CA Versailles, 13e ch., 17 novembre 1994, n° 1578-93
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Yves Saint Laurent Parfums (SA)
Défendeur :
Parfumerie Caillavet (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Monteils
Conseillers :
M. Besse, Mme Bardy
Avoués :
SCP Lissarrague-Dupuis, SCP Jullien-Lecharny-Rol
Avocats :
SCP Veil-Armfelt-Jourde, SCP Uettwiller-Grelon-Gout-Canat, Me Menard.
La SARL Parfumerie Caillavet était distributeur agréé des produits de la SA Parfums Yves Saint Laurent, depuis plusieurs années en exécution de contrats à durée déterminée renouvelés à la suite les uns des autres. Elle exerçait son activité à Bagnères de Bigorre, 10 place Lafayette, à proximité de la Pharmacie Caillavet, situé au numéro 4 de la même place. Le contrat, dans son article II-2° faisait interdiction au distributeur de procéder à l'exposition et à la vente des produits en dehors des locaux situés à l'adresse mentionnée. Il précisait dans son article IV-2° que sa résiliation pourrait être demandée sans préavis, après violation dûment constatée de l'une des obligations prévues aux articles II-2°, 4°, 5° et III-4°.
Le 26 décembre 1991, Maître Gachassin, huissier de justice à Bagnères de Bigorre, a dressé un procès-verbal de constat dans lequel il indique qu'il s'est déplacé avec Mme Ducombs devant la pharmacie Caillavet, qu'il a demandé à celle-ci d'acheter des produits de la SA Yves Saint Laurent, et a constaté qu'à sa sortie de la pharmacie elle portait dans un sac en plastique de la parfumerie, trois paquets cadeaux, et le ticket de caisse de la parfumerie.
Par lettre recommandée avec avis de réception en date du 11 février 1992, la SA Parfums Yves Saint Laurent a résilié le contrat de distributeur agréé de la SARL Parfumerie Caillavet pour violation des articles II-2° et 4°.
Par lettre du 29 février 1992, la SARL Parfumerie Caillavet a protesté en indiquant qu'elle avait été victime d'une provocation de la part de la personne envoyée par l'huissier dans la pharmacie.
Par lettre du 9 avril 1992, elle a passé commande de divers produits, et a demandé à la SA Parfums Yves Saint Laurent de reprendre avec elle des relations normales, conformément à la décision d'exemption de la Commission de Bruxelles en date du 16 décembre 1991.
Par exploit du 2 juin 1992, la SARL Parfumerie Caillavet a fait assigner la SA Parfums Yves Saint Laurent pour qu'elle soit condamnée à lui payer la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive, et qu'il lui soit enjoint de rouvrir le compte de distributeur agréé, et qu'à défaut de prendre en considération sa commande en date du 9 avril 1992, elle soit condamnée à lui payer la somme de 3 000 F à titre d'astreinte pendant six mois.
La SA Parfums Yves Saint Laurent s'est opposée à ces demandes et a sollicité du tribunal de constater que le contrat avait été valablement résilié et de condamner la SARL Parfumerie Caillavet à lui payer la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts.
Par jugement en date du 8 décembre 1992, le Tribunal de commerce de Nanterre a :
- dit que le contrat de distribution sélective avait été résilié par la SA Parfums Yves Saint Laurent, aux torts de cette dernière,
- condamné la SA Parfums Yves Saint Laurent à verser à la SARL Parfumerie Caillavet la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts,
- enjoint à la SA Parfums Yves Saint Laurent de rouvrir le compte de la SARL Parfumerie Caillavet à titre de distributeur agréé et de livrer toute commande payée (passée) et à venir, et en particulier celle passée le 9 avril 1992, sous astreinte de 100 F par jour de retard,
- interdit à la SARL Parfumerie Caillavet toute exposition de produit Yves Saint- Laurent en dehors de son magasin.
La SA Parfums Yves Saint Laurent a interjeté appel de ce jugement et demande à la Cour :
- de constater qu'elle a valablement résilié le contrat de distributeur agréé,
- de dire qu'elle ne s'est pas rendue coupable de refus de vente,
- de condamner la SARL Parfumerie Caillavet à lui payer la somme de 245 000 F en réparation de son préjudice,
- d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans trois journaux, aux frais de l'intimée, dans la limite de 15 000 F par insertion,
- de lui allouer la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La SARL Parfumerie Caillavet demande à la Cour de confirmer le jugement, et y ajoutant de lui allouer la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Subsidiairement elle requiert " de constater que la SA Parfums Yves Saint Laurent se rend coupable d'un refus de vente depuis le 9 mars (avril en réalité) 1992, et la condamner à ce titre à verser des dommages-intérêts de 50 000 F, sous astreinte de 3 000 F par jour, à l'inscrire sur les listes de distributeur agréé ".
