CA Paris, 1re ch. B, 10 février 1995, n° 92-3198
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Gift Shop (SA)
Défendeur :
Boucheron Parfums (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Guerin
Conseillers :
Mme Collomp, M. Pluyette
Avoués :
Me Melun, SCP Gaultier Kistner
Avocats :
Mes Adda, Lardin.
La société Gift Shop est appelante du jugement rendu le 27 novembre 1991 par le Tribunal de commerce de Paris dans le litige l'opposant à la société Boucheron Parfums.
Référence étant faite à cette décision et aux écritures échangées entre les parties pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, il convient de rappeler les éléments suivants.
La société Boucheron Parfums est le distributeur exclusif en France de la société de droit suisse PCI (Parfums et Cosmétiques International), titulaire de la licence de la marque Boucheron qui lui a été consentie par la société Boucheron Joaillerie pour la parfumerie et les cosmétiques dans le monde entier.
Le 22 décembre 1988, la société Gift Shop, commercialisant des articles de " bijouterie, maroquinerie, parfumerie et accessoires ", lui a demandé d'avoir la possibilité de commercialiser ses produits dans la galerie commerciale qu'elle exploitait au Centre Michelet à La Défense.
Le 17 avril 1989, la société Boucheron Parfums lui répondait que les conditions dans lesquelles la marque Boucheron lui avait été concédée lui interdisaient de donner suite à cette demande. Puis, le 3 novembre suivant, elle lui transmettait un extrait du contrat de la licence de marque concédée par le joaillier Boucheron, qui précisait en son article 7-2 " qu'afin de préserver l'image prestigieuse de la marque, la distribution des produits s'effectuerait selon des circuits commerciaux sélectifs à l'exclusion de toute diffusion populaire ou de masse ".
Exposant qu'elle était agréée dans les réseaux de distribution sélective d'autres marques de parfums, la société Gift Shop a réitéré sa demande le 21 septembre 1990.
Le 14 novembre suivant, la société Boucheron Parfums lui répondait que sa marque était déjà distribuée sur trois points de vente sur la commune de Courbevoie-La-Défense, qu'une nouvelle ouverture dans cette zone ne pouvait être envisagée pour le moment, mais que sa demande était enregistrée et qu'elle serait informée lorsque la décision serait prise d'étendre sa distribution.
Enfin, le 28 mars 1991, la société Gift Shop présentait une troisième demande en exposant qu'elle avait ouvert en octobre 1989 au CNIT-La Défense une boutique qui répondait parfaitement aux critères qualitatifs requis pour être agréé. Mais la société Boucheron Parfums lui répondait le 19 avril que sa capacité de production et de développement de la marque ne lui permettait pas de satisfaire sa demande.
Soutenant que les trois réponses ainsi données à ses demandes successives constituaient des refus de vente prohibés par l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, la société Gift Shop a assigné le 17 juin 1991 la société Boucheron Parfums en vue d'obtenir la livraison de ses produits sous astreinte et sa condamnation au paiement de dommages-intérêts.
Constatant la licéité du réseau de distribution des parfums Boucheron et relevant que le refus opposé à la société Gift Shop ne présentait aucun caractère discriminatoire, dès lors que trois magasins situés sur la même commune avaient été agréés antérieurement à sa demande, le jugement déféré a débouté cette société de toutes ses prétentions et l'a condamnée à payer à la défenderesse une indemnité de 10.000 F en application de l'article 700 du NCPC.
La société Gift Shop poursuit la réformation de cette décision en soutenant que l'instruction de sa demande a été traitée de manière dilatoire, que la liste d'attente sur laquelle elle avait été inscrite a été gérée de manière discriminatoire dans la mesure où des demandes enregistrées postérieurement à la sienne ont été satisfaites, et que la société Boucheron Parfums ne rapporte pas la preuve de la légitimité de la limitation quantitative de ses points de vente .
Elle demande en conséquence d'enjoindre à la société Boucheron Parfums de lui livrer ses commandes dans les dix jours de leur réception sous astreinte de 10.000 F par jour de retard et de la condamner à lui payer la somme de 100.000 F à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive et celle de 50.000 F sur le fondement de l'article 70 du NCPC.
Invoquant la licéité de son réseau au vu de l'avis de la Commission de la concurrence du 1er décembre 1983 et réfutant le grief de traitement discriminatoire formé à son encontre, la société Boucheron Parfums a conclu à la confirmation du jugement entrepris en sollicitant une indemnité de 30.000 F pour ses frais irrépétibles.
Elle a en outre fait observer que les demandes de livraisons présentées par la société Gift Shop ne pourraient plus être satisfaites, dès lors que depuis le 1er janvier 1993 les parfums Boucheron sont distribués dans le cadre de contrats de concession exclusive sur l'ensemble du territoire français et que la zone territoriale concernée par la présente procédure fait déjà l'objet d'un tel contrat.
