CA Paris, 4e ch. A, 11 octobre 2000, n° 1998-16126
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Société Little Rock (SARL)
Défendeur :
Levi Strauss Continental (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marais
Conseillers :
M. Lachacinski, Mme Magueur
Avoués :
SCP Annie-Baskal, SCP Fanet-Serra
Avocats :
Mes Dublanche, Meunier.
La société Little Rock exploite deux points de vente situés dans le centre ville de Toulouse, l'un, 30 rue Saint Rome, l'autre, 37 rue des Changes. Elle y a commercialisé, pendant plus de 16 ans, les produits de la marque Levi's fournis par la société Levi Strauss Continental.
Par lettre circulaire du 26 mai 1994, la société Levi Strauss Continental a informé l'ensemble de ses distributeurs de son intention de mettre en place un réseau de distribution sélective au travers d'un réseau de vente au détail spécialisée en Europe, lequel serait fondé sur quatre critères concernant l'assortiment, la présentation des produits, le service clientèle et l'emplacement du point de vente et " consommateurs cible ".
Par courrier du 2 décembre 1994, la société Levi Strauss Continental a adressé à la société Little Rock un courrier, que celle-ci a contresigné, indiquant que les mesures d'amélioration, rappelées en annexe, devraient être mises en place avant le 31 mai 1995, à défaut de quoi elle cesserait de lui fournir les produits de la marque Levi's à compter du 31 décembre 1995.
Après visite de ses sites par les responsables de la société Levi Strauss Continental, la société Little Rock s'est engagée, le 11 mai 1995, à apporter les modifications décrites en 6 points.
Par deux lettres du 12 juillet 1995, adressées, l'une, rue Saint Rome, l'autre, rue des Changes, la société Levi Strauss Continental a signifié à la société Little Rock que ses deux points de vente ne répondaient pas aux critères objectifs qualitatifs du système de distribution sélective Levi's et qu'elle ne pouvait la reconnaître comme distributeur agréé Levi's Jeans dans le cadre du nouveau système de distribution pour la vente spécialisée au détail. Elle lui confirmait qu'en conséquence elle cesserait de la fournir en produits à compter du 31 décembre 1995. Elle précisait également, pour le site du 37 rue des changes, que cette lettre annulait et remplaçait un précédent courrier du 15 juin 1995 par lequel elle lui avait indiqué, par erreur, que ce site répondait aux critères du réseau de distribution sélective et était admis à participer au nouveau système de distribution.
Estimant que ce refus d'agrément et de vente était abusif, la société Little Rock a, par acte du 31 mai 1996, saisi le tribunal de commerce de Créteil qui, par jugement du 30 avril 1998, a :
- reconnu le caractère licite du réseau de distribution mis en place par la société Levi Strauss Continental,
- constaté le caractère brutal et injustifié du refus d'agrément et de vente opposé par la société Levi Strauss Continental à la société Little Rock,
- déclaré les demandes de cette dernière en partie fondées et, y faisant partiellement droit, en conséquence, condamné la société Levi Strauss Continental à payer à la société Little Rock la somme de 275 000 F à titre de dommages-intérêts,
- rejeté toute autre demande y compris au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
LA COUR,
Vu l'appel interjeté de cette décision, le 8 juillet 1998, par la société Little Rock ;
Vu les conclusions du 29 août 2000 aux termes desquelles, poursuivant l'infirmation de la décision entreprise, la société Little Rock demande à la Cour :
- à titre principal, de dire et juger que le réseau de distribution sélective de la société Levi Strauss Continental n'est pas licite et que le refus d'agrément et de vente que lui oppose cette société est abusif,
- à titre subsidiaire, de constater qu'elle satisfait aux critères de sélection constituant le réseau de distribution sélective,
- en tout état de cause :
d'enjoindre à la société Levi Strauss Continental d'agréer les deux points de vente de la société Little Rock sous astreinte de 10 000 F par jour de retard,
d'ordonner à la société Levi Strauss Continental de procéder à toute livraison utile à son égard sous astreinte de la somme de 10 000 F par jour de retard,
de condamner la société Levi Strauss Continental à lui payer :
la somme de 2 000 000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice qui lui a été causé par le caractère brutal et abusif du retrait d'agrément,
la somme de 750 000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice indirect qu'elle subit en raison de la baisse de vente sur les produits annexes,
la somme de 60 300 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
Faisant valoir, à l'appui de son recours :
- sur la licéité du réseau ;
