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Décisions

CA Paris, 25e ch. B, 7 juillet 1995, n° 11332-95

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

ED Le Maraîcher La Courneuve (Sté), Bouguila, Chaneac, De Fatima Joaquim, Doutreleau, ED Le Maraîcher Colombes, ED Le Maraîcher Francoeur, ED Le Maraîcher Moquet, ED Le Maraîcher Rueil-Malmaison, Ed Le Maraîcher Faubourg Saint-Antoine, ED Le Maraîcher Saint-Mandé, Fernandes, Arlindo, Joaquim (Consorts), Lavallière (Consorts), Laveille (Consorts), Marie, Ouvry (Consorts), Poirier, Quetin (Consorts), Saffray, Sorignet (Consorts)

Défendeur :

ED Le Maraîcher (SA), Erteco (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Pinot (Conseiller faisant fonction)

Conseillers :

M. Weill, Mme Canivet

Avoués :

SCP Gaultier-Kitsner, SCP Bernabé Ricard

Avocats :

Mes Fourgoux, Caporal-Feddal.

T. com. Paris, 2e ch., du 21 mars 1995

21 mars 1995

LA COUR statue sur l'appel relevé à jour fixe par la Société ED Le Maraîcher La Courneuve et autres du jugement rendu le 21 mars 1995 par le Tribunal de Commerce de Paris qui a, après jonction des 7 instances dont il était saisi, prononcé la résiliation des contrats de location-gérance à compter du prononcé de la décision, ordonné l'expulsion des 7 sociétés requérantes et celle de tous occupants de leurs chefs, a condamné solidairement la Société ED Le Maraîcher SA et la Société Erteco à payer à chacune d'elles la somme de 10.000 F par application de l'article 700 du NCPC.

La Société ED Le maraîcher SA, filiale du groupe de la Société Erteco a été constituée le 6 juin 1989 afin de regrouper l'activité de distribution de fruits et légumes du groupe.

Dans le courant de l'année 1989, la Société Erteco a proposé à plusieurs de ses salariés d'exploiter le commerce de détail de fruits et légumes, sous forme de location-gérance, dans des emplacements situés à l'intérieur de surfaces commerciales par elle exploitées.

Le montage juridique a été le suivant : création d'une société anonyme dont la Société Erteco était associée pour une location qui prendrait en location-gérance un fonds de commerce de fruits et légumes lui appartenant.

C'est ainsi qu'ont été notamment conclus 7 contrats de location-gérance :

- le 4 octobre 1989 avec la SA ED Le Maraîcher Rueil Malmaison,

- le 5 février 1990 avec la SA ED Le Maraîcher Moquet,

- le 23 février 1990 avec la SA ED Le Maraîcher Colombes,

- le 23 février 1990 avec la SA ED Le Maraîcher Francoeur,

- le 27 avril 1990 avec la SA ED Le Maraîcher Saint-Mandé,

- le 15 juin 1990 avec la SA ED Le Maraîcher La Courneuve,

- le 25 avril 1991 avec la SA ED Le Maraîcher Faubourg Saint-Antoine.

Ces contrats, qui comportent une dispense relative à la condition d'exploitation préalable, ont été conclus pour une durée de 15 ans (à l'exception des contrats Francoeur, 8 ans, et Saint-Antoine, 6 ans), et stipulent le paiement par le locataire-gérant d'un loyer mensuel de 6.000 F et une redevance de 3 % du chiffre d'affaires TTC. Au contrat est annexée la " Charte ED " qui prévoit l'exclusivité d'approvisionnement auprès de la " plate forme " de la Société ED Le Maraîcher SA.

Des différends sont apparus entre les locataires-gérants et la propriétaire portant sur les conditions d'exploitation du fonds qui auraient provoqué une dégradation de leurs situations financières.

C'est dans ces conditions que, sur la demande des 7 sociétés en cause et de leurs associés tendant à voir prononcer la nullité du contrat de location-gérance et de la " Charte ED ", à obtenir une provision de 1,5 MF à valoir sur le préjudice et à voir ordonner une expertise à l'effet d'en chiffrer le montant, ainsi qu'à voir prononcer la nullité du contrat de société et voir ordonner les opérations de liquidation, prétentions auxquelles la Société ED Le Maraîcher SA et la Société Erteco se sont opposées et ont sollicité la restitution des fonds, qu'est intervenu le jugement critiqué qui a prononcé la nullité des contrats en cause pour indétermination du prix, a rejeté la demande relative à la nullité des contrats de société comme prescrite en retenant que le moyen tiré de l'état de dépendance économique existant au jour de la constitution de la société et a également rejeté la demande de dommages-intérêts comme non justifiée.

Appelants, la Société ED Le Maraîcher La Courneuve et autres reprennent et précisent devant la Cour les prétentions et moyens par eux développés en première instance.

