CA Paris, 4e ch. A, 10 janvier 1994, n° 92-016953
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Moller
Défendeur :
Le Carpentier
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gouge
Conseillers :
Mme Mandel, M. Brunet
Avoués :
SCP Narrat-Peytavi, Me Careto
Avocats :
Mes Bessis, Akar.
FAITS ET PROCÉDURE
Dans des circonstances suffisamment relatées par les premiers juges, Mme Marie Sylvie Le Carpentier, styliste et modéliste en matière de mode et tissus, a, par exploit du 30 mai 1991, assigné devant le Tribunal de Grande Instance de Paris Mme Karen Moller, qui se présente comme " dessinatrice indépendante ", en réparation des conséquences dommageables de la rupture d'une convention qualifiée de contrat d'agent commercial conclue entre elles le 28 mars 1989, sollicitant, au principal, la condamnation de la défenderesse au paiement des sommes de 550.000 F avec intérêts légaux à compter du 19 juin 1990 à titre d'indemnité de clientèle et de 25.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, subsidiairement, la désignation d'un expert afin de chiffrer le montant de ses droits, avec allocation d'une provision de 200.000 F, le tout avec exécution provisoire.
Mme Moller a conclu au débouté et formé une demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour procédure abusive, en faisant notamment valoir que Mme Le Carpentier ne pouvait se prévaloir du statut d'agent commercial faute d'être inscrite au registre spécial prévu par le décret du 23 décembre 1958, que le contrat du 28 mars 1989 devait être requalifié en contrat d'agent artistique et que la collaboration des parties au cours des deux années ayant précédé sa signature s'est limitée à l'exécution par Mme Le Carpentier de dessins de mode ou de tissus. Elle a, d'autre part, soutenu que c'était Mme Le Carpentier elle-même qui, désireuse de créer sa propre affaire, avait pratiquement cessé d'exécuter sa mission au cours de l'année 1990 et avait refusé, malgré une mise en demeure, de remplir ses obligations ;
Mme Le Carpentier a soutenu en réplique qu'elle pouvait, à défaut d'application du statut d'agent commercial, se prévaloir d'un mandat d'intérêt et a maintenu ses demandes en contestant point par point les allégations de Mme Moller sur les raisons de la rupture.
Par jugement du 22 mai 1992, le Tribunal (5 ème chambre, 2 ème section) a constaté la résiliation du contrat du 28 mars 1989 aux torts de Mme Moller, condamné celle-ci à payer à Mme Le Carpentier la somme de 200.000 F à titre de dommages-intérêts, rejeté toutes autres demandes, dit n'y avoir lieu à exécution provisoire et alloué à la demanderesse une indemnité de 7.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Mme Moller a interjeté appel le 17 juin 1992 et conclu le 12 octobre 1992 à l'infirmation du jugement en toutes ses dispositions, au rejet de la demande de Mme Le Carpentier comme irrecevable et en tout cas mal fondée et à la condamnation de l'intimée à lui payer les sommes de 60.000 F à titre de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat et de 50.000 F pour ses frais irrépétibles.
Mme Le Carpentier a, le 20 juillet 1993, conclu à la confirmation du jugement dans son principe, mais formé appel incident pour solliciter la fixation des dommages et intérêts à 550.000 F et celle de l'indemnité pour frais non taxables à 50.000 F ou, subsidiairement, le recours à une expertise et, en ce cas, la condamnation de l'appelante à lui verser une provision de 200.000 F.
Mme Moller, par de nouvelles conclusions du 7 octobre 1993, a repris ses prétentions antérieures en les amplifiant, réclamant désormais, outre des dommages-intérêts pour rupture de contrat, 20.000 F en réparation de son " trouble commercial " et 70.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
CELA EXPOSE, LA COUR,
Sur les conventions liant les parties
Considérant que, par un acte sous seing privé en date à Paris du 28 mars 1989, rédigé sur un formulaire imprimé complété à la main et intitulé " Contrat d'agent commercial ", Mme Moller a donné mandant à Mme Le Carpentier de négocier en son nom et pour son compte la vente de ses produits, tant en France qu'à l'étranger, avec exclusivité pour la clientèle des " industries textiles, papier peint, linge de maison, haute couture, créateur, ameublement et impression en général " et moyennant une rémunération égale à 30 % du montant des factures de toutes les commandes directes et indirectes ;
Considérant que ce contrat était conclu pour une durée indéterminée à compter du 1er avril 1989, avec faculté pour chaque partie de le résilier moyennant un préavis de trois mois ;
Considérant qu'outre son intitulé et le fait que Mme Le Carpentier y était expressément désignée comme " agent commercial ", avec mention d'une inscription " en cours " au registre spécial des agents commerciaux de Paris, ce contrat précisait en son article 1er alinéa 2 qu'il constituait un mandat d'intérêt commun régi par le décret du 23 décembre 1958, modifié le 22 août 1968 et portant statut des agents commerciaux ;
