétariat greffe le 19 octobre 1993, Christian Brasseur a interjeté appel du jugement du 27 septembre 1993 par lequel le Tribunal de commerce de Paris a :
- dit que le contrat de " courtier-mandataire " le liant à la société Française des Jeux est un mandat d'intérêt commun à durée indéterminée,
- déclaré légitime la cause de révocation de ce mandat par la société Française des Jeux,
- en conséquence, condamné cette société à lui payer la somme de 2 427 444 F avec intérêts légaux à compter du 22 juillet 1992 sous déduction de la somme de 1 155 003 F déjà versée en réparation du préjudice résultant de la révocation du mandat et la somme de 25 000 F au titre des frais non répétibles,
- enfin, l'a condamné à régler à la société Française des Jeux la somme de 65 962 F avec intérêts légaux à compter du 4 janvier 1993 au titre de rétrocession d'une partie de commissions ;
Christian Brasseur expose que la société Française des Jeux avec laquelle il était lié par un contrat de courtier-mandataire pour la distribution des jeux de loterie, a résilié abusivement ce contrat et fait grief au tribunal d'avoir minoré son indemnisation en considérant que ce mandat était à durée indéterminée et que la société Française des Jeux l'avait résilié pour le motif légitime de restructuration géographique de son secteur alors qu'il s'agit d'un mandat à durée déterminée expirant le jour de son 66ème anniversaire et que le motif légitime de résiliation n'était pas établi à la date de la résiliation, ni actuellement.
Christian Brasseur demande donc d'infirmer partiellement le jugement en condamnant la société Française des Jeux à lui payer les sommes de 4 422 912 F, de 25 606 545 F et de 200 000 F en réparation de la perte de sa clientèle, de son manque à gagner et de son préjudice moral, le tout avec intérêts légal à compter du 22 juillet 1992 et capitalisation de ces intérêts ainsi que la somme de 100 000 F au titre des frais non répétibles.
La société Française des Jeux réplique qu'elle est liée aux courtiers mandataires par un contrat de mandat simple révocable à tout moment sans indemnité et non par un contrat de mandat d'intérêt commun aux motifs que les courtiers mandataires participent à l'exécution du service public de loterie dont elle est concessionnaire ce qui exclut l'existence d'une clientèle commune et qu'ils ont une influence réduite sur l'accroissement ou la diminution des joueurs ainsi que sur l'augmentation ou la réduction des mises qui sont liées à la nature des jeux de loterie et à sa politique commerciale.
A titre subsidiaire, au cas où ce contrat serait qualifié de mandat d'intérêt commun, la société Française des Jeux demande de dire qu'il est à durée indéterminée, qu'elle pouvait le résilier moyennant le versement d'un an et demi de commissions et l'exécution d'un préavis de trois mois à défaut pour l'appelant d'avoir accepté de présenter un successeur et qu'en tout état de cause la résiliation est justifiée par un motif légitime.
Plus subsidiairement encore, la société Française des Jeux fait valoir que l'appelant ne justifie pas d'un préjudice supérieur à la somme qui lui a été versée et qui représente un an et demi de commissions.
Enfin, la société Française des Jeux conclut à la confirmation du jugement du chef de la condamnation de l'appelant et réclame en outre la somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Christian Brasseur réplique que le tribunal a exactement qualifié le contrat de mandat d'intérêt commun en alléguant que la société Française des Jeux et les courtiers-mandataires ont intérêt au développement d'une clientèle commune de détaillants, la première par la qualité des jeux proposés au public et les seconds par la qualité de leurs prestations aux détaillants.
