CA Paris, 1re ch. C, 16 mars 1995, n° 93-9243
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Enodis (SARL)
Défendeur :
Prodim (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Durieux
Conseillers :
Mmes Garban, Pascal
Avoués :
Me Bodin-Casalis, SCP Gaultier-Kistner
Avocats :
Mes Gast, Duffour.
La société en nom collectif Prodim et M. Esnault, aux droits duquel se trouve la SARL Enodis, ont signé le 9 mai 1989, la première en qualité de franchiseur et le second en qualité de franchisé, un accord de franchise portant sur l'exploitation d'un supermarché à l'enseigne Shopi. Le concours apporté par le franchiseur s'analysait en une assistance et une aide au franchisé pour l'organisation de son activité. Le contrat, qui prévoyait un certain nombre d'obligations à la charge de chacune des parties, comportait une clause compromissoire.
Un litige est né entre les parties et Enodis a mis en œuvre la procédure d'arbitrage. Un compromis a été signé le 4 mars 1992, confiant au tribunal arbitral, composé de MM. Lafarge, Gautier et Chartier, la mission de statuer, en dernier ressort et en qualité d'amiable compositeur, sur les demandes de Enodis tendant à la résolution du contrat aux torts de Prodim, subsidiairement à la nullité du contrat pour absence de cause de la part du franchiseur, enfin à l'établissement d'un compte entre les parties, ainsi que sur la demande reconventionnelle de Prodim en paiement de l'intégralité des redevances.
Le 2 novembre 1992, le tribunal arbitral a rendu une sentence dont le dispositif est le suivant :
- condamne la société Prodim à payer à la société Enodis la somme totale de 66 345,96 F, montant des causes sus énoncées,
- condamne la société Enodis à payer à la société Prodim la somme de 248 782,90 F, montant de son compte arrêté au 5 octobre 1992,
- ordonne la compensation de ces sommes à due concurrence,
- dit en conséquence que la société Enodis doit verser à la société Prodim la somme de 182 436,94 F, et la condamne à payer ladite somme augmentée des intérêts au taux légal à compter de la date de la présente sentence,
- déboute les parties de tout autre demande,
- dit que les frais et honoraires d'arbitrage seront supportés par moitié par chacune des parties.
Enodis a formé contre cette sentence un recours en annulation, demandant à la Cour de
- à titre principal, prononcer, par application de l'article 1484 du Nouveau code de procédure civile, la nullité de la sentence rendue à l'encontre de Enodis en date du 2 novembre 1992, comme issue d'une convention d'arbitrage s'insérant dans une convention principale contraire à l'article 85 du traité des Communautés Économiques européennes (CEE) et à l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dispositions d'ordre public,
- à titre subsidiaire, prononcer, par application de l'article 1484 du Nouveau code de procédure civile, la nullité de la sentence arbitrale comme ayant statué sur les moyens de nullité du contrat de franchise Shopi sans faire application des dispositions d'ordre public de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et du traité CEE en matière de droit de la concurrence,
- à titre infiniment subsidiaire, surseoir à statuer consécutivement à l'introduction d'une question préjudicielle auprès de la Cour de Justice des Communautés Européennes tendant à voir examiner la conformité du contrat de franchise Shopi aux dispositions de l'article 85 du traité CEE et du règlement n° 4087/88 de la Commission Européenne du 30 novembre 1988 portant règlement d'exemption par catégorie des accords de franchise.
La société, au visa de l'article 1484 § 1et 6 du Nouveau code de procédure civile, soutient que la validité de la sentence peut être contestée sur le fondement d'une violation de l'ordre public : dans une première hypothèse, la sentence est nulle parce que la convention d'arbitrage est elle-même nulle, soit qu'elle s'insère dans une convention principale contraire à l'ordre public, soit que l'objet du litige soumis aux arbitres viole l'ordre public ; dans une seconde hypothèse, la validité de la sentence peut être contestée en raison des opérations d'arbitrage, dont l'une des phases contrevient à l'ordre public.
En l'espèce, elle prétend que le contrat de franchise est nul en application des articles 7 et 9 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, relatifs à la prohibition des ententes, dans la mesure où le franchisé est tenu à une obligation d'approvisionnement exclusif ou, à tout le moins, quasi exclusif, ainsi qu'en explication de l'article 85-1 du traité CEE interdisant toutes pratiques concertées susceptibles d'affecter le commerce entre États membres, ayant pour objet ou pour effet d'empêcher ou de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun.
