CA Orléans, ch. civ. sect. 2, 29 mars 1994, n° 1785-91
ORLÉANS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Total (SA)
Défendeur :
Pichereau (SARL), Pichereau (Époux)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Tay
Conseillers :
M. Bureau, Mme Magdeleine
Avoués :
SCP Laval, Me Parrain
Avocats :
Mes Misseray, Jourdan.
La société Total Raffinage Distribution a interjeté appel du jugement par lequel le Tribunal de commerce de Tours, le 28 mai 1991, a annulé le contrat d'exploitation de station service passé entre elle-même et la société Pichereau, l'a condamnée à payer à cette dernière une provision de 50 000 F, et a organisé une expertise, confiée à M. Rouxel, remplacé par M. Lyon, afin d'établir les comptes entre les parties pour chiffrer les éléments de remise en état réciproque, en sorte que la société Pichereau ne soit pas en situation d'avoir à supporter ou de devoir supporter une perte quelconque.
La société Total poursuit l'infirmation de ce jugement, le débouté de la société Pichereau et des époux Pichereau-Fillon de toutes leurs demandes et leur condamnation d'avoir à lui payer les sommes de 34 286,63 F, solde débiteur de la société, dont le paiement est garanti par les cautionnements des époux Pichereau, de 10 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et enfin d'un pareil montant en couverture de ses frais irrépétibles.
L'appelante soutient que c'est à tort que les premiers juges ont annulé le contrat la liant à la société Pichereau, contrat complexe par lequel avait été confiée à cette société l'exploitation de la station service Total, Relais du Sanitas à Tours, en qualité de mandataire rémunéré forfaitairement à la commission pour la distribution des hydrocarbures et en qualité de locataire gérante pour les autres activités, vente de produits autres qu'hydrocarbures, fourniture de prestations de services, cette annulation étant fondée sur une confusion commise par le tribunal, qui semble avoir perdu de vue que, pour la distribution des carburants, la société Pichereau n'était que mandataire, en sorte qu'était indifférent, pour la solution du litige, la fixation du prix de ceux-ci ; qu'en réalité, la société Pichereau, après rupture de leurs relations, ne s'était prévalue que de l'indétermination du prix des lubrifiants, une clause d'approvisionnement exclusif les liant, argument fallacieux et de mauvaise foi, la distribution de lubrifiants ne représentant qu'une part infime des activités de la station service, en sorte que l'action des intimés, fondée sur ce moyen, ne peut s'analyser que comme un abus de procédure, alors que, de surcroît, ce moyen n'est pas juridiquement fondé, le contrat passé le 15 décembre 1983, complexe, combinant plusieurs techniques juridiques, ainsi mandat ducroire, location gérance du fonds, licence de marque, bail des locaux, ne pouvant se réduire à un simple contrat d'approvisionnement, n'étant dès lors pas soumis aux dispositions des articles 1129 et 1591 du Code civil.
La société Total, dans l'hypothèse où la Cour annulerait ce contrat cadre du 15 décembre 1983, insiste sur l'absence de conséquence de cette décision sur la validité des cautionnements des époux Pichereau, car il ne serait pas démontré pour autant que la société Pichereau cesserait d'être sa débitrice, les obligations du débiteur principal demeurant, et sur les principes devant régir la liquidation, de leurs relations et les comptes à faire, les époux Pichereau, cogérants de la société Pichereau, ne pouvant se prévaloir des dispositions du code du travail et de la convention collective du commerce et de la réparation automobile, mais uniquement des accords interprofessionnels dits AIP, la société Pichereau ne pouvant tendre à une reconstitution des comptes à partir des prix de revient des produits qui lui furent livrés, d'une part car elle n'était que mandataire, rétribuée à la commission, quant à la distribution des hydrocarbures, en sorte que ceux-ci ne sont jamais entrés dans son patrimoine, et d'autre part qu'il serait illégitime de la priver de tout bénéfice quant à la vente des lubrifiants. La société Total soutient que la remise en état initial, toujours dans l'hypothèse d'une annulation du contrat cadre du 15 décembre 1983, ne peut se faire que suivant les règles de la gestion d'affaires, la société Pichereau, si la nullité affectait le contrat d'exploitation dans son ensemble, n'ayant alors fait que gérer la station de la société Total, en sorte qu'il est inutile de rechercher la marge bénéficiaire de la concluante.
