CA Nîmes, 2e ch. B, 26 mai 1994, n° 93-1724
NÎMES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Société d'exploitation de l'Horlogerie Guinand, Ripert C (ès qual.), Ripert J (ès qual.)
Défendeur :
Gemmes (SARL), Groupement d'Etudes et de Réalisation Commerciales d'Avignon
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Martin
Conseillers :
MM. Favre, Filhouse
Avoués :
SCP Guizard, Me Fontaine, SCP Tardieu
Avocats :
Mes Graugnard, Guenoun, Pons.
FAITS ET PROCEDURE
Courant 1981, Jean Jacques Guinand et la société Gemmes exploitent tous deux un commerce de bijouterie au centre régional du Cap Sud d'Avignon dans le cadre du Groupement d'Etudes et de Réalisation Commerciales d'Avignon ou GERCA, dont les statuts disposent :
Art. 1- Le GERCA a notamment pour objet la mise à la disposition de chacun de ses membres dans l'enceinte du centre commercial Cap Sud, d'un emplacement affecté à une activité déterminée.
Art. 2- Lorsque la commercialisation du centre sera terminée, le présent règlement intérieur sera complété par un plan de structure et un tableau indiquant pour chacun des membres :
- le nombre de parts dont il est titulaire,
- la surface commerciale tenue à sa disposition,
- l'activité commerciale qu'il devra y exercer,
- sa quote-part au loyer du crédit-bail,
- sa quote-part aux charges et aux frais généraux.
Dès à présent, il est établi un tableau, ci-après annexé, déterminant dans l'état actuel de la commercialisation et des prévisions financières, les éléments ci-dessus précisés.
Ce tableau sera définitivement arrêté par l'Assemblée Générale, au plus tard lors de l'ouverture du centre.
Les membres du GTE seront tenus de se conformer aux prescriptions du plan de structure ainsi défini, tant en ce qui concerne les superficies que les emplacements et la nature des commerces exercés.
Toute modification du plan de structure doit être décidée par l'Assemblée Générale des membres du GTE.
Jean-Jacques Guinand était autorisé depuis l'origine du GERCA à exercer une activité d'horlogerie-bijouterie dans l'enceinte de Cap Sud.
La société Gemmes autorisée initialement à y exercer le commerce des minéraux, pierres dures et bijouterie s'y rapportant, a sollicité et obtenu du conseil d'administration du GERCA, le 29 octobre 1981, une extension de son activité aux secteurs suivants : " vente de bijouterie en argent, de bagues et pendentifs avec pierres fines et pierres précieuses et petits bijoux en ors avec pierres fines ou pierres précieuses à l'exclusion d'or sans pierre et de l'orfèvrerie ".
Cette exclusion a été maintenue par la suite malgré une nouvelle décision d'extension du 2 août 1988.
Au motif que la société Gemmes aurait outrepassé les droits qui lui étaient reconnus par ces décisions et que le GERCA aurait toléré cette situation, la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand, devenue locataire-gérante de Jean-Jacques Guinand, les a assignés devant le Tribunal de commerce d'Avignon en responsabilité et dommages-intérêts sur le fondement de l'article 1382 du Code civil.
Par jugement du 9 août 1991 le tribunal l'a débouté de son action en lui opposant qu'elle ne justifiait pas d'une exclusivité, ni d'une concurrence déloyale.
Appel de ce jugement à été relevé le 16 avril 1993 (sic) par la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand, par Me Christian Ripert, représentant des créanciers et par Me Joseph Ripert, administrateur au redressement judiciaire, qui concluent en ces termes :
Constatant les actes de concurrence déloyale de la société Gemmes, ordonner la cessation sous astreintes d'ores et déjà liquidés à la somme de 5 000 F par jour de retard à compter de l'arrêt à intervenir de toute vente de bijouterie or, joaillerie et horlogerie.
Désigner tel expert qu'il plaira à la Cour de nommer avec pour mission de :
- prendre connaissance de la comptabilité de la société Guinand et de la comptabilité de la société Gemmes,
- déterminer le préjudice financier souffert par la société Guinand par comparaison aux ventes notamment sur les ventes d'or effectuées par la société Gemmes depuis le début de l'exercice 1983 en violation du plan de structure du GERCA Cap Sud,
Condamner d'ores et déjà la société Gemmes à payer à la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand une provision à hauteur de 100 000 F à valoir sur le préjudice.
Condamner le GERCA, Groupement d'Etudes et de Réalisation Commerciale d'Avignon, à payer à la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand la somme de 50 000 F de dommages-intérêts en raison de sa carence à faire respecter les assemblées générales et ses propres statuts en application des dispositions des articles 1382 et suivants du Code civil.
