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Décisions

CA Paris, 5e ch. C, 24 novembre 2000, n° 1999-05121

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Kerbor (EURL)

Défendeur :

Levi Strauss Continental (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Desgrange

Conseillers :

MM. Bouche, Savatier

Avoués :

SCP Duboscq-Pellerin, SCP Fanet

Avocats :

Mes Hallouet, Meunier

T. com. Evry, 28 janv. 1999

28 janvier 1999

Prétendant remplir les conditions nécessaires pour être membre du réseau de distribution sélective mis en place par la société Levi Strauss Continental à compter du 1er décembre 1995, l'EURL Kerbor, qui exploite deux magasins à l'enseigne " centre distributeur E. Leclerc ", a, le 17 octobre 1995, mis en demeure cette société d'honorer ses commandes de jeans de la marque Levi's. Cette dernière a refusé.

Le 2 août 1996, la société Kerbor, se fondant sur les dispositions de l'article 36-2 de la loi du 1er juillet 1986, dans sa rédaction antérieure à la loi du 1er juillet 1996, a assigné la société Levi Strauss Continental en réparation du préjudice que lui aurait causé le refus de vente qu'elle lui reproche.

Par jugement du 28 janvier 1999, le tribunal de commerce d'Evry, retenant le droit pour la société Levi Strauss de ne pas agréer les deux magasins de la société Kerbor, l'a déboutée de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société Levi Strauss la somme de 40 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Le jugement a, aussi, débouté la société Levi Strauss de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive.

A l'appui de son appel, la société Kerbor demande, dans ses dernières écritures datées du 1er juin 1999, auxquelles il est renvoyé, qu'il soit jugé que la société Levi Strauss a commis une faute engageant sa responsabilité pour s'être rendue coupable d'un refus de vente injustifié, et qu'en conséquence, elle soit condamnée à l'indemniser du préjudice quelle a subi dont elle demande qu'il soit fixé à la somme de 13 711 897,90 F. Elle sollicite aussi la somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Dans ses écritures datées du 1er octobre 1999, auxquelles il est renvoyé, la société Levi Strauss conclut à la confirmation du jugement et demande, en outre, que la société Kerbor soit condamnée à lui payer la somme de 200 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive, ainsi que celle de 40 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR :

Sur la loi applicable :

Considérant que si l'article 36-2 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, qui prévoyait que tout producteur, commerçant, industriel ou artisan qui refuse de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits engage sa responsabilité civile, a été abrogé par la loi du 1er juillet 1996, les faits imputés en la cause à la société Levi Strauss, générateurs du préjudice dont la réparation est poursuivie, sont antérieurs à l'entrée en vigueur de ce dernier texte, de sorte que la responsabilité de la société Levi Strauss dans le dommage causé doit être appréciée au regard de la loi alors applicable ;

Sur la matérialité des faits ;

Considérant que la société Levi Strauss ne conteste pas avoir refusé de livrer la société Kerbor en jeans de la marque Levi's qu'elle distribue, mais prétend que son refus était licite puisque justifié par la mise en place d'un réseau de distribution sélective et que les magasins de la société Kerbor ne remplissaient pas les conditions pour être agréés dans ce réseau ;

Sur la licéité du réseau de distribution sélective :

Considérant que sur le marché considéré de la vente du jeans, la société Levi Strauss a mis en place un réseau de distribution sélective de ses produits, ce dont elle a informé, dès le 26 mai 1994, ses distributeurs, parmi lesquels la société Kerbor, afin d'améliorer les conditions de commercialisation des jeans de la marque Levi's dont le caractère mondial, la notoriété et l'image haut de gamme sont reconnus par l'appelante ;

Sur la position dominante de la société Levi Strauss :

Considérant que la société Kerbor reconnaît qu'à l'époque des faits, la société Levi Strauss détenait en volume 11,5 % du marché, et affirme qu'en valeur ses ventes dépassaient 20 % ; que cependant, si cette position était en augmentation, il convient de relever que le secteur considéré est soumis à une forte concurrence, comme en attestent le nombre d'opérateurs et l'arrivée sur le marché de nouveaux intervenants, notamment dans le haut de gamme et les jeans de marque, ce qui ressort tant du tableau de la Secodip, que des articles de journaux produits ; que la seule déclaration à la presse du directeur commercial d'un producteur concurrent, dont fait état la société Kerbor, ne permet pas de retenir que les parts de marché de la marque Levi's et sa notoriété seraient telles qu'il serait indispensable à tout revendeur disposant d'un rayon spécialisé de présenter à la vente les produits de cette marque et que leur absence lui causerait un préjudice ;