La société Pichereau et les époux Pichereau poursuivent la confirmation du jugement en ce que le tribunal a annulé l'ensemble du contrat en ce compris le cautionnement consenti par les derniers nommés, et, l'appelante ne pouvant tirer bénéfice de l'exécution du contrat annulé, les choses ne pouvant qu'être remises en l'état sans profit pour quiconque, les comptes à établir ne peuvent l'être qu'à partir de la valeur réelle des produits livrés et non en considération des tarifs de la société Total, en sorte, l'expert commis par le tribunal ayant réalisé son travail, qu'il convient d'organiser un complément d'expertise afin de calculer le bénéfice perçu par la société Total sur la vente des carburants et lubrifiants et, pour ce faire, d'enjoindre à cette société, sous astreinte de 1 000 F par jour de retard à compter du présent arrêt, de fournir les éléments justificatifs de ses coûts de revient, à défaut de prendre comme référence le cours du marché international, des carburants déposé par M. Lyon, l'expert ayant réalisé la mesure d'instruction ordonnée par le tribunal, de calculer les salaires et dédommagements des heures supplémentaires, pour chacun des deux époux Pichereau, sur la base de soixante-cinq heures de travail par semaine. Les intimés poursuivent la condamnation de l'appelante d'avoir à leur payer la somme de 30 000 F à titre d'indemnité pour frais non taxables.
Sur ce,
Attendu que figurent au dossier des conclusions prises par la société Total enjoignant à la société, dont M. Vergnaud fut le gérant, de justifier de son existence et de sa capacité à ester en justice ; que ces écritures sont étrangères au litige soumis à la Cour, ne pouvant intéresser la présente espèce, feu M. Vergnaud, celui-ci serait décédé en 1988, n'ayant pas été gérant, du moins il ne l'est pas soutenu, de la société Pichereau ; qu'il n'y a pas lieu de tenir plus amplement compte de ces conclusions.
Attendu que, si le contrat souscrit le 15 décembre 1983 entre la société Pichereau et la compagnie Total constitue un ensemble complexe puisqu'il contient, outre la location gérance du fonds, le mandat pour la vente des carburants, une clause d'approvisionnement exclusif des lubrifiants, un bail pour les murs de la station service, il n'en reste pas moins que les parties ont convenu du caractère indivisible des diverses composantes de ce contrat (Titre IV - article 1°) et qu'il suffit qu'une de ces composantes soit affectée d'un vice entraînant sa nullité pour que l'ensemble du contrat soit nul ; que par ailleurs il n'est pas établi que la clause d'approvisionnement exclusif en lubrifiants, dont la validité est remise en cause par les appelants, constitue un élément d'une branche mineure de la station service dans l'ensemble complexe des activités de celle-ci ;
Attendu que l'article 2-3° du titre III du contrat est rédigé ainsi : " la société paiera les lubrifiants au prix de cession du tarif revendeur Total en vigueur au jour de la livraison et aux conditions générales de vente qu'elle déclare connaître. Le tarif n° 50 du 20 juillet 1983, actuellement applicable et approuvé par les parties, est annexé à chacun des exemplaires du présent contrat. Les modifications ultérieures de ce tarif s'appliqueront de plein droit. Si la société n'était pas d'accord avec ce nouveau tarif ou avec ses modifications ultérieures, elle le ferait savoir à Total par lettre recommandée avec accusé de réception dans un délai de quinze jours au plus tard après qu'il lui aura été appliqué et son désaccord entraînera de plain droit la caducité du présent contrat... " ;
Attendu qu'une telle rédaction est la manifestation de la société Total d'imposer à son cocontractant, de façon unilatérale, le prix des lubrifiants sans référence à aucun élément extérieur à sa propre volonté ; qu'il s'agit d'une clause potestative prohibée, qui ne laissait aucune latitude à la société Pichereau de négocier le prix des lubrifiants ;
Attendu que cette société Pichereau se voyait dans l'obligation de devoir accepter le prix imposé par la société Total pour les lubrifiants dont elle avait l'exclusivité ; que cette convention est donc nulle pour indétermination du prix de ces lubrifiants et violation des dispositions des articles 1129 et 1591 du Code civil;
Attendu qu'en raison du caractère indivisible du contrat d'exploitation de station service, la nullité de la clause d'approvisionnement exclusif en lubrifiants entraîne celle de l'ensemble des autres stipulations de ce contrat;
Attendu que l'annulation de ce contrat a pour conséquence son anéantissement complet de sorte qu'aucune des partie ne peut plus s'en prévaloir ;
Attendu que l'article 1372 du Code civil définit la gestion d'affaires comme un fait purement volontaire, supposant que le gérant a délibérément agi au nom et pour le compte d'autrui, de façon spontanée, sans en avoir été chargé ;
Attendu qu'en l'espèce, la société Pichereau n'a nullement entendu gérer les affaires de la société Total, mais exploiter une station service et en tirer de raisonnables bénéfices, en sorte que les règles de la gestion d'affaires sont inapplicables au cas d'espèce ;
