CA Versailles, 3e ch., 15 septembre 2000, n° 97-09546
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Bertran
Défendeur :
Faber-Castell AW (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Simonnot
Conseillers :
Mme Prager-Bouyala, M. Coupin
Avoués :
SCP Fievet-Rochette-Lafon, SCP Jullien-Lecharny-Rol
Avocats :
Me Baranes, cabinet DS Paris.
Faits, Procédure et moyens des parties
Monsieur Bertran a été embauché par la société Faber-Castell en qualité de commercial salarié à compter de janvier 1991.
Par suite d'un licenciement pour motif économique en septembre 1993, monsieur Bertran a exercé son activité dans le cadre d'un contrat d'agent commercial conclu avec son ancien employeur en date du 1er juin 1994.
Insatisfaite des résultats constatés sur la zone géographique de 12 puis de 18 départements du grand sud-ouest qui avait été confiée à monsieur Bertran, la société Faber-Castell, s'appuyant sur les dispositions d'un article du contrat, a signifié par lettre du 11 janvier 1996 la rupture du contrat sous un préavis de trois mois, sans indemnité de clientèle.
Par jugement en date du 24 octobre 1997, le tribunal de grande instance de Versailles a débouté monsieur Bertran de sa demande en paiement d'une indemnité de clientèle. Pour statuer ainsi, le tribunal a considéré que la société Faber-Castell n'était pas fondée à se prévaloir de l'article 6 du contrat contraire aux dispositions de la loi d'ordre public du 25 juin 1991 mais a retenu à l'encontre de monsieur Bertran l'existence d'une faute grave dans l'exécution de ses obligations contractuelles justifiant la privation de toute indemnité de clientèle.
Par conclusions récapitulatives signifiées le 28 mars 2000, monsieur Bertran qui est appelant de la décision, rappelle les dispositions de la loi du 25 juin 1991 stipulant qu'en cas de rupture de contrat l'agent commercial a droit, sauf faute grave, rupture de son fait ou cession, à une indemnité compensatrice. Il approuve les premiers juges en ce qu'ils ont considéré non écrit l'article 6 du contrat et demande à la cour de le dire nul et de nul effet.
Il souligne que la société Faber-Castell s'est fondée exclusivement sur la non réalisation de l'objectif de 1995 pour prétendre rompre le contrat sans indemnité. Faisant valoir les 25 clients nouveaux, il conteste les reproches de négligence dans la prospection et de préférence donnée à d'autres mandants. Il explique que la société Faber-Castell, au moment de la rupture, ne s'est fondée que sur l'article 6 du contrat et a tellement peu envisagé de lui imputer une faute grave que le préavis a été exécuté normalement.
Monsieur Bertran soutient que doit lui revenir une indemnité de clientèle de 325.752,35 francs et que l'attitude vexatoire de la société Faber-Castell lui a causé un préjudice.
Il demande en conséquence à la cour de confirmer le jugement en ce qu'il a prononcé la nullité de l'article 6 du contrat, de l'infirmer en ce qu'il a retenu l'existence d'une faute grave, et de condamner la société Faber-Castell à lui payer la somme de 325.752,35 francs avec intérêts au taux légal à compter de la première mise en demeure, la somme de 50.000 francs à titre de dommages et intérêts et celle de 30.000 francs par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Par conclusions récapitulatives signifiées le 8 mars 2000, la société Faber-Castell soutient que l'article 6 du contrat est conforme à la loi de 1991 en ce qu'il prévoit un cas spécifique de faute grave en en donnant une définition contractuelle. Elle souligne que monsieur Bertran n'a jamais contesté la validité de cet article avant le 28 mai 1996.
Elle demande à la cour de reconnaître la validité de cet article et de constater l'existence des conditions contractuelles de résiliation sans indemnité dès lors que le chiffre d'affaires réalisé par monsieur Bertran était inférieur aux objectifs fixés d'un commun accord et que les lettres de mise en garde lui ont été adressées.
Subsidiairement, faisant valoir l'évolution catastrophique du secteur de monsieur Bertran et la déloyauté manifeste de ce dernier malgré les aides et les encouragements, elle demande la confirmation du jugement en ce qu'il a considéré que monsieur Bertran avait commis une faute grave excluant le paiement de toute indemnité.