Prodim conclut à l'irrecevabilité du recours et à son rejet, comme mal fondé. A titre infiniment subsidiaire, en cas d'annulation de la sentence, elle demande à la Cour d'évaluer la contrepartie monétaire des prestations dont a bénéficié le franchisé à la somme de 266 676,92 F et de condamner Enodis au paiement de cette somme. En toute hypothèse, elle réclame la condamnation de Enodis à lui payer la somme de 100 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et celle de 50 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.
Le franchiseur prétend que le recours ne peut prospérer qu'à condition que l'objet du litige ait été relatif à l'ordre public et que la sentence porte directement atteinte à ce même ordre public. Il soutient que l'objet du litige, tel qu'il a été soumis aux arbitres, n'était pas relatif à l'ordre public et portait seulement sur les conséquences d'une prétendue inexécution du contrat de franchise, sur son éventuelle nullité pour défaut d'objet mais en aucun cas sur sa conformité au droit de la concurrence interne ou communautaire.
Prodim conteste la nullité du contrat, au regard des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986, en l'absence de clause d'approvisionnement exclusif et alors que, en cas de contestation, une procédure de fixation du prix par expert était contractuellement prévue. La société ajoute que, à supposer qu'il existe une clause d'approvisionnement exclusif, le contrat ne tomberait pas pour autant sous le coup de la prohibition des ententes, dans la mesure où le jeu de la concurrence n'est pas altéré.
Prodim soutient que l'article 85-1 du traité CEE n'est pas applicable au contrat de franchise Shopi, dans la mesure où
- sont exclus de la prohibition des ententes les accords qui n'affectent que d'une manière insignifiante le commerce entre États membres ou le jeu de la concurrence,
- l'existence d'un réseau de distribution n'affecte pas le commerce entre États membres lorsque les contrats ne sont pas conclu entre entreprises relevant de différents États et lorsque le réseau ne s'étend pas au delà du territoire d'un seul état,
- le contrat de franchise ne contient aucune interdiction d'exporter et aucun engagement d'approvisionnement exclusif lequel ne pourrait d'ailleurs affecter le commerce entre États membres que dans des circonstances exceptionnelles non réunies en l'espèce,
- le contrat bénéficie du règlement d'exemption du 30 novembre 1988 relatif aux contrats de franchise, l'obligation d'approvisionnement concernant l'assortiment minimum n'étant édictée que pour maintenir l'identité commune et la réputation du réseau dans un secteur où il était en pratique impossible de définir des critères objectifs de qualité.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 janvier 1995.
Le 2 février 1995, Prodim a déposé des conclusions sollicitant la révocation de l'ordonnance de clôture et actualisant ses demandes relatives à la contrepartie monétaire des prestations dont le franchisé a bénéficié.
Sur ce, LA COUR,
Considérant que Prodim ne justifie d'aucune cause grave au sens de l'article 784 du Nouveau code de procédure civile permettant de révoquer l'ordonnance de clôture ; qu'en effet, la pratique habituelle de la Cour, en cas d'annulation d'une sentence, est de renvoyer les parties à une autre audience pour leur permettre de conclure au fond en application de l'article 1485 du Nouveau code de procédure civile ; que la demande de révocation de l'ordonnance doit être rejetée et les conclusions du 2 février 1995 déclarées irrecevables ;
Considérant que Enodis demande l'annulation de la sentence d'une part au motif que le contrat contenant la clause compromissoire est nul comme contraire aux dispositions internes et communautaires, d'ordre public, du droit de la concurrence et d'autre part au motif que les arbitres, en statuant sur la demande de nullité du contrat, n'ont pas fait application de ces mêmes règles ; considérant que ces deux moyens relèvent le premier de l'article 1484-1 du Nouveau code de procédure civile (absence de convention d'arbitrage ou convention nulle ou expirée) et le second de l'article 1484-6 du même code (violation par les arbitres d'une règle d'ordre public) ;
Considérant que, même lorsqu'ils statuent, comme en l'espèce, en qualité d'amiables compositeurs, les arbitres doivent trancher le litige conformément aux règles de droit impératives ; que, par suite, ils ne peuvent esquiver l'application des normes internes et communautaires, d'ordre public, du droit de la concurrence ; considérant que, même si les parties n'ont pas invoqué ces règles devant les arbitres, il appartenait à ceux-ci d'en faire application, d'office, sous réserve du respect du principe de la contradiction ; que, dès lors, la Cour, saisie d'un recours en annulation, doit vérifier d'une part que les arbitres n'ont pas fait produire effet à un contrat contraire aux dispositions d'ordre public du droit de la concurrence et d'autre part que, en statuant comme ils l'ont fait, ils n'ont pas violé l'une des règles d'ordre public de ce même droit de la concurrence ;
Considérant qu'aux termes de l'article 85-1 du traité CEE,