Les appelants imputent à la société Gemmes l'inobservation du plan de structure et déclarent rechercher sa responsabilité sur le terrain de la concurrence déloyale (article 1382 du Code civil).
Les intimés soulèvent au principal l'irrecevabilité de la demande pour défaut de qualité de la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand qui, observent-ils, n'est pas membre du GERCA, seul l'étant le bailleur du fonds.
La société Gemmes plaide subsidiairement qu'elle a toujours exploité son commerce dans le respect de ses obligations contractuelles, sans avoir jamais été sanctionnée par le GERCA, et demande reconventionnellement des dommages-intérêts en réparation du préjudice moral et commercial que lui cause l'attitude de son adversaire.
Le GERCA présente lui aussi des moyens subsidiaires, à savoir :
1°) que l'inobservation par Jean-Jacques Guinand de l'article 21 de son règlement intérieur ainsi libellé :
" Les commerçants membres du GERCA ont pour souci permanent de répondre à un besoin, spécifique du consommateur de façon complète avec une compétence supérieure à celle des grandes surfaces de telle sorte, qu'ayant un besoin précis, le consommateur soit assuré de trouver ce qu'il cherche au centre commercial ".
l'a conduit à accorder le 2 août 1988 une extension à la société Gemmes ;
2°) qu'à la suite d'une cession de parts survenue le 19 décembre 1989, la société Gemmes a été autorisée à exercer l'activité suivante :
" Minéraux, pierres dures et bijouterie fantaisie s'y rapportant, artisan tailleur, polisseur et monteur de bijoux et d'objets d'art à partir de minéraux et pierres dures, bijouterie en argent, bagues et pendentifs avec pierres fines ou pierres précieuses. Bijoux en or, avec pierres fines ou précieuses, bijouterie horlogerie joaillerie ".
A la fin de non recevoir soulevée par les intimés, les appelants répliquent que la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand tient ses droits de son bailleur.
Chaque partie demande l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile à son profit.
MOTIFS
I . Sur la recevabilité de la demande :
Attendu que les appelants invoquent à la fois, à partir des mêmes faits :
- la concurrence déloyale de la société Gemmes et l'article 1382 du Code civil, c'est-à-dire la responsabilité quasi délictuelle de cette société,
- l'inobservation par elle des statuts et du plan de structure du GERCA, dont les dispositions lient les membres de ce groupe les uns envers les autres, c'est-à-dire sa responsabilité contractuelle.
Attendu qu'il est de principe que responsabilité quasi délictuelle et responsabilité contractuelle ne peuvent se cumuler et que lorsqu'elles sont toutes les deux invoquées, seule la seconde peut être mise en œuvre ;
Attendu que les statuts et le plan de structure du GERCA révèlent la commune volonté de ses adhérents de ne pas se concurrencer entre eux, volonté qui apparaît également dans la décision du 29 octobre 1981 où figure pour la société Gemmes l'interdiction de vendre de " l'or sans pierres et de l'orfèvrerie ";
Attendu que cette interdiction dont les effets se prolongent au delà du 2 août 1988, date à laquelle le conseil d'administration du GERCA a, sur demande de la société Gemmes, adopté la résolution suivante : " Le conseil d'administration décide d'accorder, en complémentarité de l'activité : " commerce de minéraux, pierres dures et bijouterie fantaisie s'y rapportant. Artisan tailleur, polisseur de bijoux et d'objets d'art à partir de minéraux et pierres dures. Bague et pendentifs avec pierre fine ou pierre précieuse, petits bijoux en or avec pierre fine ou précieuse, à l'exclusion de l'or sans pierre et d'orfèvrerie. Bijouterie horlogerie joaillerie " s'analyse pour la société Gemmes en une obligation de non concurrence vis à vis de Jean-Jacques Guinand, tout au moins pour les ventes sans pierres et d'orfèvreries ;
Attendu que le droit de non-concurrence de Jean-Jacques Guinand dans ces deux domaines constituait un accessoire de son fonds et a été transmis au locataire-gérant, d'où il suit que bien qu'étrangère au GERCA la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand est recevable en sa demande;
II . Sur la responsabilité de la société Gemmes :
Attendu que les appelants apportent la preuve par des constats d'huissier des 2 novembre 1981, 31 octobre 1984, 10 octobre 1988, les deux derniers étant effectués à la requête de la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand, que la société Gemmes, outrepassant l'autorisation d'extension reçue les 29 octobre 1981 et 2 août 1988 du GRECA, s'est livrée au commerce d'or sans pierre (gourmettes, bracelets, chaînes, médailles, croix) et ce, malgré deux mises en garde des 9 novembre 1981 et 6 novembre 1984 des président et directeur du GERCA qui, rappel fait du premier constat, lui ont adressé deux lettres similaires dont la première renferme le passage suivant :
" Contrairement à vos engagements d'une part, et à la résolution du conseil d'administration d'autre part, vous pratiquez la vente de bijoux en or sans pierre.