que le réseau de distribution sélective mise en œuvre par la société Levi Strauss Continental, qui occupe, selon elle, sur le marché une position dominante, est contraire aux dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
que la société Levi Strauss Continental ne peut valablement invoquer les conditions d'exonération prévues par l'article 10 de ladite ordonnance, à défaut de démontrer l'adéquation de ce mode de distribution à la nature du produit, la réalisation d'un progrès économique et d'une répartition plus juste des profits avec les consommateurs,
- sur les critères de sélection :
que les critères adoptés par la société Levi Strauss Continental, par leur manque de clarté et de précision, ne constituent pas des critères objectifs de sélection,
que ces critères lui ont été, par ailleurs, appliqués de façon discriminatoire, ses deux sites répondant, selon elle, aux exigences requises ;
Vu les conclusions en date du 21 janvier 1999 aux termes desquelles la société Levi Strauss Continental, réfute point par point les prétentions de la société Little Rock et demande à la Cour :
- de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a reconnu le caractère licite du réseau de distribution sélective qu'elle a mis en place ainsi que la validité des critères de sélection,
- de le réformer, pour le surplus, et de débouter la société Little Rock de ses prétentions, le refus opposé à la société Little Rock procédant de l'application objective de ses critères de sélection et le préjudice invoqué par cette société étant inexistant,
- d'ordonner en conséquence le restitution de la somme de 275 000 F qu'elle a versé à la société Little Rock en vertu de l'exécution provisoire assortissant la décision de première instance,
- de lui allouer la somme de 50 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Sur quoi,
Sur la licéité du réseau de distribution sélective de la société Levi Strauss Continental :
Considérant que la société Little Rock reproche à la société Levi Strauss Continental d'avoir eu, à son égard, un comportement anticoncurrentiel relevant des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sur les ententes prohibées et l'abus de position dominante ; qu'elle dénonce, à cet effet, l'illicéité du réseau de distribution sélective mise en place par la société Levi's, tant en raison du manque d'objectivité des critères de sélection adoptés que de l'application discriminatoire qui en est faite ;
Sur le marché pertinent :
Considérant que les parties ne contestent pas que le marché sur lequel s'inscrivent les pratiques dénoncées doit être défini comme celui de la vente des Jeans auxquels aucun autre produit ne peut être substitué en raison de sa spécificité et qui constitue le lieu de rencontre de l'offre et de la demande ;
Sur l'abus de position dominante :
Considérant que les informations, non contestées, de la Secodip révèlent que les parts de marchés de la société Levi's sont passées de 6,7 % en 1986 à 12,1 % en 1996 ; que si cette position, en constante augmentation, correspond à 42 % de l'activité déployée par les onze premières entreprises et se trouve renforcée par la notoriété de la marque, il convient de relever que le secteur considéré est soumis à une forte concurrence, comme en attestent le nombre des opérateurs et l'arrivée sur le marché de nouveaux intervenants ; que rien ne permet d'affirmer, en raison de cette forte concurrence et de la présence sur le marché de nombreuses marques, que les parts de marché détenues par la société Levi's (au demeurant limitées) et la notoriété de ses produits seraient tels qu'elles rendraient indispensable à tout revendeur qui dispose d'un rayon spécialisé de référencer sa marque et que l'absence desdits produits dans les rayons de certains distributeurs causeraient à ceux-ci un préjudice ; qu'il ne résulte d'aucun élément du dossier que la société Levi Strauss Continental occuperait sur le marché une position dominante, au sens de l'article 8 de l'ordonnance de 1986, position dont elle chercherait à abuser ;
Sur le réseau de distribution sélective et le grief d'entente prohibée
Considérant que pour être licite un système de distribution sélective doit constituer une exigence légitime eu égard à la nature du produit à distribuer, notamment pour en préserver la qualité et en assurer le bon usage, s'opérer en fonction de critères objectifs à caractère qualitatif, fixés de manière uniforme à l'égard de tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire, viser à atteindre un résultat de nature à améliorer la concurrence et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire ;
Sur les critères de sélection