Considérant, tout d'abord, que, selon l'appelante, l'exemplaire de cette convention produit par Mme Le Carpentier a été modifié par celle-ci, la mention " étranger " ayant été rajoutée et trois lignes de l'article 1er (p.2) rayées sans que ces modifications aient été approuvées ;
Mais considérant que, si l'on peut regretter effectivement que certaines ratures ne soient pas paraphées et que la page 2 ne porte aucune signature, il reste que Mme Moller ne produit pas l'exemplaire original qu'elle devrait détenir, et, par sa carence, met ainsi la Cour dans l'impossibilité de vérifier les graves allégations qu'elle formule ;
Que celles-ci seront donc écartées ;
Considérant, cela précisé, que le contenu de la mission donnée à Mme Le Carpentier qui coïncide exactement avec la définition de l'article 1er du décret du 23 décembre 1958, relatif au statut des agents commerciaux, tout comme la référence expresse qui est faite à ce texte, ne laissent aucun doute sur le fait que l'intention des parties était bien de conclure un contrat d'agent commercial ;
Considérant que l'on voit mal comment cette convention pourrait, ainsi que le soutient Mme Moller, être qualifiée de contrat d'agent artistique sous prétexte que l'intimée aurait été chargée de réaliser ou de vendre des dessins, alors que l'activité de l'agent artistique, telle qu'elle est définie et réglementée par les articles L. 762-1 et suivants du Code du travail, consiste à procurer des engagements aux artistes du spectacle ;
Considérant toutefois que, faute d'avoir, lors de la signature et même, d'ailleurs, après celle-ci, été inscrite au registre spécial prévu par l'article 3 alinéa 2 du décret susvisé, Mme Le Carpentier ne peut se prévaloir du statut particulier des agents commerciaux et que le contrat litigieux doit, en conséquence, être qualifié de mandat d'intérêt commun ;
Considérant qu'en ce qui concerne la période antérieure à la signature du contrat, Mme Moller soutient que les relations des parties, dont il n'est pas sérieusement contesté qu'elles remontent à l'année 1987, ne sauraient, à plus forte raison, être assimilées à celles qui résultent d'un mandat d'agent commercial et même d'un mandat d'intérêt commun, de sorte que seule serait, le cas échéant, à prendre en considération pour l'appréciation des conséquences de la rupture, la période postérieure au 28 mars 1989 ;
Considérant que Mme Le Carpentier soutient, au contraire, que la convention conclue à cette la date n'avait d'autre objet que de consacrer une situation de fait préexistante, remontant à deux ans environ ;
Considérant qu'elle produit de nombreuses attestations émanant de professionnels de la mode et de l'ameublement, desquelles il résulte que, dès l'année 1987, elle démarchait cette clientèle pour le compte de l'appelante, qu'elle a contribué à faire connaître ;
Considérant d'autre part que les factures au nom de Mme Moller qu'elle verse aux débats ne présentent pas de différences notables selon qu'elles sont antérieures ou postérieures au 28 mars 1989 et font indifféremment mention, sans autre précision, de " vente de dessins " ou de " travaux sur dessins ", cette dernière expression étant, selon elle, préférée par l'appelante comme plus compatible avec le statut que celle-ci entendait conserver ;
Considérant que Mme Moller ne rapporte, quant à elle, nulle preuve que le contenu de leurs relations professionnelles ait subi un changement réel à la suite de la signature de leur contrat ;
Considérant que c'est donc à juste titre que les premiers juges ont estimé que ces relations ne s'étaient pas limitées à l'exécution par Mme Le Carpentier de dessins au cours de la période antérieure ;
Considérant qu'il y a donc lieu d'admettre que le mandat d'intérêt commun, substitué comme il a été indiqué ci-dessus au contrat d'agent commercial, a produit ses effets pendant trois ans environ, sa rupture étant intervenue au cours de l'année 1990 ;
Sur la rupture des relations
Considérant que, si les parties admettent que leurs rapports ont commencé à se dégrader vers la fin de l'année 1989 et notamment à la suite d'une difficulté survenue au début du mois de novembre au sujet du montant d'une commission, chacune d'elles rejette sur l'autre la responsabilité de cette évolution ;
Considérant qu'à juste titre, le Tribunal a relevé qu'il était difficile de dégager des nombreuses pièces produites la preuve d'une faute caractérisée de l'une ou de l'autre, leurs explications devant la Cour dégageant à ce sujet une impression de confusion ;
Qu'en particulier, ni la longue lettre du 8 novembre 1989, par laquelle Mme Le Carpentier reproche à Mme Moller de l'avoir amenée " le couteau sous la gorge " à réduire de 5.400 F une commission qu'elle lui avait déjà versée, ni celle de l'appelante du 18 février 1990, faisant grief à l'intimée de ne plus consacrer l'essentiel de son temps à l'exécution de son mandat parce qu'elle était occupée à créer sa propre entreprise, ni même la réponse de Mme Le Carpentier du 27 février 190 contenant mise en demeure de lui proposer une indemnité pour la clientèle apportée depuis 1987 faute de quoi elle saisirait " la juridiction compétente " ne permettent de reconstituer précisément l'évolution des relations des parties, probablement émaillée de nombreux échanges purement verbaux ;
