CA Orléans, ch. civ. sect. 2, 29 novembre 1994, n° 911-93
ORLÉANS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Garage Granger (SA)
Défendeur :
Berson, Alteam 2 (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Tay
Conseillers :
M. Bureau, Mme Magdeleine
Avoués :
SCP Laval-Lueger, Me Bordier
Avocats :
Mes Doury, Gendre
Alain Berson, garagiste ancien agent Citroën de Montoire, s'est vu reprocher par la SA Garage Granger, concessionnaire exclusif de la marque Citroën sur la zone de Vendôme, d'avoir proposé à la vente des voitures neuves de la marque avec d'importants rabais et d'avoir ainsi commis des actes de concurrence déloyale encore renforcés par la publication d'encarts publicitaires comparant les prix pratiqués chez lui à ceux du tarif des concessionnaires Citroën ;
Par jugement du 8 janvier 1993, le tribunal de commerce de Blois a débouté la SA Garage Granger de toutes ses demandes aux motifs que le contrat de concession exclusive passé entre Citroën et le Garage Granger est inopposable aux tiers dont Berson ; que le règlement de la Communauté Economique Européenne n° 123-85 qui reconnaît la légalité de telles conventions n'a pas pour effet de les rendre plus opposables aux tiers ; que le fait pour Berson de satisfaire des commandes en dépit des droits d'exclusivité dont bénéficiait à sa connaissance le garage Granger ne constituait pas en lui-même, en l'absence d'autres éléments, un acte de concurrence déloyale et que les actes de publicité comparative illégale et mensongère qui étaient reprochés à Berson n'étaient pas caractérisés ;
Le même jugement déboutait Berson de sa demande reconventionnelle en dommages-intérêts en réparation du préjudice qui lui aurait été causé par la publication dans la presse locale, à la demande du garage Granger, de sa " radiation " du réseau d'agents Citroën ;
La SA Garage Granger a relevé appel de cette décision ; elle fait valoir que l'opposabilité aux tiers des contrats de concession exclusive est reconnue par la jurisprudence sauf à vider de son sens la législation européenne et, notamment, le règlement 123-85 du 12 décembre 1984 qui les autorise expressément, en dérogation à l'article 85-3 du traité de Rome, en matière de vente d'automobiles ; elle ajoute que les possibilités réelles d'importation parallèle prévues par ledit texte sont réservées aux seuls mandataires remplissant les conditions fixées par la communication du 4 décembre 1991 clarifiant l'activité de ces intermédiaires auxquels Alain Berson ne peut prétendre appartenir compte tenu des conditions dans lesquelles il exerce son activité ;
L'appelant demande donc l'infirmation du jugement et la constatation des infractions de l'intimé avec les textes européens précités ainsi que des faits de concurrence déloyale et de publicité illégale à son encontre ;
Elle demande qu'il soit fait interdiction à Berson, comme revendeur, de vendre des véhicules Citroën neufs ou immatriculés depuis moins de trois mois ou ayant parcouru moins de 3 000 kilomètres sous astreinte de 50 000 F par infraction constatée ;
Elle réclame qu'il soit rappelé, en tant que de besoin, que la vente de tels véhicules est réservée aux seuls mandataires remplissant les conditions fixées par les textes précités et sollicite qu'il soit fait interdiction à Berson, en tant que revendeur, de faire toute publicité pour des véhicules neufs ou immatriculés depuis moins de trois mois ou ayant parcouru moins de 3 000 kilomètres ; enfin, elle demande la condamnation de Berson à lui payer 100 000 F de dommages-intérêts et 20 000 F d'indemnité de procédure ;
Alain Berson demande la confirmation du jugement par adoption des motifs mais il forme, toutefois, appel incident sur les dispositions du jugement qui le déboutent de sa demande de dommages-intérêts et d'indemnité de procédure envers la société garage Granger ;
Il soutient que le contrat de concession exclusive liant les sociétés Citroën et garage Granger ne lui est pas opposable et que son comportement n'est pas constitutif de concurrence déloyale ;
Il ajoute que les choses doivent être ramenées à de justes proportions et rappelle qu'il a vendu, en tout et pour tout, trois véhicules Citroën neufs à des clients qui, de toutes façons, ne seraient pas allés au garage Granger et que ces véhicules ont été achetés au concessionnaire Citroën de Blois, la société Alteam 2 ; sans revendiquer expressément la qualité de mandataire pour ces trois véhicules, il fait remarquer que le bon de commande est au nom des acquéreurs, que les voitures achetées ne sont jamais devenues sa propriété et qu'il n'a aucun stock de véhicules neufs Citroën ;
Il ajoute qu'il a été mis fin de façon brutale à son contrat d'agent Citroën et que le garage Granger lui a causé un préjudice auprès de ses clients en publiant dans la presse un encart mentionnant sa " radiation " du réseau avec tout ce que ce terme comporte de nuance péjorative ; il conclut donc à la condamnation de l'appelante à lui verser 100 000 F de dommages-intérêts et 20 000 F d'indemnité de procédure ; il demande, à titre subsidiaire, à être garanti par la société Alteam 2 de toutes condamnations prononcées contre lui ;