Considérant qu'il n'est pas contesté que la politique commerciale développée par certains distributeurs au travers, notamment, de la publicité, est susceptible de conférer au produit concerné une image " haut de gamme " ; que cette image et la qualité qu'elle permet de préserver, dans l'intérêt même du consommateur, est de nature à justifier le recours à une distribution sélective, comme l'a reconnu le Conseil de la concurrence dans un avis du 20 octobre 1983 aux termes de constatations qu'aucun élément du dossier ne vient contredire ; que la forte concurrence précédemment relevée, et qui persiste, ne peut que se trouver stimulée par la mise sur le marché de produits de marques " haut de gamme " dès lors qu'un large choix peut être offert et que la marge de manœuvre permet à la concurrence de s'exercer au sein d'une même marque ;
Que le recours à un réseau de distribution sélective en raison de la nature même du produit et du profit qui peut en résulter pour le consommateur, apparaît en soi justifié ;
Considérant que si les critères de sélection retenus par la société Levi Strauss Continental, dans sa lettre circulaire du 26 mai 1994 annonçant la création de son réseau, sont encore exposés en termes généraux, notamment pour l'emplacement des points de vente et de la " cible consommateurs ", les précisions qui ont été apportées dans la lettre de décembre 1994, invitant les distributeurs à se mettre en conformité avant le 31 mars 1995, apparaissent suffisantes en raison de la nature même du produit ; que la portée de ces critères ne peuvent échapper à l'entendement des professionnels avisés que sont les distributeurs ; que l'assortiment minimum, résultant chez Levi's d'une gamme élargie de produits, la présentation de ceux-ci à proximité d'autres marques dont la présence est exigée, le service clientèle et l'emplacement du point de vente y sont suffisamment décrits pour permettre une application objective ; qu'inclus aux conditions générales de vente, ils constituent bien des critères objectifs à caractère qualitatif fixés de manière uniforme à l'égard de tous les revendeurs potentiels ;
Considérant qu'il convient de relever, en l'espèce, que la société Little Rock ne s'est pas méprise sur la portée de ces critères puisqu'elle n'a manifesté, à réception de la lettre du 2 décembre 1994 qu'elle a contresignée en toute connaissance de cause, une quelconque incompréhension, ne formulant ni protestation ni demande de précision ; qu'elle a réitéré ses engagements, le 11 mai 1995, après la visite du responsable de la société Levi's ;
Considérant par ailleurs que ces critères tels que précédemment évoqués n'excèdent pas ce qui est nécessaire puisqu'ils n'imposent pas d'obligations excessives qui ne trouveraient leur compensation dans le profit que peut retirer le distributeur de la valorisation de la marque et de sa promotion en réseau de distribution sélective ; que l'agrément de plus de 88 % des 2 000 distributeurs de la marque au moment de la création du réseau en est à lui-même une illustration ;
Que la libre concurrence se trouve préservée par la présence d'autres marques ainsi que par la faculté pour le distributeur de fixer librement les prix ; que l'étude à laquelle il a été procédé, en juillet 1996, démontre que ces prix peuvent varier, pour certaines produits " phare " de 299 F à 549 F, attestant de la réalité de cette liberté ;
Que le tribunal a justement retenu que l'objet des critères était d'assurer un meilleur service aux consommateurs par une présentation, dans de bonnes conditions, d'un assortiment - élargi et de qualité - de produits, par un personnel qualifié ; qu'il a, à juste titre, souligné que le respect de ces dispositions ne pouvait avoir pour objectif qu'une amélioration des ventes profitable à la société Levi's comme à ses distributeurs ;
Sur l'application des critères de sélection à la société Little Rock
Considérant que la société Little Rock soutient qu'il lui aurait été fait une application discriminatoire de ces critères et que le refus d'agrément qui lui a été opposé est abusif et doit être sanctionné ; qu'elle précise avoir effectué les améliorations qui s'imposent et que d'autres distributeurs ont été postérieurement agréés sans remplir les conditions requises ;
Mais considérant que la société Little Rock ne peut méconnaître la confusion qu'elle a entretenue entre ses deux sites d'exploitation qui ne constituent nullement deux entités juridiques distinctes ; que le courrier adressé rue Saint Rome, lieu de son siège social, ne concerne pas exclusivement le magasin situé à cette adresse mais peut valablement concerner celui de la rue des Changes ;
Qu'elle ne justifie pas, par la production d'une facture de la menuiserie occitane du 8 août 1994, adressée à la SARL Little Rock 30 rue Saint Rome, que les travaux, relativement modestes, ont concerné le local situé dans cette rue, dont elle reconnaissait encore, aux termes d'une lettre datée du 15 mars 1995, qu'il ne répondait pas aux critères requis quant à la présentation des produits ;