Répliquant que les contrats de concession étaient en réalité des contrats de distributeurs agréés et que la société Boucheron Parfums ne rapportait pas la preuve de la licéité de son réseau de distribution exclusive, la société Gift Shop a maintenu l'intégralité de ses prétentions.
Subsidiairement, elle a sollicité la somme de 840.000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice par elle subi du fait du refus de livraison des parfums Boucheron antérieurement à l'entrée en vigueur des contrats de concession, soit 600.000 F avec intérêts au taux légal à compter du 1er janvier 1989 pour la galerie commerciale du Centre Michelet et 240.000 F avec intérêts au taux légal à compter du 1er janvier 1992 pour le point de vente du CNIT.
Relevant que le réseau de distribution sélective et celui de concession commerciale exclusive étaient susceptibles d'affecter le commerce intra-communautaire, la Cour a, par arrêt du 8 juillet 1994, ordonné la réouverture des débats en invitant les parties à conclure sur l'application de l'article 85 du Traité de Rome à ces réseaux et en enjoignant à la société Boucheron Parfums de faire connaître si elle a procédé à la notification de son réseau à la Commission des communautés européennes aux fins d'exemption ou si celui-ci a fait l'objet d'une attestation négative.
Exposant que sa part de marché ne représente que 0,5 %, la société Gift Shop a déclaré ne pas avoir saisi la Commission dans la mesure où celle-ci a exclu du champ d'application de l'article 85 susvisé les accords " d'importance mineure ".
Après débats à l'audience du 28 septembre 1994, l'examen de l'affaire a été renvoyé en continuation à l'audience du 15 décembre 1994 pour conclusions du Ministère public qui a estimé " qu'au regard du droit communautaire, les systèmes en cause paraissent actuellement, compte tenu d'une part du chiffre d'affaires de la société relatif à la vente de parfums qui est inférieur à 200.000.000 d'écus et d'autre part du quantum de cette activité qui est très inférieur à 5 % du marché, exclus du champ d'application de l'article 85 du Traité de Rome ".
A la suite de ces conclusions, les parties ont, après y avoir été autorisées, déposé les 17 et 20 janvier 1995 des notes en délibéré qu'elles se sont régulièrement communiquées.
Sur ce, LA COUR,
Considérant qu'au soutien de son grief de refus de vente, la société Gift Shop fait valoir en premier lieu qu'alors qu'elle avait demandé dès le 5 octobre 1988 à la société Boucheron d'avoir la possibilité de commercialiser ses articles et produits, celle-ci a attendu le 17 avril 1989 pour lui faire connaître qu'il lui était impossible de donner suite à cette demande ;
Mais considérant qu'il ressort des pièces versées aux débats que la lettre susvisée du 5 octobre 1988 avait été adressée à la société Boucheron Joaillerie, 26 place Vendôme à Paris (1er), et que ce n'est que le 22 décembre suivant que la société Gift Shop a saisi la société Parfums Boucheron, 73 avenue des Champs-Elysées à Paris (8°), seule concernée par la demande en question ;
Considérant par ailleurs qu'il importe peu que cette société ait tardé à répondre à cette demande, dès lors que son motif essentiel de refus portait sur la présence antérieure de trois points de vente de ses produits sur la zone d'activité de la requérante ;
Considérant que la société Boucheron Parfums produit à ce sujet les " contrats de dépositaire agréé " par elle consentis à la société Christina exploitant des parfumeries au Centre commercial " Les quatre temps " à La Défense, au Centre commercial Charras à Courbevoie ainsi que rue de Bezons sur la même commune et que ces contrats ont été signés le 15 septembre 1988, soit antérieurement à la première lettre adressée par la requérante à la société Boucheron Joaillerie ;
Considérant que ma société Gift Shop fait valoir en second lieu qu'elle a été traitée de manière discriminatoire, dès lors que si la société Boucheron Parfums a accepté de l'inscrire sur une liste d'attente sur laquelle elle prenait rang à la date de sa demande du 22 décembre 1988, elle a toujours refusé de la livrer, alors que la Parfumerie Marionnaud à Clamart et la Parfumerie " Elodie Parfums " à Issy-les-Moulineaux ont été livrées à partir des mois d'avril et octobre 1991, bien que leurs demandes aient été présentées postérieurement à la sienne les 17 mars 1989 et 25 septembre 1990 ;
Mais considérant que la société Boucheron Parfums est fondée à répliquer que ces livraisons concernaient des parfumeries implantées sur d'autres communes qui ne comportaient aucun point de vente des parfums Boucheron, alors que la demande de la société Gift Shop tendait à obtenir la création d'un quatrième point de vente sur la commune de Courbevoie, ce qu'elle n'estimait pas souhaitable à bref délai afin d'assurer de manière équilibrée l'implantation progressive de ses produits sur l'ensemble du territoire ;
Qu'il s'ensuit que le grief de traitement discriminatoire n'est pas davantage fondé ;
Considérant que la société Boucheron Parfums fait en outre observer qu'au lieu de multiplier ses points de vente, comme le prétend la société Gift Shop, elle les a au contraire délimités en substituant à son réseau de distribution sélective un réseau de concession exclusive ;