Sur le fond du litige :
Considérant que la société de la Loterie Nationale et du Loto National devenue la société Française des Jeux qui est une société d'économie mixte chargée par l'Etat et sous son contrôle d'organiser et d'exploiter des jeux, a conclu un contrat dit de " courtier-mandataire " avec Christian Brasseur qui avait essentiellement pour mission de diffuser les jeux auprès de certains détaillants de la région de Laon moyennant le versement d'une commission calculée proportionnellement au montant des enjeux enregistrés par les détaillants et de leur chiffre d'affaires sur la vente des produits loteries ;
Qu'il est stipulé que le contrat est conclu pour une durée indéterminée mais qu'il cessera de plein droit et sans préavis au 66ème anniversaire du courtier-mandataire ;
Considérant que par lettre recommandée du 20 mai 1992 confirmée par lettre du 3 juin suivant, la société Française des Jeux a notifié à Christian Brasseur son intention de mettre fin au contrat le 4 septembre 1992 en évoquant " l'évolution de sa politique commerciale " et lui a offert de présenter à son agrément trois candidats pour lui succéder ;
Que Christian Brasseur n'a pas usé de cette faculté et que la société Française des Jeux lui a versé la somme de 1 155 003 F à titre " d'indemnité contractuelle " ;
Considérant queChristian Brasseur est lié à la société Française des Jeux par un mandat d'intérêt commun dès lors que les commissions de Christian Brasseur étant calculées proportionnellement au montant des enjeux et au chiffre d'affaires réalisés sur la vente de certains jeux, les parties avaient chacune un intérêt personnel à mener à bonne fin la mission de diffusion des enjeux confiée à Christian Brasseur, peu important à cet égard qu'il n'y ait pas de clientèle au sens strict ;
Considérant que ce mandat d'intérêt commun est contractuellement à durée indéterminée sans pouvoir excéder le 66ème anniversaire du courtier-mandataire ;
Considérant qu'en raison de la durée indéterminée de ce contrat, la société Française des Jeux pouvait y mettre fin en respectant le préavis contractuel de trois mois mais doit réparer le préjudice ainsi causé à Christian Brasseur sauf à prouver qu'elle a rompu les relations contractuelles pour un motif légitime ;
Que celui invoqué d'évolution de politique commerciale est trop vague pour constituer un motif légitime ;
Qu'au cours de la procédure, la société Française des Jeux a fait état de la nécessité de modifier les secteurs géographiques des courtiers-mandataires mais qu'il n'est pas établi que cette mesure était justifiée pour le secteur de Christian Brasseur à la date de la résiliation du contrat ni même qu'elle a été appliquée ;
Qu'au surplus, la société Française des Jeux qui a versé spontanément à Christian Brasseur une indemnité de résiliation a implicitement mais nécessairement reconnu qu'elle résiliait le contrat sans motif valable ;
Considérant que le contrat liant les parties est muet sur l'indemnité due au courtier-mandataire en cas de résiliation par la société Française des Jeux sans motif valable ;
Considérant que cette société a fait perdre à Christian Brasseur le bénéfice qu'il pouvait raisonnablement attendre de la poursuite des relations contractuelles jusqu'à son 66ème anniversaire et le prix de cession de son droit de présentation d'un successeur à la date qu'il avait choisi ;
Considérant qu'il résulte d'une attestation de Dominique Masse, expert comptable, qu'au cours des 12 derniers mois de son activité, Christian Brasseur a réalisé un chiffre d'affaires de 1 408 941 F hors taxes et hors rétrocession ;
Considérant que cette attestation produite par Christian Brasseur et non contestée par la société Française des Jeux, présente des garanties suffisantes d'objectivité pour être admise comme exacte ;
Considérant que le chiffre d'affaires susvisé doit être diminué de la somme de 65 962 F représentant la rétrocession contractuelle de commissions pour l'année 1992 qui a été mise à la charge de Christian Brasseur par le jugement déféré non contesté de ce chef ;
Considérant qu'eu égard à l'ensemble de ces éléments, il y a lieu d'allouer à Christian Brasseur en réparation de ses préjudices confondus, la somme de 4 029 000 F majorée des intérêts au taux légal à compter du 22 juillet 1992 date de la demande en justice à titre de dommages et intérêts complémentaires sous déduction de la somme de 1 155 003 F déjà réglée ;
Considérant qu'il échet d'ordonner la capitalisation des intérêts dus au moins pour une année entière au 25 janvier 1994 date de la demande en justice, et ce, conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil ;
Considérant qu'eu égard aux circonstances de la cause, il paraît inéquitable de laisser à la charge de Christian Brasseur ses frais non répétibles exposés en première instance et en appel à concurrence de la somme de 25 000 F.
Par ces motifs : LA COUR, Infirmant le jugement déféré des chefs de condamnations mis à la charge de la société Française des Jeux. Condamne cette société à payer à Christian Brasseur la somme de 4 029 000 F à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter du 22 juillet 1992, sous déduction de la somme de 1 155 003 F déjà versée, et la somme de 25 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC. Ordonne la capitalisation des intérêts dus au moins pour une année entière au 25 janvier 1994. Condamne la société Française des Jeux aux dépens de première instance et d'appel. Et pour ceux d'appel, accorde un droit de recouvrement direct au profit de la SCP Autier, avoués.