Qu'il est constant, ainsi que le révèle la photographie produite en photocopie, que ce local, même situé dans un immeuble fixe, présente les caractères d'un étal ouvert à tout vent, qui ne répond pas aux prescriptions requises quant à la bonne présentation des produits ;
Considérant que la société Little Rock ne peut méconnaître que les engagements qu'elle a souscrits à l'égard de la société Levi Strauss Continental après la visite du responsable de cette société, concernent bien le site de la rue des Changes ;
Qu'elle ne justifie nullement avoir respecté lesdits engagements et ne peut dès lors valablement prétendre avoir rempli les obligations qu'elle a, en toute connaissance de cause, souscrites pour accéder au réseau ;
Que la fiche de notation versée aux débats par la société Levi's qui concerne le point de vente de la rue des Changes et a été établie après qu'une visite ait été effectuée, le 12 juillet 1995, si elle n'est pas particulièrement explicite, n'en révèle pas moins qu'à cette date ni les quantités que la société Little Rock s'était engagée formellement à acquérir, ni la présentation des produis n'étaient respectées ;
Que les photographies de ce site, non précisément datées, ne sont pas de nature à établir que les conditions requises étaient remplies au moment du refus qui a été opposé ;
Que celles qui représentent les vitrines extérieures de plusieurs magasins ayant reçu leur agrément en 1997 ne sont pas davantage pertinentes pour établir la réalité d'une quelconque discrimination, dès lors qu'aucune d'entre elles ne se présente sous forme d'un étal, excluant toute comparaison avec le site de la rue Saint Rome, et qu'il n'est nullement exclu que les produits en cause soit présentés groupés au sein du magasin en quantité suffisante ;
Qu'aucun des éléments du dossier ne permet donc d'affirmer que les critères de la société Levi Strauss Continental n'auraient pas été appliqués de façon objective à la société Little Rock ;
Sur la faute commise par la société Levi Strauss Continental
Considérant que si les pratiques d'entente prohibée et d'abus de position dominante ne peuvent être reprochées à la société Levi Strauss Continental, force est de constater que le changement opéré, quand bien même il trouverait sa justification dans le fait que la société Little Rock ne remplissait pas l'intégralité des critères requis pour intégrer son réseau, apparaît fautif et ne procède pas d'un comportement loyal ;
Que l'agrément qu'elle a adressé en juin 1995 à la société Little Rock pour son site de la rue des Changes et la légèreté avec laquelle la société Levi's lui a, sans motif, opposé un refus, revenant brutalement sur sa première décision, suffisent à caractériser une faute ;
Que la société Levi Strauss Continental ne saurait valablement, pour s'exonérer de sa responsabilité, invoquer les difficultés qu'elle a pu rencontrer en raison du nombre de demandes ;
Qu'il en a nécessairement résulté, pour la société Little Rock, un trouble commercial d'où s'infère un préjudice que les premiers juges ont exactement réparé en allouant à cette société la somme de 275 000 F, correspondant à la marge moyenne annuelle réalisée antérieurement à la création du réseau ;
Qu'il convient au surplus d'observer que la société Little Rock ne peut invoquer la brusque rupture des relations contractuelles alors que la mise en place du réseau de distribution sélective n'a pas été effectuée dans la précipitation et que la société Little Rock a disposé du temps amplement nécessaire, nonobstant la durée antérieure de ses relations avec la société Levi Strauss, dont il n'est pas démontré ni même allégué qu'elles auraient été exclusives, pour prendre des dispositions qui s'imposaient en raison de son exclusion du réseau, lesdites relations dénoncées au mois de juin 1995 en raison du non-respect des critères objectifs du réseau et des engagements souscrits, ne prenant fin qu'au début de l'année suivante ;
Que la décision entreprise doit, dans ces conditions, être confirmée en toutes ses dispositions ;
Qu'eu égard à ce qui précède, les autres demandes formulées par la société Little Rock ne sont pas fondées ;
Considérant que la société Little Rock, qui succombe en ses prétentions, ne peut valablement prétendre au bénéfice de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; qu'eu égard aux circonstances telles que ci-dessus décrites, l'équité commande de ne pas faire droit à la demande formulée à ce titre par la société Levi Strauss Continental ;
Par ces motifs, Confirme la décision entreprise en toutes ses dispositions, Rejette toute autre demande des parties, y compris au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société Little Rock aux dépens et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.