La société Alteam 2, assignée à personne habilitée, n'a pas constitué avoué ;
Sur quoi, LA COUR :
Attendu que, s'il est exact qu'aux termes de la jurisprudence la plus récente rappelée par le tribunal, le contrat de concession exclusive n'échappe pas à l'effet relatif du lien conventionnel défini par les dispositions de l'article 1165 du Code civil, et que le seul fait pour une société de satisfaire des commandes en dépit des droits d'exclusivité dont bénéficie, à sa connaissance, un concessionnaire ne constitue pas, en l'absence d'autres éléments, un acte de concurrence déloyale, il n'en reste pas moins qu'un tel comportement peut devenir fautif et engager la responsabilité délictuelle de l'intéressé quand il s'inscrit dans un ensemble de démarches anti-concurrentielles et méprise la réglementation européenne à régir la matière ;
Attendu, en droit, que l'article 85-1 du traité de Rome interdit les ententes destinées à fausser le jeu de la libre concurrence ; que ce texte a reçu, cependant, dérogation en matière de distribution, de vente et après-vente de véhicules neufs par le règlement 123-85, qui autorise formellement en la matière les constructeurs automobiles concédants et leurs concessionnaires ;
Attendu que, pour permettre l'accès direct de l'automobiliste utilisateur final au marché de la voiture neuve sans passer par le réseau officiel et garantir ainsi une possibilité légale de vente ou d'importation parallèle, le règlement dont s'agit prévoit (article 3, 11°) une exception ouverte aux intermédiaires mandatés pour acheter ou pour prendre livraison d'un véhicule automobile déterminé ;
Attendu que la qualité de mandataire telle que mentionnée ci-dessus a été explicitée par une communication de la Commission du 4 décembre 1991 qui précise que le mandataire est un intermédiaire prestataire de service qui agit pour le compte d'un acheteur utilisateur final qui l'a spécialement mandaté pour rechercher en son nom un véhicule déterminé et qui se distingue du négociant en ce sens qu'il n'assume pas les risques afférents à la propriété, qu'il répercute sur l'acheteur l'intégralité des remises obtenues pour son compte qu'il assure plus ou moins les services relatifs à la mise en circulation du véhicule mais doit en avertir clairement son mandant et qu'il doit faire son éventuelle publicité en rendant impossible toute confusion dans l'esprit des acheteurs entre son rôle de prestataire de service et celui d'un revendeur ;
Attendu que les dispositions du règlement européen n° 123-85 sont entrées en vigueur au 1er juillet 1985 et sont applicables jusqu'au 30 juin 1995 de façon obligatoire dans tous les états membres ; qu'il n'est pas contesté que les agissements litigieux imputés à Berson s'étalent sur les années 1992 et 1993 et ont persisté sur 1994 ;
Attendu que, pour cette période, il n'est pas contestable qu'Alain Berson a proposé à la vente aux particuliers des véhicules neufs de marque Citroën en provenance de pays membres de la communauté alors qu'il n'a la qualité ni de concessionnaire ou agent agréé ni de mandataire au sens des textes précités ;
Attendu, notamment, qu'il a publié dans des journaux locaux des annonces publicitaires faisant l'amalgame entre voitures neuves et occasions " visibles 7 jours sur 7 ", étant précisé qu'ici doivent être assimilés en vertu des normes européennes, aux véhicules neufs les véhicules ayant parcouru moins de trois mille kilomètres ou immatriculés depuis moins de trois mois ;
Attendu que la plus révélatrice de ces annonces a été publiée dans le journal " Bip 41 " du 8 juillet 1992 dans lequel on pouvait lire sur une demi page " - 10 % minimum sur une Citroën neuve modèle 93 " et que figuraient dans l'encart quatre exemples des tarifs pratiqués comparés avec le prix catalogue pour l'année modèle considérée ;
Attendu qu'une telle publicité ne remplit pas les conditions exigées par l'article 10-1 de la loi du 18 janvier 1992 relative à la publicité comparative; qu'en effet en comparant ses tarifs à ceux du catalogue Citroën, c'est-à-dire à ceux des revendeurs agréés de la marque, sans que les véhicules concernés soient strictement identiques aux voitures mises en vente par les concessionnaires et agents (puisque la provenance CEE figurait sur les publicités), sans que les conditions de vente (et notamment de mise en circulation, dédouanement, certificat des mines, garanties après-vente) ne soient les mêmes et sans que la durée de l'offre tarifaire ne soit précisée, Alain Berson n'a pas respecté le texte précité; qu'en outre, Berson se présente dans ces publicités comme négociant en automobiles et non comme mandataire, qualité qu'il ne revendique pas ouvertement dans ses conclusions; qu'une telle publicité se révèle donc de nature à induire en erreur le consommateur sur la qualité du service rendu;
