CA Rennes, 1re ch. B, 2 avril 1998, n° 9606058
RENNES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Jean Daniel (SA)
Défendeur :
Le Servan's ( SARL), Michel
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Boivin
Conseillers :
Mmes Citray, Nivelle
Avoués :
Mes d'Aboville, de Moncuit St-Hilaire, Leroyer-Barbarat, Gauvain, Demidoff
Avocats :
Mes Rebours-Similowski, Boulanger
Exposé du litige et de la procédure d'appel :
Par acte sous seing privé du 20 mars 1987, la société Jean Daniel, entrepositaire de boissons a conclu avec la SARL Le Servan's, exploitant d'un bar à Vannes, un contrat d'exclusivité d'achat de boissons pour une durée de neuf ans, à compter du 1er mai 1987 expirant le 1er mai 1996.
En contrepartie, la société Jean Daniel accordait, par convention distincte à la société Le Servan's, un prêt de 30 000 F destiné à l'acquisition par Mme Michel du fonds de commerce de café débits de boissons.
La société Le Servan's a interrompu ses relations contractuelles le 1er novembre 1993.
Le 10 novembre 1994, la société Jean Daniel a assigné la société Le Servan's en résolution judiciaire du contrat et condamnation de la société Le Servan's au paiement de dommages-intérêts.
Par jugement du 5 juillet 1996, le Tribunal de commerce de Vannes, a :
- constaté la nullité d'ordre public du contrat du 20 mars 1987,
- par voie de conséquence, constaté la nullité du contrat de prêt conclu entre les parties et débouté la société Jean Daniel de toutes ses demandes,
- décerné acte à la société Le Servan's de ce qu'elle se réserve de demander réparation du préjudice subi,
- rejeté la demande de dommages-intérêts de la société Le Servan's pour procédure abusive,
- condamné la société Jean Daniel au paiement de la somme de 5 000 F au titre des frais irrépétibles.
La société Jean Daniel, qui a interjeté appel, sollicite la réformation du jugement, le prononcé de la résolution judiciaire du contrat d'exclusivité du 20 mars 1987 et par voie de conséquence du contrat de prêt, la condamnation de la société Le Servan's au paiement de la somme de 351 681 F à titre de dommages-intérêts, de la somme de 16 750 F outre les intérêts conventionnels de 12 % à compter du 31 décembre 1993.
Au soutien de son appel elle invoque :
- la non application du règlement CEE numéro 1984-83 prévoyant des dispositions particulières relatives aux accords de fournitures de bière qui ne contient que les accords conclus entre fournisseur et revendeur dans le but de la revente dans un débit de boissons, tiers au contrat, alors que le contrat litigieux a été conclu directement entre un entrepositaire et un débit de boissons, contrat d'approvisionnement purement national.
- que le contrat du 20 mars 1987 ne portait que sur les boissons bières, n'a été appliqué que pour les boissons bières ; qu'il peut ainsi excéder 5 ans sans dépasser 10 ans.
- l'irrecevabilité de l'action en nullité au regard du droit civil puisque le contrat a été spontanément appliqué pendant plus de 6 ans par la société Le Servan's qui en a implicitement reconnu sa validité.
- que le prix est déterminable par référence au tarif de l'entrepositaire, l'accord sur le prix étant réalisé au moment de la livraison de chaque produit à supposer qu'il ne l'ait pas été au moment de la commande, le client ayant la possibilité de dénoncer le mode de facturation à titre subsidiaire.
- la jurisprudence de la Cour de cassation du 1er décembre 1995 qui n'admet que l'action en résolution judiciaire.
- l'absence de caractère léonin du contrat, la cause de l'exclusivité étant le contrat de prêt qui a servi à l'acquisition du fonds de commerce.
- le non respect des dispositions contractuelles qui doivent être sanctionnées par la résolution judiciaire.
- le caractère licite du contrat de prêt, causé par le contrat d'approvisionnement exclusif.
A titre subsidiaire en cas de nullité du contrat d'approvisionnement elle sollicite le remboursement de la somme de 30 000 F, montant du prêt, outre les intérêts légaux à compter du 20 mars 1987, outre 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Le Servan's conclut à la confirmation du jugement, au décerné acte de ce qu'elle se réserve de demander réparation du préjudice subi, répétition de l'indu et remboursement de frais et débours, outre 20 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et 12 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Elle fait valoir :
- les dispositions de l'article 85-1 du traité de Rome qui interdisent tous accords entre entreprises susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet d'empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence et se prévaut de la jurisprudence de l'arrêt Grundig.
- le règlement CEE n° 1984-83 prévoyant pour la fourniture de bières une durée maximale de 5 ans lorsque l'obligation d'achat exclusif concerne non seulement les bières mais toutes autres boissons.
