CA Bourges, 1re ch., 5 octobre 1994, n° 9201048
BOURGES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Total raffinage distribution (Cie)
Défendeur :
François (Époux)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Couturier
Conseillers :
MM. Gautier, Baudron
Avoués :
Mes Rahon, Guillaumin
Avocats :
Mes Missery, Jourdand.
Le 17 novembre 1982, les époux François sont devenus sous-locataires-gérants d'une station service " Total " à Châteauroux ; l'exploitation s'avérant non rentable, ils ont signé le 13 février 1984 un contrat identique pour une station service sise à Vatan, sur la RN 20. Un emprunt était contracté de chaque fois 100 000 F par les époux François auprès de la Cie Total pour faciliter l'approvisionnement en produits pétroliers ;
Lors de la cessation volontaire d'exploitation, toujours faute de rentabilité le 21 juin 1984, la Cie Total leur a réclamé la somme de 182 234,22 F pour apurer leur solde débiteur ; la Cofincau (Compagnie Générale de Garantie) a payé la dette puis s'est retournée contre les débiteurs en vertu de sa quittance subrogative ;
Après l'échec de plusieurs plans de remboursements, Cofincau a formé une demande en paiement contre les époux François qui ont assigné à leur tour la Compagnie Total en nullité des contrats de location gérance des 17 novembre 1982 et 13 février 1984, ces derniers comportaient une clause d'exclusivité d'approvisionnement pour les produits pétroliers et assimilés ;
Par jugement rendu le 16 juin 1992, le Tribunal de commerce d'Issoudun (Indre) finalement saisi de l'ensemble du litige :
- a ordonné la jonction des causes,
- a prononcé la nullité des contrats de location-gérance et celle des contrats de prêts et avenants y afférents,
- a ordonné la remise des parties en leur état initial tout en validant la subrogation et le cautionnement de Cofincau en l'état,
- a ordonné une expertise aux frais avancés de Total pour chiffrer les divers éléments d'une remise en état réciproque ;
La Compagnie Total a interjeté appel en soutenant :
- qu'on lui reproche l'indétermination du prix des lubrifiants,
- qu'en fait, il y a référence à un tarif précis annexé au contrat et un mécanisme de notification des tarifs ultérieurs avec possibilité de contestation,
- que les contrats passés avec les époux François sont des contrats complexes et qu'au-delà de l'approvisionnement exclusif pour les lubrifiants, il y a une licence de marque, une assistance technique et commerciale, une mise à disposition de locaux et de matériel en sorte que le prix incriminé a un caractère secondaire et accessoire,
- que le chiffre d'affaires relatif aux lubrifiants est infime par rapport au chiffre d'affaires global,
- qu'il y a détournement de procédure en ce que la nullité invoquée n'est pas utilisée pour se protéger d'un état de dépendance lié à l'imposition des prix de lubrifiants mais pour éviter le paiement d'un solde débiteur,
- que d'ailleurs, jamais les prix n'ont été contestés par les époux François et que la nullité n'a été invoquée que tardivement pour échapper à l'action de Cofincau ;
Les époux François font valoir :
- que l'indétermination du prix des lubrifiants et son caractère potestatif entraînent selon une jurisprudence bien établie à ce jour, la nullité des contrats,
- que les nouvelles modalités de fixation du prix mises au point par la Cie Total ne permettent en fait qu'une acceptation pure et simple du gérant ou la caducité automatique du contrat,
- que la " liberté " de choix est donc parfaitement illusoire,
- que le prix n'est fixé que par la volonté unilatérale des pétroliers,
- qu'il y a nullité d'ordre public, insusceptible de ratification par le silence ou même l'accord exprès des exploitants mais susceptible d'être invoquée à tout moment,
- que la clause d'approvisionnement exclusif avec prix imposé est un élément essentiel du contrat, étroitement solidaire des autres,
- qu'il doit y avoir remise des choses en leur état d'origine entre les parties,
- que pour les marchandises fournies par le pétrolier, il faudra en fixer le prix de revient sans prendre en compte la marge bénéficiaire,
- qu'il y a lieu à juste rémunération du travail considérable accompli par les exploitants pour le seul compte du pétrolier, notamment par la prise en compte des heures supplémentaires ;
La Cie Total fait observer :
- qu'on ne saurait prendre en compte comme charges d'exploitation l'intégralité des deux prêts consentis aux époux François mais seulement les intérêts qui s'y rapportent,
- que la rémunération des époux François doit être calculée sur la base des Accords Interprofessionnels Pétroliers (AIP) et non selon la convention collective CSNCRA qui est relative au droit du travail alors qu'il s'agit de commerçants,
- qu'aucun pétrolier ne vend ses produits au prix de revient et qu'il faut prendre en compte une marge bénéficiaire moyenne, généralement pratiquée sur le marché de l'époque,
- que du fait de la nullité, les époux François ont agi comme agents d'affaire et doivent restituer les éventuels bénéfices d'exploitation,