Considérant, qu'il ne ressort donc pas des pièces versées aux débats que, en 1995, la société Levi Strauss occupait sur le marché une position dominante ; qu'en l'absence d'éléments suffisants pour laisser penser le contraire, il n'y a lieu d'ordonner une mesure d'expertise afin de rechercher s'il en était autrement comme le demande la société Kerbor ;

Considérant dès lors, qu'il y a lieu d'observer que perdurent les conditions dans lesquelles la Commission de la concurrence a, dans sa décision du 20 octobre 1983, retenu que l'organisation d'une distribution sélective par des marques représentatives du haut de gamme " ne saurait compromettre gravement le jeu d'une concurrence effective " dans la distribution des jeans ;

Sur la justification du réseau :

Considérant que la société Kerbor ne peut sans se contredire soutenir, d'une part, que la notoriété de la marque Levi's " est devenue telle qu'il est en pratique indispensable à tout revendeur de référencer cette marque ", et d'autre part, que les produits de cette marque " ne présentent pas, soit au regard de leur qualité intrinsèque ou de leur notoriété, un caractère luxueux ou un prestige comparable aux yeux de la clientèle tels que ceux des produits de luxe fabriqués par certaines " maisons " dont le renom est bien plus grand ", pour lesquels elle admet la licéité de la distribution sélective de ces jeans;

Considérant qu'il apparaît légitime pour la société Levi Strauss, au regard de la nature de ses produits, qui, non seulement ont une forte image de marque, mais aussi constituent une large gamme, de préserver les conditions de leur présentation en recourant à un réseau de distribution sélective, ce qui ne peut que profiter au consommateur par l'amélioration du service qui lui est offert, notamment en lui assurant la présentation, par un personnel qualifié, d'un assortiment de produits, élargi et de qualité;

Considérant enfin que la société Levi Strauss justifie de ce que, en 1996, non seulement il existait une concurrence très vive entre les distributeurs de jeans et entre les marques, mais aussi, une très importante disparité des prix de vente au public pour les mêmes produits Levi's, ce qui ressort des résultats d'une enquête de la société Ipsos-Interviews qu'elle produit ; qu'ainsi, contrairement à ce que la société Kerbor soutient en posant implicitement comme postulat qu'elle était seule à même de proposer les prix de vente aux consommateurs les plus bas, ce qu'elle n'établit pas, il apparaît que le réseau créé n'était pas de nature à affecter la concurrence ;

Sur les critères de sélection :

Considérant que, dans sa lettre du 26 mai 1994, la société Levi Strauss a exposé en termes généraux les critères de sélection qu'elle allait appliquer ; qu'en juin de la même année elle a communiqué à la société Kerbor le détail des " critères minimum " et des critères complémentaires à remplir ; que ceux-ci constituent des critères objectifs à caractère qualitatif fixés de manière uniforme à l'égard de tous les revendeurs potentiels ; qu'au nombre des premiers il est indiqué que " le point de vente se trouve dans un bâtiment fixe et vend les produits Levi's dans un département textile séparé ou dans un espace spécifique à l'intérieur du Point de Vente (par exemple nos Corners Levi's) ", et que " La présentation des jeans est de grande qualité et n'est accompagnée que d'autres vêtements de haute qualité. Aucun autre produit dont la proximité porte atteinte à l'image de marque Levi's ne doit être présent " ;

Considérant que la société Kerbor ayant écrit le 23 janvier 1995 pour demander des précisions, la société Levi Strauss lui a rappelé, par lettre du 7 mars 1995, que ses critères imposent " la disposition d'un emplacement séparé ou distinct " et lui a indiqué qu'à la suite de ses visites, il convenait que " cet espace séparé et distinct, qui disposerait par exemple d'une caisse particulière, distribuant les produits Levi's parmi d'autres jeans de haute qualité soit établi hors des divers rayons existants dans vos centres " ; qu'elle a, enfin, déclaré se tenir à sa disposition pour discuter des modalités pratiques de mise en conformité des magasins ;

Considérant que la société Kerbor prétend que ces critères n'ont pas un caractère strictement nécessaire, en ce qu'il est abusif d'imposer que les produits de marque Levi's soient vendus " au sein d'un rayon exclusivement consacré aux jeans se trouvant dans un espace séparé, disposant d'une caisse particulière et établi hors des divers rayons existants ", ce qui revient, selon elle, à imposer la création d'une véritable boutique de " jeannerie " au sein du magasin, ce qui tiendrait à annihiler le concept même de la grande distribution ;