A titre infiniment subsidiaire la société Faber-Castell soutient que monsieur Bertran n'a pas créé de clientèle mais a au contraire délaissé celle qui lui avait été confiée; qu'il ne peut se prévaloir d'aucun droit à indemnité, même en l'absence de faute grave, ou pour le moins d'une indemnité substantiellement réduite.
La société Faber-Castell demande en conséquence à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré non écrit l'article 6 du contrat, subsidiairement de le confirmer en ce qu'il a jugé que monsieur Bertran avait commis une faute grave, plus subsidiairement de dire que monsieur Bertran n'a droit à aucune indemnité de clientèle ou d'en réduire substantiellement le montant, de confirmer l'indemnité de procédure et de condamner monsieur Bertran à lui payer la somme de 35.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
La procédure a été clôturée par une ordonnance du conseiller de la mise en état en date du 20 avril 2000 et l'affaire a été évoquée à l'audience du 15 juin 2000.
Sur ce, LA COUR
Considérant qu'à la suite d'une relation salariale et d'un licenciement économique, la société Faber-Castell et monsieur Bertran ont conclu un contrat d'agent commercial en date du 1er juin 1994, sur un secteur de 12 départements du sud-ouest et la principauté d'Andorre, prévoyant des objectifs de chiffre d'affaires de 1.400.000 francs pour 1994 et 1.550.000 francs pour 1995 ;
Que ce contrat était conclu pour une durée indéterminée, l'article 6 arrêtant le respect d'un préavis d'un mois la première année, de deux mois la seconde et de trois mois ultérieurement, et stipulant :
"La réalisation des objectifs commerciaux annuels définis à l'article 4 est une des conditions essentielles du maintien des relations contractuelles.
Au cas où il apparaîtrait que le chiffre d'affaires effectivement réalisé serait inférieur à plus de 10% des objectifs fixés conformément à l'article 4, et après deux mises en garde adressées par lettre recommandée avec accusé de réception au vu du suivi des ventes à partir des statistiques fournies à l'agent, le mandant serait en droit de résilier le présent contrat sans indemnité."
Considérant quela loi du 25 juin 1991 régissant le statut des agents commerciaux est un texte d'ordre public ; qu'elle affirme le principe du droit de l'agent à indemnité en fin de contrat et énonce limitativement les causes de perte de ce droit au nombre desquelles est mentionnée la faute grave ; que la société Faber-Castell ne saurait légitimement prétendre que l'article 6 du contrat vise à donner une définition contractuelle de la faute grave, alors même que cette notion n'est pas visée dans ce texte; que la non réalisation d'objectif ne constitue pas nécessairement une faute grave dont l'appréciation ne peut être conventionnellement retirée au juge sans vider de sa substance la loi d'ordre public ;
Qu' il en résulte que le jugement doit être confirmé en ce qu'il a réputé non écrite cette clause privative d'indemnisation ;
Considérant que la société Faber-Castell reproche à monsieur Bertran une évolution catastrophique du secteur qui lui avait été confié en faisant valoir une baisse d'activité de 16,8 % entre 1993 et 1994 et une nouvelle baisse de 26.9 % entre 1994 et 1995 ; qu'il convient toutefois de constater que la société Faber-Castell ne communique pas le montant exact détaillé des chiffres d'affaires enregistrés par monsieur Bertran au cours de chacun de ces deux exercices ; qu'elle verse un grand nombre de bulletins de communication internes à l'entreprise qui ne donnent que des informations parcellaires et incomplètes ;
Que le 13 janvier 1995 un avenant au contrat a porté à 17 le nombre des départements confiés à monsieur Bertran ce qui parait contredire, au moins pour l'année 1994, l'insatisfaction alléguée par la société Faber-Castell sur la qualité des prestations de monsieur Bertran; qu'il résulte du résultat d'intéressement pour le 3ème quadrimestre 1994 établi par la société Faber-Castell que l'objectif de monsieur Bertran était atteint en son "total game" dégageant un bonus d'intéressement de 11.000 francs ; que les reproches allégués pour l'année 1994 ne sont pas démontrés ;