Cette attitude est d'autant plus insupportable et injustifiable que le conseil d'administration a décidé, comme il est dit plus haut, de vous accorder l'extension que vos aviez demandée avec les restrictions que vous aviez vous-même formulées dans votre lettre du 10 septembre, et cela en son âme et conscience et contre l'intérêt de l'un des administrateurs, directement en concurrence avec vous.
Dans ces conditions nous vous enjoignons de cesser immédiatement toute vente de bijoux en or sans pierre, et, dans le cas où cette vente ne cesserait, ou éventuellement recommencerait à l'avenir, le conseil d'administration demanderait votre exclusion du groupement en application de l'article 15 des statuts du GERCA ".
Attendu que la société Gemmes a écrit au GERCA et fait plaider pour se disculper que les bijoux en or dont un huissier a constaté la vente dans son magasin étaient sertis ou accompagnés de pierres, de sorte qu'aucune infraction ne peut lui être imputée ;
Mais attendu que l'huissier qui a établi le constat du 31 octobre 1984 y a relevé la présence de bijoux en or avec pierre et celle de gourmettes, bracelets, chaînes, pendentifs, médailles en or, sans que mention soit faite de pierres ;
Attendu que l'huissier qui a établi le constat du 10 octobre 1988, a pris soin de photographier les bijoux en or dont il a également remarqué la présence, ce qui permet de vérifier que certains (chaînes, médailles, gourmette) ne comportent pas de pierres ;
Attendu que les appelants sont donc fondés à poursuivre la responsabilité contractuelle de la société Gemmes pour les faits de concurrence commis postérieurement à la location-gérance ;
Attendu que la Cour observe, sur le plan du préjudice, que les acheteurs d'" or sans pierre " qui ont traité avec la société Gemmes au mépris par cette dernière de son obligation de non concurrence n'auraient pas nécessairement traité avec la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand si cette obligation avait été respectée, et que les appelants peuvent se plaindre seulement de la perte d'une chance, préjudice qui doit être évalué à 80 000 F ;
Attendu que la Cour ignore si la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand continue ou non à exploiter le fonds donné en location-gérance, et si ce fonds existe encore, ce qui la conduit, en l'état, à rejeter le surplus de la demande (fixation d'astreintes) ;
III . Sur la responsabilité du GERCA :
Attendu qu'aux termes de l'article 15 de ses statuts, l'assemblée générale des membres du GERCA a le droit, sur proposition du conseil d'administration, de prononcer l'exclusion de tout adhérent qui enfreint les dispositions des statuts ou du règlement intérieur ;
Attendu que si le GERCA, admettant en cela le bien fondé des doléances successives de Jean-Jacques Guinand et de la société d'exploitation de l'horlogerie Guinand, a adressé les 9 novembre 1981 et 6 novembre 1984 des mises en garde à la société Gemmes, elle n'a pas tiré les conséquences de leur inobservation, ni déclenché la procédure disciplinaire prévue par l'article 15, ce qui justifie le grief de passivité coupable formulé à son encontre et justifie sa condamnation in solidum au paiement de l'indemnité de 80 000 F ;
Attendu que dans leurs rapports internes les intimés supporteront cette indemnité dans la proportion suivante : 90 % à la charge de la société Gemmes, 10 % à la charge du GERCA ;
IV . Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile :
Attendu qu'exposée à des frais irrépétibles, la société de l'horlogerie Guinand est fondée à demander 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement en matière commerciale et en dernier ressort, En la forme reçoit l'appel ; Au fond, infirmant la décision entreprise, condamne les intimés in solidum à payer à la société d'horlogerie Guinand les sommes de 80 000 F et 10 000 F ; Dit que dans leurs rapports internes les intimés supporteront cette condamnation et les dépens à raison de 90 % à la charge de la société Gemmes et 10 % à la charge du GERCA ; Rejette toute autre demande comme mal fondée ; Condamne les intimés in solidum aux dépens de première instance et d'appel avec droit, pour les dépens d'appel, de recouvrement direct au profit de la SCP Guizard, avoués.