Attendu, en résumé, qu'Alain Berson a vendu des véhicules neufs de marque Citroën alors que les textes communautaires réservent l'activité de vendeur de véhicules neufs aux seuls membres des réseaux de distribution exclusive agréés par les constructeurs ou aux mandataireset que l'intimé n'appartient ni à l'une ni à l'autre des catégories dont s'agit; qu'il a utilisé pour vendre ces automobiles des moyens publicitaires prohibés faussant le jugement des consommateurs sur la qualité des véhicules, leur prix réel et la qualité du service rendu en établissant une comparaison illicite avec le réseau officiel de la marque; qu'une telle attitude est constitutive d'actes de concurrence déloyale envers le garage Granger, concessionnaire Citroën sur le secteur considéré et justifient qu'il soit fait droit aux demandes de ce dernier contrairement à ce qu'a décidé le tribunal dont le jugement sera reformé sur ce point ;
Attendu qu'il sera fait droit, en conséquence aux demandes d'interdiction sous astreinte de vendre des véhicules neufs de marque Citroën et de faire de la publicité pour une telle vente ; que la Cour, en revanche, n'a pas, dans le dispositif du présent arrêt, à rappeler à Berson ce qu'est un mandataire ;
Attendu que le préjudice subi par la SA garage Granger doit être ramené à des justes proportions ; que, selon ses propres pièces, ses ventes de Citroën sur la région de Montoire ont très peu baissé entre les exercices 91-92 et 92-93 et se chiffrent à quelques unités seulement ; qu'il n'est, par ailleurs, pas certain que l'intégralité de la baisse des ventes soit due plus à l'action de Berson, petit négociant de campagne, qu'à des facteurs extérieurs ; que, dans ces conditions, faute d'éléments plus précis donnés par l'appelante, son préjudice sera évalué par la Cour à la somme de 30 000 F ;
Attendu qu'il apparaît inéquitable de laisser supporter à l'appelante la charge de la totalité des frais irrépétibles qu'elle a dû engager ; qu'il lui sera accordé une indemnité de 5 000 F à ce titre ;
Attendu que les trois ventes de véhicules Citroën aux acheteurs Renvoise, Lance et Brossier sortent du cadre de la discussion qui précède ; que le vendeur des véhicules considérés est non pas Berson, qui n'apparaît ici que comme un simple intermédiaire, mais le concessionnaire Citroën de Blois, la société Alteam 2 ; qu'aucun acte de concurrence déloyale ne peut être imputé sur ces ventes au garage Berson ; que, par ailleurs, la société Alteam 2 n'est pas concernée par les faits de concurrence déloyale retenus précédemment contre Alain Berson ; que l'appel en garantie de celui-ci contre la société Alteam 2 relève donc de l'amalgame total et sera rejeté ;
Attendu enfin, que c'est avec une certaine outrecuidance que Berson prétend subir un préjudice en raison de l'annonce passée par le garage Granger selon laquelle il était radié du réseau Citroën alors qu'il est établi que ladite radiation est due à son comportement irresponsable dans l'exécution de la convention d'agent Citroën qui le liait au concessionnaire ; comportement qui lui faisait organiser, alors qu'il était sous contrat avec cette marque, des " journées portes ouvertes " de présentation de la gamme concurrente Volkswagen Audi ; que l'annonce du garage Granger était donc particulièrement nécessaire pour aviser la clientèle, vraisemblablement déroutée, par un tel comportement, du fait que Berson ne faisait plus partie du réseau ; qu'à bon droit, dans ces conditions, Berson a été débouté de ses demandes à l'encontre de la SA Granger ;
Par ces motifs : Statuant publiquement, par décision réputée contradictoire et en dernier ressort ; Réforme le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la SA Garage Granger de ses demandes et l'a condamné aux dépens ; Le confirme en ses autres dispositions non contraires au présent arrêt ; Sur les points réformés : Constate qu'Alain Berson s'est rendu auteur de violations des règlements communautaires et d'actes de concurrence déloyale ainsi que de publicité illicite ; Fait interdiction à Alain Berson, en qualité de revendeur, de vendre des véhicules Citroën neufs ou immatriculés depuis moins de trois mois ou ayant parcouru moins de 3 000 kilomètres sous astreinte de 50 000 F par infraction constatée ; Lui fait interdiction, en qualité de revendeur, de faire toute publicité pour des véhicules Citroën neufs ou immatriculés depuis moins de trois mois ou ayant parcouru moins de 3 000 kilomètres ; Condamne Alain Berson à payer à la SA garage Granger une somme de 30 000 F à titre de dommages-intérêts et 5 000 F d'indemnité de procédure ; Déboute Alain Berson de toutes ses demandes; Condamne l'intimé aux dépens de première instance et d'appel ; Accorde pour les dépens d'appel, à la société civile professionnelle Michel et Olivier laval et Françoise Lueger, Avoués associés, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.