Considérant cependant, que la société Levi Strauss n'a pas exigé que l'espace consacré à la vente des jeans de haute qualité soit doté d'une caisse particulière, mais a seulement évoqué la présence de celle-ci à titre d'exemple d'aménagement d'un tel espace ; qu'ainsi, comme elle le proposait, d'autres modalités d'aménagement pouvaient être recherchées, de sorte que la société Kerbor n'est pas fondée à lui reprocher d'avoir manifestement aggravé les critères définis en juin 1994 ; que la société Kerbor ne justifie pas avoir poursuivi la discussion avec la société Levi Strauss pour tenter de trouver une organisation de l'espace de nature à répondre aux critères définis par celle-ci ;

Que, pourtant, la société Kerbor reconnaît que la nature des produits en cause peut exiger de les vendre exclusivement au sein d'un rayon textile avec d'autres jeans de marque ; qu'à cet égard il y a lieu d'observer que certains hypermarchés ont créé pour la vente d'autres produits (parapharmacie, dermocosmétique, bijoux, pâtisserie, disques et Hi-Fi) des espaces séparés ou distincts, parfois dotés de caisses particulières, ce qui n'apparaît pas s'être opposé au concept présidant à l'organisation de cette forme de distribution ;

Considérant que les critères définis par la société Levi Strauss n'excèdent donc pas ce qui est nécessaire, puisqu'ils n'imposent pas d'obligations excessives qui interdiraient à une forme de distribution d'y satisfaire ou qui ne trouveraient pas leur compensation dans la valorisation du distributeur du fait de son accession à un réseau de distribution sélective ; qu'à cet égard, il faut remarquer que la société Kerbor reconnaît que la disparition de la marque Levi's de ses linéaires a atteint son image de marque ;

Considérant qu'il apparaît donc que, contrairement à ce que soutient la société Kerbor, les critères retenus n'avaient aucun caractère discriminatoire à l'encontre de la grande distribution en général, pas plus qu'à son encontre ;

Considérant que la société Kerbor ne peut sérieusement soutenir que la société Levi Strauss ne lui a pas fait connaître les raisons de son refus de l'agréér alors que les lettres échangées, notamment celle du 7 mars 1995 sont précises ;

Considérant que le procès-verbal d'huissier de justice dressé le 4 août 1995, dans un seul des deux magasins, n'apporte pas la preuve de ce que celui-ci satisfaisait à l'ensemble des critères de sélection et particulièrement à ceux relatifs à l'organisation de l'espace de vente ; qu'au contraire, les photographies qui lui sont annexées démontrent le caractère banal de la présentation des jeans sur des linéaires ; qu'aucun plan ne permet de situer le rayon consacré aux jeans dans le magasin ; que la société Kerbor ne peut donc soutenir, en se prévalant de cette pièce, qu'elle remplissait les conditions d'agrément ;

Considérant que la société Kerbor ne justifie pas de ce que la société Levi Strauss avait l'intention de l'exclure de son réseau de distribution ;

Considérant qu'il y a donc lieu de la débouter de toutes ses demandes ;

Considérant que la société Levi Strauss rapporte la preuve que la société Kerbor n'a pas craint d'agir en réparation du préjudice que lui aurait causé sa décision de ne pas l'agréer et donc de ne plus lui fournir ses produits, alors quelle a continué à vendre ceux-ci comme l'atteste un procès-verbal d'huissier de justice du 18 septembre 1997 ; que cette attitude, empreinte de mauvaise foi, justifie sa condamnation à réparer le préjudice, indépendant des frais remboursés au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, que la nécessité de faire face à cette procédure a entraîné pour la société Levi Strauss ; qu'elle sera condamnée à lui verser la somme de 20 000 F de ce chef ;

Considérant que l'équité commande de condamner la société Kerbor à verser à la société Levi Strauss la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs : Confirme le jugement attaqué en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a débouté la société Levi Strauss Continental de sa demande de dommages intérêts, Statuant à nouveau de ce chef, Condamne la société Kerbor à payer à la société Levi Strauss Continental la somme de 20 0000 F de dommages-intérêts, La condamne à lui payer la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, La condamne au dépens qui seront recouvrés par l'avoué concerné comme il est dit à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.