Considérant qu'il convient donc de s'attacher exclusivement aux rares circonstances établies avec certitude et de nature à constituer un manquement par l'une ou l'autre des parties à ses obligations ;
Considérant, à cet égard, comme l'a exactement retenu le Tribunal, que Mme Moller a commis une faute en engageant, au début de l'année 1990, un nouvel agent commercial en la personne de Mme Carine Valade et en présentant celle-ci à sa clientèle sans avoir, au préalable, notifié à Mme Le Carpentier sa décision de la remplacer et donc de mettre fin à l'exécution du contrat du 28 mars 1989, lequel conférait à l'intimée une exclusivité, dans les formes et délai convenus, c'est-à-dire avec un préavis de trois mois;
Considérant toutefois que, pour condamnable que soit un tel procédé, il apparaît qu'il était, sinon justifié, du moins rendu en partie compréhensible par le comportement de Mme Le Carpentier au cours de la période qui avait précédé ;
Considérant, en particulier, que, par sa lettre recommandée du 27 février 1990, l'intimée reconnaît expressément avoir proposé à Mme Moller de se faire seconder par sa soeur, en prétendant sans aucune preuve, qu'il était prévu que son travail ne l'occuperait pleinement qu'au moment des collections ;
Considérant qu'une telle prétention, qui ne s'appuie sur aucune clause du contrat, accrédite l'opinion émise par l'appelante selon laquelle Mme Le Carpentier, qui avait déposé à l'INPI, au mois d'avril 1986, la marque " Elizabeth Sam " et avait commencé en 1988, à diffuser sous cette marque divers accessoires vestimentaires et notamment des dispositifs d'attache pour cheveux, se déchargeait progressivement de ses obligations contractuelles pour créer une entreprise personnelle ;
Considérant certes qu'il ne lui était pas interdit d'envisager dans une telle activité, mais qu'elle avait alors l'obligation, si elle entendait y consacrer la majeure partie de son temps, de mettre fin à l'exécution de son mandat d'agent commercial, dans les conditions prévues par l'acte du 28 mars 1989 ;
Qu'elle a donc, en cela, manqué à ses obligations et doit, par suite, supporter une part de la responsabilité de la rupture ;
Sur la demande d'indemnité de Mme Le Carpentier
Considérant que les premiers juges ont exactement relevé que, faute d'inscription au registre des agents commerciaux, Mme Le Carpentier ne pouvait prétendre à l'indemnité de clientèle, prévue par l'article 3 alinéa 2 du décret du 23 décembre 1958 et qu'il n'y avait donc pas lieu de procéder, selon les règles usuelles en la matière, au calcul d'une telle indemnité ;
Que, pour ce seul motif, le recours à une expertise apparaît superflu ;
Considérant que, pour les mêmes raisons, Mme Le Carpentier ne saurait prétendre, comme elle le fait, à une indemnité calculée sur la base de ses commissions des trois dernières - et seules - années, étant au surplus rappelé qu'en 1987 et 1988, son activité n'était organisée par aucune convention ;
Qu'elle ne peut davantage revendiquer un droit sur la clientèle qu'elle aurait, selon ses dires, crée ou développée ;
Considérant que, compte tenu, au surplus, des manquements qu'elle a commis à ses engagements, la Cour, dispose d'éléments suffisants pour chiffrer à 50.000 F le montant de l'indemnité à laquelle elle est en droit de prétendre ;
Sur la demande reconventionnelle de Mme Moller
Considérant que l'appelante, qui est pour partie responsable de la rupture du contrat du 28 mars 1989, n'est pas fondée à demander réparation du préjudice qui en serait résulté, préjudice dont, au surplus, elle ne rapporte pas la preuve ;
Qu'elle ne démontre pas davantage l'existence ni l'importance du " trouble commercial " pour lequel, dans ses dernières écritures, elle réclame une réparation distincte chiffrée à 20.000 F ;
Qu'elle sera donc intégralement déboutée de sa demande reconventionnelle ;
Sur les frais de l'instance
Considérant que le Tribunal a fait une exacte appréciation du montant des frais non taxables dont Mme Le Carpentier était fondée à demander le remboursement ;
Considérant que, les deux parties succombant partiellement devant la Cour, l'équité commande de faire masse des dépens d'appel, qui seront supportés par moitié, et de rejeter les demandes d'indemnités pour frais irrépétibles exposé en cause d'appel ;
Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a prononcé la résiliation du contrat liant les parties aux torts exclusifs de Mme Moller et fixé à 200.000 F le montant des dommages-intérêts alloués à Mme Le Carpentier, Réformant de ces chefs, Dit que la résiliation du contrat du 28 mars 1989 est intervenue aux torts partagés des parties, Condamne Mme Karen Moller à payer à Mme Marie-Sylvie Le Carpentier la somme de 50.000 F à titre de dommages-intérêts, Rejette comme infondées toutes autres demandes, Fait masse des dépens d'appel, dit qu'ils seront supportés par moitié par les parties et admet les avoués de la cause au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile, Dit n'y avoir lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile pour les frais non taxables exposés en cause d'appel.