Qu'en ce qui concerne l'année 1995, la société Faber-Castell fait état d'un chiffre d'affaires réalisé par monsieur Bertran de 1.139.000 francs ; que monsieur Bertran ne conteste pas ce chiffre qui matérialise une insuffisance de 26 % sur l'objectif contractuel de 1.550.000 francs ; qu'il a fait état dans sa lettre du 25 janvier 1996 des difficultés économiques ; que les résultats de prises de commandes constatés lors de la visite de monsieur Degioanni, directeur de ventes, et ceux du successeur mis en place sur le secteur, établissent que monsieur Bertran a délaissé la clientèle à partir de 1995 ; que cette baisse d'activité de monsieur Bertran, constatée sur la seule année 1995, si elle pouvait justifier la volonté de la société Faber-Castell de mettre fin au contrat d'agent commercial, ne saurait en aucune manière constituer une faute grave susceptible de faire perdre à l'agent le bénéfice de l'indemnité compensatrice ;
Considérant que la société Faber-Castell qui a provoqué le licenciement pour motif économique de monsieur Bertran en même temps que d'autres personnels commerciaux et qui a accepté la mise en place de contrats d'agents commerciaux avec les personnels dont elle venait de se séparer, abandonnant ainsi volontairement tout lien de subordination mais allégeant sensiblement sa masse salariale, est mal fondée à reprocher à monsieur Bertran l'indépendance de privilégier quantitativement l'exécution d'autres mandats ;
Qu'il en résulte que le jugement entrepris doit être infirmé en ce qu'il a retenu que monsieur Bertran avait commis une faute grave privative de toute indemnité ;
Considérant que l'indemnité à laquelle peut prétendre, par application des dispositions de la loi du 25 juin 1991, l'agent commercial vise à réparer le préjudice résultant pour lui de la perte de la clientèle qui lui appartenait et qui restera, après la résiliation du contrat, attaché à son mandant ; qu'elle doit en conséquence être évaluée en fonction de l'origine de la clientèle, de son importance et de son ancienneté ;
Qu'en l'espèce, monsieur Bertran a commencé à déployer son activité d'agent commercial à partir du 1er juin 1994 en reprenant la clientèle existante de la société Faber-Castell ; que le contrat a pris fin le 11 mars 1996, à l'issue du préavis de deux mois; que monsieur Bertran se prévaut de 25 clients nouveaux dont l'importance et la solvabilité de certains sont critiquées par la société Faber-Castell ; qu'il admet avoir perdu certains clients du secteur ;
Qu'au vu des pièces du dossier, la cour dispose des éléments suffisants pour évaluer à la somme de 150.000 francs l'indemnité de clientèle que la société Faber-Castell devra verser à monsieur Bertran ; que s'agissant d'une indemnité, les intérêts légaux courront à compter du jugement ;
Considérant que monsieur Bertran ne démontre pas le caractère vexatoire du comportement de la société Faber-Castell, ni ne justifie du préjudice qu'il allègue ;
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à monsieur Bertran la charge des frais qu'il a été contraint d'engager en première instance et en cause d'appel; que la société Faber-Castell sera condamnée à lui payer une indemnité de 10.000 francs en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;
Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort ; Déclare recevable l'appel interjeté par monsieur Bertran à l'encontre du jugement rendu le 24 octobre 1997 par le tribunal de grande instance de Versailles ; Confirme le jugement en ce qu'il a déclaré non écrit le dernier paragraphe de la clause numéro 6 du contrat d'agent commercial du 1er juin 1994 ; Et statuant à nouveau, Condamne la société Faber-Castell à payer à monsieur Bertran la somme de 150.000 francs avec intérêts au taux légal à compter du 24 octobre 1997 ; Condamne la société Faber- Castell à payer à monsieur Bertran la somme de 10.000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Condamne la société Faber- Castell aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés directement par la SCP Fievet-Rochette-Lafon, société titulaire d'un office d'avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 nouveau code de procédure civile ; Déboute les parties de toutes leurs prétentions plus amples ou contraires.