" Sont incompatibles avec le Marché Commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations, d'entreprises et toutes pratiques concertées qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres, et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché Commun, et notamment ceux qui consistent à :
a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction,
b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements,
c) répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement,
d) appliquer à l'égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
e) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats " ;
Considérant que, pour que le droit communautaire soit applicable au contrat, la condition d'affectation du commerce entre États membres doit être satisfaite; que sont exclues du champ d'application de l'article 85-1 du traité les pratiques qui n'affectent pas de façon sensible ce commerce, même si les seuils quantitatifs fixés par la Commission sont dépassés ;
Considérant que les accords de franchise affectent le commerce entre États membres (exposé des motifs du règlement du 30 novembre 1988) lorsqu'ils sont conclus entre des entreprises de différents États membres ou lorsqu'ils forment la base d'un réseau qui s'étend au-delà des limites d'un seul État membre ; considérant que les accords de franchise Shopi, qui sont seuls en cause en l'espèce, ne rentrent pas dans ces prévisions, qu'en effet ce réseau de franchise reste exclusivement français et ne comporte aucun point de vente établi sur le territoire d'un autre État ;
Considérant que le commerce entre États membres peut également être affecté par des clauses restreignant les importations et, dans des conditions exceptionnelles, par des clauses d'approvisionnement exclusif imposées aux franchisés ; considérant qu'à supposer qu'il existe une telle limitation de la liberté du franchisé - ce qui est contesté par Prodim au regard des articles 25 et 314 du contrat n'imposant une obligation d'approvisionnement qu'en ce qui concerne les produits faisant partie de l'assortiment minimum, de l'article 11 du contrat prévoyant, en cas de contestation relative au prix des fournitures, une procédure de fixation du prix à dire d'expert et de l'affirmation, non contestée, selon laquelle Enodis n'achetait que 60 % de son approvisionnement au franchiseur ou à ses fournisseurs - le commerce entre États membres ne pourrait être affecté que dans un contexte économique et juridique précis, à savoir l'existence, dans le même État de réseaux d'accords similaires dont l'effet cumulatif rendrait l'accès au marché de cet État très difficile pour des fournisseurs étrangers ; considérant qu'Enodis ne justifie pas que les accords de franchise Shopi entraînent concrètement des restrictions de concurrence de nature à affecter les courants d'échange entre États membres alors d'une part que Prodim soutient, sans être contredite, que le réseau Shopi ne représente qu'une part de marché de 1,25 % dans le secteur du commerce alimentaire et d'autre part que le caractère banalisé des produits alimentaires et la sévérité de la concurrence par les prix entre enseignes dans ce secteur ne permettent pas d'établir, au niveau des sources d'approvisionnement, une quelconque affectation du commerce entre États membres ;
Considérant, au vu de l'ensemble de ces éléments, que l'article 85-1 du traité CEE ne s'applique pas au contrat de franchise Shopi et cela sans qu'il soit nécessaire de rechercher si les conditions d'application posées par le règlement d'exemption n° 4087/88 du 30 novembre 1988 relatif aux accords de franchise sont réunies ;
Considérant, de même, qu'en l'absence de preuve d'une obligation d'approvisionnement exclusif à la charge des franchisés et d'une altération du jeu de la concurrence, le contrat de franchise Shopi ne constitue pas une entente prohibée au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence ;
Considérant, dès lors, que le moyen soulevé par Enodis tenant à la nullité du contrat de franchise, et partant de la clause compromissoire et de la sentence, comme contraire aux dispositions d'ordre public du droit de la concurrence, doit être écarté ; considérant, par voie de conséquence, que les arbitres n'ont pu violer, en statuant comme ils l'ont fait, une des règles impératives du droit de la concurrence ; que, par suite, le recours en annulation doit être rejeté ;
Considérant que Prodim ne justifie pas des circonstances ayant pu faire dégénérer en abus le droit de Enodis d'exercer une voie de recours ; qu'il n'y a donc pas lieu à dommages-intérêts ;
Considérant, en revanche, que l'équité impose de faire application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile au profit de Prodim ;
Par ces motifs, Dit n'y avoir lieu à révocation de l'ordonnance de clôture et déclare irrecevables les conclusions déposées le 2 février 1995 pour le compte de la société Prodim ; Rejette le recours en annulation formé par la société Enodis ; Condamne la société Enodis à payer à la société Prodim une somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile, Rejette toute autre demande des parties ; Condamne la société Enodis aux dépens et admet la SCP Gaultier Kistner Gaultier, avoués, au bénéfice de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.