Discussion
Considérant que la SARL Parfumerie Caillavet estime que l'article IV-2° du contrat qui autorise la SA Parfums Yves Saint Laurent à le résilier sans préavis constitue une clause abusive qui doit être annulée ;
Mais considérant que la loi 78-23 du 10 janvier 1978 sur laquelle se fonde cette demande n'est pas applicable aux contrats passés entre des professionnels, comme en l'espèce ; que la demande en annulation de cette clause doit être écartée ;
Considérant que pour faire la preuve des violations aux stipulations contractuelles, la SA Parfums Yves Saint Laurent s'appuie sur le constat dressé le 26 décembre 1991 par Maître Gachassin, huissier de justice ; qu'elle prétend que ce document vaut preuve jusqu'à inscription de faux ;
Considérant que contrairement à cette opinion, il résulte des dispositions de l'article 1er de l'ordonnance du 2 novembre 1945, que les constatations matérielles relatées par les huissiers n'ont que la valeur de simples renseignements ;
Considérant que la SA Parfums Yves Saint Laurent expose que l'huissier de justice a constaté que Mme Ducombs avait acheté dans la pharmacie, le 26 décembre 1991, trois paquets cadeaux, contenant chacun un produit de sa marque ;
Considérant qu'elle note à juste titre que ce faisant l'huissier n'a pas procédé à une enquête, comme la société intimée le lui reproche ;
Considérant qu'elle relève exactement qu'il n'est pas démontré que Mme Ducombs a acheté ces cadeaux avant d'entrer dans la pharmacie ; que d'ailleurs la société intimée ne le prétend pas ;
Considérant que la SARL Parfumerie Caillavet soutient, et cela, dès sa lettre de protestation en date du 29 février 1992, qu'elle a fait l'objet d'une provocation et que pour être agréable à Mme Ducombs qui se recommandait d'un ancien assistant de la pharmacie, elle a envoyé quérir les produits à la parfumerie ;
Considérant que le constat de Maître Gachassin se contente d'indiquer que Mme Ducombs est entrée dans la pharmacie et en est ressortie avec les produits Yves Saint Laurent ; qu'il ne donne aucune indication sur le temps qui s'est écoulé, ni sur les allées et venues qui ont pu se produire entre la pharmacie et la parfumerie ;
Considérant que Mme Ducombs n'établit aucune attestation pour détailler ce qui s'est passé pendant sa présence dans la pharmacie ;
Considérant que la SA Parfumerie Yves Saint Laurent ne démontre pas que des produits de sa marque se trouvaient dans la pharmacie, autrement qu'en vitrine ; qu'il lui était pourtant loisible de faire désigner par ordonnance sur requête un huissier pour se rendre à l'intérieur de la pharmacie et vérifier si des parfums destinés à la vente s'y trouvaient, ainsi que des sacs plastiques au nom de la parfumerie et les articles nécessaires pour faire des paquets cadeaux étiquetés ;
Considérant que les constatations matérielles de l'huissier peuvent s'expliquer par le souci du pharmacien d'être agréable à une cliente en déférant, à titre exceptionnel, à sa demande, de lui faire chercher des parfums à la boutique voisine ; qu'elles ne démontrent pas qu'une vente de produits Yves Saint Laurent a eu lieu dans la pharmacie ;
Considérant que la SA Parfums Yves Saint Laurent fait également observer qu'étaient exposés dans la vitrine des produits Yves Saint Laurent et des éléments de PLV Opium, et en déduit que cette seule violation justifie la résiliation du contrat sans préavis, en application de son article IV-2° ;
Considérant que la SARL Parfumerie Caillavet fait valoir que la résiliation du contrat pour ces seuls faits matériels est abusive, d'autant que de multiples pancartes invitaient les clients éventuels à se rendre à la parfumerie et mentionnaient que la vitrine était aimablement prêtée par la pharmacie ;
Considérant que la présence de ces pancartes apparaît effectivement sur les photos du constat, et se trouve attestée par deux témoins; que les personnes intéressées se trouvaient donc dirigées vers la parfumerie voisine; que l'exposition de parfums dans la vitrine d'une pharmacie, dans ces conditions, ne peut entraîner leur dépréciation;