- qu'il faudra vérifier si la gestion a eu lieu " en bon père de famille ", avec une comptabilité probante et dans la négative apporter les correctifs nécessaires ;
Les époux François répondent :
- que le capital des prêts engloutis devra être inclus dans les charges d'exploitation, ces prêts ayant permis de limiter les pertes d'exploitation,
- que les AIP sont une annexe des contrats d'exploitation, sans valeur autonome et ne sauraient être appliqués, étant eux aussi frappés de nullité,
- qu'ils assurent une rémunération minimale dérisoire et qu'il convient bien de prendre en compte les heures hebdomadaires,
- que chacune des parties devra restituer sa propre marge pour que personne ne tire de l'opération un profit illégitime,
- que la gestion d'affaires suppose que le géré n'ait pas consenti à la gestion avant qu'elle soit entreprise, ce qui n'est pas le cas en l'espèce,
- que la gestion n'a jamais été contestée par la Cie Total qui a même donné une seconde station-service en location-gérance après la première ce qui marque bien sa confiance,
- qu'un expert peut parfaitement examiner la gestion des deux stations-service et qu'il la trouvera parfaitement saine,
- qu'il conviendra de demander à l'expert le rétablissement du compte " marchandises " au prix coûtant des lubrifiants et carburants vendus tels que relevés par les volucompteurs (problème de dilatation des carburants),
- que la marge nette après déduction de celle du détaillant, des frais et pertes et de la juste rémunération des exploitants pourra être partagée par moitié entre les contractants,
- qu'il conviendra encore de leur allouer une provision importante correspondant à leurs rémunérations soit 379 325 F ;
Ils réclament encore 171 391,23 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ayant été dans l'obligation de passer par un cabinet spécialisé ;
Sur quoi, LA COUR,
Attendu qu'aux termes de leurs contrats, les époux François devaient payer les lubrifiants aux prix du tarif revendeur en vigueur au jour de la signature puis en cas de modification, selon le nouveau tarif, sauf à manifester un désaccord entraînant de plein droit la caducité des conventions signées ;
Attendu que le premier juge a justement retenu que s'agissant de ventes successives, il y avait indétermination du prix selon les articles 1591 et 1129 du Code civil et caractère potestatif du prix imposé au distributeur par le pétrolier qui fixait seul son tarif et son profit;
Attendu que la clause dite " de lubrifiant " est pour les compagnies pétrolières, mais non pour les distributeurs qui pourraient fonctionner par un approvisionnement libre, un élément essentiel du contrat d'exploitation de la station-service en ce qu'elle leur permet d'abord de substantiels bénéfices, modestes pris isolément station par station, mais coquet une fois regroupés, et surtout une image de marque auprès du grand public ; qu'il est caractéristique de voir que dans la longue lutte qui oppose les distributeurs aux pétroliers, ces derniers en dépit d'une jurisprudence largement défavorable ne se sont jamais résolus à abandonner les clauses pourtant invalidées régulièrement en justice ; que la Cie Total est ainsi mal fondée à faire plaider le caractère accessoire et annexe de la clause alors qu'elle-même la considère essentielle ;
Attendu en conséquence que la nullité des dispositions relatives à l'approvisionnement exclusif entraîne la nullité de l'ensemble du contrat et de ses annexes comme le tribunal l'a justement retenu, y compris les contrats de prêts;
Attendu que la vente, nulle pour défaut de prix, est un acte dépourvu d'existence légale ; que la nullité n'est susceptible ni de confirmation ni de rectification ; qu'un contractant est recevable à l'invoquer à tout moment, quelles que soient ses motivations profondes ;
Attendu que la nullité des contrats doit entraîner pour chaque partie la remise des choses en l'état initial sans que quiconque ait pu profiter ou souffrir des conventions annulées ;
Attendu que seule une expertise peut permettre de déterminer les bases d'une telle remise en état, eu égard à la complexité des calculs nécessaires pour chiffrer les restitutions réciproques et faire les comptes entre les parties ;
Attendu que la Cour comprend bien les difficultés d'une telle opération ; qu'il est certain que la Cie Total ne pourra jamais être indemnisée de la fourniture d'une enseigne nationale, d'un outil de travail en ordre de marche, d'une sécurité d'approvisionnement ; que toutefois, il convient de considérer que la nullité du contrat provient du seul fait de la Cie Total qui y a introduit, en pleine connaissance de cause, une clause très avantageuse mais nulle de nullité absolue ; que l'absence d'indemnisation des éléments susvisés doit être comprise comme de légitimes dommages-intérêts servis aux époux François ;