Attendu que la remise des choses en l'état où elles se trouvaient avant la passation du contrat d'exploitation de station service ne peut s'effectuer que par équivalents et que le compte, qu'il convient d'établir, doit faire en sorte que ni l'une ni l'autre société ne tire profit ou ne subisse de préjudice du fait de l'exécution de la convention ;
Attendu que la société Total, du fait de l'annulation du contrat cadre du 15 décembre 1983, est fondée à obtenir paiement des produits livrés non au prix du tarif qu'elle demandait, ce qui reviendrait à l'exécution du contrat annulé, mais à leur valeur réelle, exclusive de tout bénéfice ; qu'aussi, pour permettre à l'expert d'établir le compte des parties, afin de remise des choses en l'état, convient-il d'enjoindre, sous astreinte, afin d'assurer l'efficacité de cette injonction, à la société Total de communiquer à l'expert ses différents prix de revient pendant la période où les parties furent en relation ;
Attendu que la société Pichereau demande également à la Cour d'inviter l'expert, M. Lyon, à calculer les salaires et heures supplémentaires des époux Pichereau, anciens cogérants de la société, sur la base de soixante-cinq heures de travail par semaine, pour chacun d'entre eux ;
Attendu qu'au soutien de cette demande, les intimés indiquent que l'expert, M. Lyon, se posait la question de savoir quel était le quantum des heures de travail à retenir et qu'un autre expert, dans une autre affaire, intéressant une station service d'importance comparable à celle qu'exploitait la société Pichereau, était arrivé à la conclusion que sa gestion nécessitait soixante cinq heures de travail par semaine, donc vingt six heures supplémentaires, concernant chacun de ses salariés ;
Mais attendu que la durée de travail hebdomadaire des salariés de la société Pichereau est une question de pur fait, dont il appartient à l'expert de réunir les éléments de preuve, et qui ne saurait être résolue par référence à une autre affaire ;
Attendu que l'acte de cautionnement passé, le 15 décembre 1983, entre la société Total et les époux Pichereau stipule que sont garanties, dans la limite de 100 000 F, les sommes que pourraient devoir à la société Total la société Pichereau " en vertu ou comme conséquence du contrat d'exploitation de station service " conclu le jour même ;
Attendu que le cautionnement ne peut exister que sur une obligation valable ; que, du fait de l'annulation du contrat d'exploitation de station service passé entre les sociétés Total et Pichereau, plus aucune des obligations nées de ce contrat ne subsiste, alors que le compte à faire entre les parties doit viser à la remise des choses en l'état où elles se trouvaient avant la conclusion de ce contrat et sans que la société Total ne puisse tirer bénéfice de ses livraisons, en sorte que le cautionnement des époux Pichereau n'a plus à s'appliquer, faute de survie de quelconque obligation de la part de la société Pichereau;
Attendu qu'il serait inéquitable de laisser à la charge des intimés les frais irrépétibles dont ils ont fait l'avance ;
Par ces motifs, LA COUR, statuant en dernier ressort, publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement déféré, Y ajoutant, Juge que les époux Pichereau-Fillon ne sont plus tenus, au titre de leur cautionnement, de garantir les dettes de la société Pichereau à l'égard de la société Total, Commet à nouveau M. Lyon, expert inscrit sur la liste établie par la Cour, demeurant " Les Ligaudières ", 42, rue Bretonneau à 37540 Saint Cyr sur Loire, afin, en complément du rapport d'expertise qu'il a clos le 4 décembre 1992, de déterminer les bénéfices perçus par la société Total sur la vente par la société Pichereau des carburants et lubrifiants, Dit que les frais de cette mesure d'information seront avancés par la société Total, Fixe à cinq mille francs (5 000 F) le montant de la consignation à valoir sur ces frais et honoraires, à verser au greffe du Tribunal de commerce de Tours, dans les deux mois de la signification du présent arrêt, Dit que l'expert déposera son rapport complémentaire au greffe du Tribunal de commerce de Tours, dans les quatre mois de sa saisine, Désigne pour suivre ces opérations d'expertise, le conseiller de la mise en état de la deuxième section de la chambre civile de la Cour, Ordonne à la société Total de communiquer, dans le mois où il lui en sera fait demande par l'expert, les éléments justificatifs de ses prix de revient tant pour les carburants, que pour les lubrifiants, sous astreinte, passé ce délai, de cinq cents francs (500 F) par jour de retard, ce pendant deux mois, délai à l'issue duquel il serait à nouveau statué. Déboute les intimés de leur demande tendant à voir fixer à soixante cinq heures par semaine la durée du travail de chacun des époux Pichereau, Condamne la société Total à payer aux intimés la somme de cinq mille francs (5 000 F) à titre d'indemnité pour frais non taxables, Condamne la société Total aux dépens, Accorde à Maître Parrain, avoué, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.