- l'aveu judiciaire de la société Jean Daniel qui a reconnu devant le juge des référés l'obligation pour la société Le Servan's d'acheter la totalité de ses marchandises à la société Daniel et ce conformément à la clause d'exclusivité précaire contractuellement.
- la nullité d'ordre public du 20 mars 1987 faute d'avoir été conclu pour une durée inférieure à 5 ans.
- que la prescription de 5 ans ne peut être opposée qu'aux demandes en nullité ou en rescision d'actes entachés d'un vice ou d'une nullité que seul un consentement exprès ou tacite peut couvrir ; que la nullité du traité de Rome étant d'ordre public il ne peut y être acquiescé, qu'une vente nulle pour défaut de prix faute de référence et d'objectif de fixation des prix n'est susceptible ni de confirmation, ni de ratification.
- le caractère léonin du contrat en son article 4 qui prévoit une indemnité forfaitaire de 30 % du chiffre d'affaires à réaliser.
- le caractère indissociable du contrat d'approvisionnement exclusif et du contrat de prêt, cause essentielle et déterminante de l'engagement.
Discussion :
Sur l'application du traité de Rome article 85-1 et 3 :
Attendu que l'article 85-1 du traité de Rome dispose que sont " incompatibles avec le marché commun et interdit tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprise, et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membre et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun... toutefois les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables à toute pratique concertée ou catégorie des pratiques concertées qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir les propres techniques ou économiques, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte ",
Attendu que le contrat souscrit le 20 mars 1987 n'est pas susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres dans la mesure où il est conclu entre entreprises d'un même Etat membre et ne concerne que la revente des produits à l'intérieur de cet Etat membre; que la société Servan's n'établit pas qu'il ferait partie d'un réseau de contrat qui affecterait le jeu normal de la concurrence en interdisant tout accès aux concurrents étrangers, s'agissant d'un accord d'importance mineure n'affectant pas de façon significative la concurrence dans le marché commun il n'est pas susceptible d'annulation de ce chef ;
Sur l'application du règlement CEE n° 1984-83 concernant l'application de l'article 85 paragraphe 3 du traité de Rome :
Attendu que ce règlement prévoit des dispositions particulières en matière de fournitures de bières en son article 6, ainsi " ne sont pas incompatibles avec le marché commun, et par suite ne sont pas interdits les accords auxquels ne participent que deux entreprises et dans lesquels, l'une, le revendeur s'engage vis-à-vis de l'autre, le fournisseur, en contrepartie de l'action d'avantages économiques ou financiers, à n'acheter qu'à celui ... dans le but de la revente dans un débit de boissons désigné dans l'accord, certaines bières et boissons spécifiées à l'accord ;
Que l'article 8 du même règlement stipule que l'article 6 n'est pas applicable lorsque " l'accord est conclu pour une durée indéterminée ou pour une durée excédant 5 ans dans la mesure où l'obligation d'achat concerne certaines bières et certaines autres boissons où l'obligation d'achat exclusif ne concerne que certaines bières " ;
Attendu que le contrat du 20 mars 1987 qui comporte une obligation d'achat exclusif de boissons, commercialisées par la société Jean Daniel, selon liste jointe au contrat c'est à dire outre les bières, alcools, jus de fruits, eaux minérales ce qui est corroboré tant par le contenu du contrat de cession du fonds de commerce que par les termes de l'assignation en référé de la société Jean Daniel, a été conclu pour une durée de 9 ans ; que le contrat dont la durée excède 5 ans, durée qui ne peut être dépassée même avec accord des parties selon les spécifications expresses des contrats types prévus en cette matière, contrevient donc aux dispositions de la réglementation européenne ; que s'agissant d'une nullité d'ordre public, il ne peut y être acquiescé c'est à bon droit que le Tribunal de commerce de Vannes a prononcé la nullité du contrat du 20 mars 1987, et du contrat de prêt qui lui était attaché ;
Attendu qu'en conséquence, la demande de résolution judiciaire du contrat est sans objet et il y a lieu de débouter la société Jean Daniel de sa demande de dommages-intérêts ;
Attendu que la société Le Servan's ne démontre pas le préjudice qu'elle aurait subi en raison de l'appel interjeté par la société Jean Daniel ; elle sera déboutée de sa demande, que toutefois il serait inéquitable de laisser à sa charge les frais irrépétibles engagés en cause d'appel qui seront indemnisés par la somme de 5 000 F ;
Par ces motifs : Reçoit la société Jean Daniel en son appel ; Au fond, L'en déboute, Confirme le jugement du 5 juillet 1996 en toutes ses dispositions ; Y additant, Condamne la société Jean Daniel à verser à la société Le Servan's la somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; La condamne aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.