Attendu que la nullité des contrats de location-gérance a automatiquement entraîné, ainsi que le premier juge l'a prononcée, la nullité des contrats de prêts ; que le compte d'exploitation dressé par l'expert devra donc considérer comme charges les seuls intérêts des emprunts (et non le remboursement du capital), l'expert étant toutefois autorisé à porter en charge, par un calcul distinct, le capital lui-même et à indiquer la solution lui paraissant la plus équitable ;
Attendu que la Cie Total ne saurait tirer profit d'opérations annulées et qu'en conséquence le carburant et les lubrifiants seront facturés, au vu des quantités délivrées réellement (utilisation des volucompteurs) prix coûtant, toute marge bénéficiaire exclue ;
Attendu que l'expert devra encore tenir compte d'une juste rémunération des gérants ; que ces derniers qui ont accepté un travail très spécifique ne sont pas fondés à réclamer un statut de salarié, avec décompte particulier des heures supplémentaires ; que les Accords Interprofessionnels Pétroliers leur son inopposables et qu'on peut les craindre léonins ; qu'il conviendra de rechercher la rémunération moyenne que des gérants de station-service travaillant en couple obtiennent habituellement ;
Attendu qu'il n'y a lieu de faire vérifier par l'expert la pertinence de la gestion des époux François dans la mesure où la Cie Total a offert à ces derniers la gérance d'une seconde station en 1984, ce qu'elle n'aurait pas fait face à des agents incompétents et malhabiles ; que l'expert pourra toutefois donner son avis sur la correction et la valeur probante de la comptabilité tenue, avec les éventuels correctifs qui lui paraissent s'imposer ;
Attendu ainsi qu'il y a lieu à confirmation globale sauf à préciser et corriger, au besoin par réforme partielle, la mission de l'expert ;
Attendu que l'incertitude des résultats ne permet pas d'allouer aux époux François une indemnité provisionnelle quelconque ; qu'eu égard à la délicatesse de la mission de l'expert, il convient d'élever à 30 000 F la consignation et de la mettre à la charge de la Cie Total, aux moyens plus amples que ceux des détaillants ;
Attendu qu'eu égard à la difficulté de la procédure diligentée à bon droit par les époux François, il convient de leur allouer déjà 100 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs : Reçoit l'appel en la forme ; Au fond ; Réforme le jugement déféré quant au contenu de la mission de l'expert et statuant à nouveau, Dit que l'expert devra établir les comptes et déterminer les restitution réciproques entre les parties ; qu'il ne recherchera pas la pertinence de la gestion mais appréciera la valeur probante de la comptabilité tenue et proposera au besoin les correctifs nécessaires ; Dit qu'il fera abstraction de la fourniture par la Cie Total de l'outil de travail en état de marche, de la sécurité d'approvisionnement, de la fourniture d'une enseigne et plus généralement des moyens mis habituellement par les pétroliers à la disposition de leurs gérants, notamment en matière d'image de marque et de publicité ; dit que l'expert fera ses évaluations sur la base du coût de revient des carburants et lubrifiants pour la Cie Total sans intégrer de marge bénéficiaire et selon les quantités réellement distribuées (volucompteur) ; Dit que l'expert tiendra compte d'une rémunération des époux François égale à la moyenne de celle obtenue habituellement par des gérants de station-service travaillant en couple ; Dit que l'expert passera en charge d'exploitation les intérêts des emprunts puis, par un calcul distinct, le capital lui-même et fournira à la Cour les commentaires nécessaires pour apprécier la pertinence des deux modes de calcul comparés, étant rappelé que les contrats de prêts doivent être tenus pour nuls ; Dit que l'expert devra déterminer les éventuels bénéfices d'exploitation ; D'une façon générale, dit que l'expert : 1- devra instruire sur les prétentions, observations ou réclamations des parties, les joindre à son rapport si elles sont écrites et mentionner dans son rapport la suite qu'il leur aura donnée ; 2- pourra entendre tous sachants à charge d'en rapporter fidèlement les réponses ; 3- pourra se faire assister de tous spécialistes de son choix, d'une spécialité autre que la sienne, à charge de joindre leur avis à son rapport ; 4- devra s' entourer de tous renseignements utiles à charge d'en indiquer la provenance ; 5- dit que la Cie Total devra déposer au greffe de la Cour dans le délai d'un mois à compter de ce jour, la somme de 30 000 F à valoir sur la rémunération de l'expert ; 6- dit que l'expert devra déposer au greffe de la Cour un rapport de ses constatations dans un délai de 3 mois à compter du jour de la saisine ; 7- dit qu'en cas de refus ou d'empêchement de l'expert, il pourra être pourvu à son remplacement par simple ordonnance sur requête ; Charge en tant que de besoin le conseiller de la mise en état de surveiller les opérations d'expertise ; Maintient M. Chichery dans ses fonctions d'expert ; Confirme pour le surplus le jugement entrepris ; Y ajoutant, Déboute les époux François de leur demande d'indemnité provisionnelle ; Condamne déjà la Cie Total à verser aux époux François 100 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Réserve les dépens.