Considérant que l'appelante conteste la transformation de ce réseau en soutenant que les contrats de concession versés aux débats constituent en réalité des contrats de dépositaires agréés, dès lors qu'ils n'interdisent pas aux concessionnaires de vendre des parfums concurrents de ceux de la marque concédée ;
Mais considérant que s'il est possible pour un concessionnaire de cumuler plusieurs concessions de différentes marques, l'exclusivité de la revente des produits du concédant sur un territoire déterminé suffit à distinguer le contrat de concession du contrat de distributeur agréé qui ne comporte aucun engagement d'exclusivité similaire ;
Or considérant que dans les contrats par elle conclus le 10 mars 1993 avec la société Christina, la société Boucheron Parfums s'est expressément engagée à son égard à ne pas livrer de produits Boucheron à un autre distributeur sur les territoires définis aux contrats ;
Que le quartier de La Défense étant expressément compris dans les zones d'exclusivité ainsi concédées, la société Gift Shop ne saurait prétendre obtenir la livraison des mêmes produits pour les commercialiser dans ce même secteur ;
Considérant que l'appelante conteste enfin la régularité, tant au regard du droit communautaire que du droit interne, des réseaux successivement mis en place par la société Boucheron Parfums en faisant valoir qu'ils avaient pour effet de freiner la concurrence par la limitation du nombre de ses distributeurs ;
Mais considérant que si la société intimée reconnaît que des accords conclus entre des entreprises d'un même Etat membre pourraient être susceptibles de rendre plus difficile la vente des produits des autres Etats sur le territoire concerné et donc d'entraver l'interpénétration des marchés voulue par le Traité de Rome, elle relève exactement que la Commission des communautés européennes a, par une communication du 3 décembre 1986, exclu du champ d'application de l'article 85 de ce traité " les accords qui n'affectent que de manière insignifiante le commerce entre Etats membres ou la concurrence ", en précisant que ces " accords d'importance mineure " peuvent être qualifiés ainsi lorsque les produits en cause ne représentent pas plus de 5 % du marché de l'ensemble de ces produits dans le territoire du marché commun où les accords produisent leurs effets et lorsque le chiffre d'affaires total, réalisé au cours d'un exercice par les entreprises participantes, ne dépasse pas 200.000.000 d'écus, soit environ 1.300.000.000 F ;
Or considérant que la société Boucheron Parfums justifie n'avoir réalisé en 1993 qu'un chiffre d'affaires de 36.596.801 F et verse aux débats un tableau classant les 20 premières marques de parfums détenant respectivement de 9,6 % à 1,2 % du marché concerné, en faisant observer qu'elle n'y figure pas puisque sa propre part de marché n'est que de 0,5 % ;
Qu'il ne peut donc lui être reproché de ne pas avoir, en l'état actuel de son développement, soumis ses réseaux à l'agrément de la Commission des communautés européennes ;
Considérant par ailleurs qu'en droit interne, dans un avis du 1er décembre 1983 relatif à la situation de la concurrence dans le secteur de la distribution des produits de parfumerie, la Commission de la Concurrence avait expressément estimé " qu'eu égard aux structures du marché de la parfumerie de luxe, aux caractéristiques des produits en cause, au degré de la concurrence entre les marques, chaque fabricant doit pouvoir, sans inconvénient sensible pour la concurrence, rester maître de la détermination du nombre total de revendeurs qu'il désire intégrer dans son réseau en fonction de ses objectifs de production " ;
Or considérant que la société Boucheron Parfums justifie avoir fait procéder en 1992 par l'institut PROSCOP à une étude déterminant le nombre des points de vente potentiel par agglomération en fonction du nombre d'habitants et donc de la demande des consommateurs dans la zone considérée, et qu'elle est fondée à faire observer que la création de nouveaux points de vente excédentaires ne pouvaient qu'entraîner des surcoûts tant pour le fournisseur que pour les consommateurs;
Considérant qu'il s'ensuit que la limitation quantitative de ses points de vente se trouve ainsi justifiée, que la régularité de son réseau de concession ne peut être contestée et que son refus antérieur d'agréer la société Gift Shop dans son réseau de distribution sélective ne procède d'aucun traitement discriminatoire ;
Qu'il convient en conséquence de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a déclaré la société Gift Shop mal fondée en son action et de la débouter de toutes ses demandes ;
Considérant qu'en application de l'article 700 du NCPC, il convient d'allouer à la société Boucheron Parfums une indemnité complémentaire de 15.000 F pour les frais irrépétibles par elle exposés à la suite de cet appel non fondé ;
Par ces motifs : Déclare la société Gift Shop mal fondée en son appel ; la déboute de toutes ses demandes ; Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ; Y ajoutant, Condamne la société Gift Shop à payer à la société Boucheron parfums une indemnité complémentaire de 15.000 F en application de l'article 700 du NCPC ; la condamne aux dépens d'appel, dont le montant pourra être recouvré directement par la SCP Gaultier-Kistner, Avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.