Considérant que cette exposition ne cause aucun préjudice à la SA Parfums Yves Saint Laurent, et ne constitue pas une violation de l'esprit du contrat de distribution sélective; qu'en se saisissant de ce prétexte, sans mettre en demeure son cocontractant de mettre fin à ce qu'elle estimait comme une infraction au contrat, et en prononçant la résiliation pour cette transgression purement formelle, la société appelante n'a pas agi de bonne foi, et a abusé de son droit;
Considérant qu'il échet en conséquence de juger que le contrat n'a pas été valablement résilié; que le jugement doit être émendé en ce qu'il dit que la résiliation est intervenue aux torts de la SA Parfums Yves Saint Laurent, alors qu'en fait cette résiliation doit être annulée ;
Considérant en revanche que le comportement abusif et de mauvaise foi de la SA Parfums Yves Saint Laurent a causé un préjudice indéniable à la SARL Parfumerie Caillavet ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il alloue à cette dernière la somme de 50 000 F en réparation de ce préjudice ;
Considérant en outre que la violation insignifiante et formelle du contrat par la SARL Parfumerie Caillavet n'a causé aucun préjudice à la SA Parfums Yves Saint Laurent; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté cette dernière de sa demande en paiement de dommages-intérêts ;
Considérant toutefois, qu'en exécution du contrat, la SA Parfums Yves Saint Laurent est en droit de mettre en demeure la SARL Parfumerie Caillavet de cesser d'exposer ses produits dans la vitrine de la pharmacie ;
Que le jugement sera confirmé sur ce point ; qu'en effet, contrairement à l'opinion de la société appelante cette disposition n'est pas contradictoire avec l'annulation de la résiliation brutale et sans préavis, qui doit être distinguée d'une rupture pouvant intervenir sans abus, après le refus d'un cocontractant de déférer à une mise en demeure légitime ;
Considérant que la SARL Parfumerie Caillavet demande à titre principal la confirmation du jugement ; que cette décision a enjoint à la SA Parfums Yves Saint Laurent de rouvrir le compte de la SARL Parfumerie Caillavet à titre de distributeur agréé et de livrer toute commande passée et à venir, et en particulier celle passée le 9 avril 1992, sous astreinte de 100 F par jour de retard ;
Considérant que la SA Parfums Yves Saint Laurent fait valoir qu'elle était parfaitement fondée à refuser d'examiner la demande d'ouverture de compte de la SARL Parfumerie Caillavet alors que cette dernière avait manifesté sa mauvaise foi en violant délibérément la clause " lieu de vente " ;
Mais considérant que la violation du contrat par la SARL Parfumerie Caillavet, trop bénigne pour justifier la résiliation du contrat, ainsi qu'il a été démontré, ne saurait motiver le refus de la SA Parfums Yves Saint Laurent d'examiner la demande d'ouverture de compte de la SARL Parfumerie Caillavet, cette dernière remplissant toutes les conditions objectives pour être agréée, dès lors qu'elle renonce à l'exposition des produits dans la vitrine de la pharmacie ;
Considérant que le jugement doit donc être confirmé sur ce point, sauf à dire que l'astreinte commencera à courir trente jours après la signification de l'arrêt, et qu'à l'expiration du délai de six mois, il sera à nouveau fait droit ;
Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Dit que le contrat n'a pas été valablement résilié par la SA Parfums Yves Saint Laurent, Confirme le jugement rendu le 8 décembre 1992 par le Tribunal de commerce de Nanterre pour le surplus, sauf à préciser que l'astreinte commencera à courir à trente jours après la signification de l'arrêt, et qu'à l'expiration du délai de six mois, il sera à nouveau fait droit, Y ajoutant, condamne la SA Parfums Yves Saint Laurent à payer à la SARL Parfumerie Caillavet la somme de quinze mille francs (15 000 F) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la SA Parfums Yves Saint Laurent aux dépens d'appel et accorde à la SCP Jullien - Lecharny - Rol, titulaire d'un office d'avoué, le droit de recouvrement conforme aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.