Ils soutiennent :

Sur la nullité du contrat de location-gérance,

- que ce contrat est nul pour défaut d'information pré-contractuelle qui a vicié le consentement du cocontractant,

- que l'inobservation de la règle d'ordre public relative à la durée maximale de la clause d'exclusivité entraîne la nullité du contrat,

- que l'absence d'indication permettant la détermination du prix d'achat est sanctionnée par la nullité du contrat,

- qu'il n'est pas justifié de l'obtention de la dérogation aux dispositions relatives au contrat de location-gérance.

Sur l'inexécution ou l'exécution fautive de leurs obligations contractuelles par la Société ED Le Maraîcher SA et la Société Erteco,

- que celles-ci imposent des conditions et des prix discriminatoires,

- qu'elles pratiquent des prix imposés,

- qu'elles ne fournissent pas l'assistance convenue,

- qu'elles ne respectent pas leurs engagements relatifs à la qualité et au délai de livraison des marchandises.

Sur la nullité du contrat de société,

- que l'affectio societatis, élément constitutif du contrat de société est absent puisque Erteco d'une part, et le salarié dénommé " adhérent " d'autre part, poursuivent des objectifs divergents,

- que Erteco a commis un abus de dépendance économique en imposant un contrat de société, lequel n'a été mis en place que pour permettre l'exploitation du fonds de commerce sous forme de location-gérance.

Sur le préjudice,

- que l'existence de celui-ci se trouve établie par la constatation que Erteco a bénéficié de profits illicites en surfacturant la marchandise pendant 5 ans et en percevant un pourcentage sur le chiffre d'affaires, ce qui a entraîné une baisse de compétitivité du locataire-gérant vis-à-vis de la concurrence.

Poursuivant l'infirmation de la décision déférée, les appelants demandes à la Cour de prononcer la nullité des contrats de location-gérance, de condamner solidairement la Société ED Le Maraîcher SA et la Société Erteco, professionnellement au paiement de 1,5 MF, de désigner un expert aux fins de chiffrer leurs préjudices, de prononcer la nullité des contrats de société et d'en ordonner la liquidation, de leur allouer 30.000 F en application de l'article 700 du NCPC.

Intimées, la Société ED Le Maraîcher SA et la Société Erteco prient la Cour de disjoindre l'instance introduite par la Société ED Le Maraîcher Guy Moquet et ses associés des autres instances jointes à tort, selon elles, par le premier juge, de rejeter les prétentions de ceux-ci, de confirmer la mesure d'expulsion en ce qui concerne ladite société, sous astreinte, de leur allouer 4.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Elles font valoir :

- que la demande de disjonction est justifiée dans la mesure où les appelants présentent des demandes différentes, la jonction étant susceptible " d'entraîner des confusions préjudiciables " ;

- que la nullité du contrat de location-gérance ne saurait résulter du défaut d'information pré-contractuelle, Moquet ayant renoncé au bénéfice des dispositions légales en exécutant le contrat pendant 5 ans en pleine connaissance des éléments d'information,

- que l'absence de prix déterminé ou déterminable n'est pas établie, la commande de Moquet correspondant à un mandat d'acheter dans les meilleures conditions de qualité et de prix,

- que l'annulation de la clause d'exclusivité est sans incidence sur la validité du contrat lui-même,

- que la preuve d'un vice du consentement n'est pas rapportée,

- que l'inexécution ou l'exécution fautive des obligations mises à leur charge par le contrat n'est pas établie,

- que l'état de dépendance économique ne repose sur aucun élément sérieux,

- que l'action en nullité du contrat de société est prescrite, les vices existant au jour de la constitution de celle-ci,

- que la restitution du fonds de commerce a été admise par [les] parties, nonobstant le bien fondé de leurs prétentions respectives,

- qu'en tout état de cause, s'agissant d'un contrat à exécution successive, la nullité n'emporterait d'effet que pour l'avenir.

Sur quoi, LA COUR,

Sur la demande de disjonction :

Considérant que la jonction d'instances constitue une mesure d'administration judiciaire non susceptible de recours ;

Que, par la voie de l'appel, cette mesure ne saurait être remise en cause ;

Que cette demande sera donc écartée.

Sur la nullité du contrat de location-gérance conclu par chacune des sociétés appelantes :

Considérant qu'à l'exception du contrat conclu le 4 octobre 1989 avec ED Rueil Malmaison, les 6 autres contrats en cause entrent dans le champ d'application de la loi du 31 décembre 1989qui, aux termes de l'article 1er, énonce que : " la personne qui met à la disposition d'une autre personne un nom commercial, une marque ou une enseigne en exigeant d'elle un engagement d'exclusivité ou de quasi exclusivité pour l'exercice de son activité est tenue préalablement à la signature de tout contrat conclu dans l'intérêt commun des deux parties de fournir à l'autre partie un document donnant des informations sincères qui lui permette de s'engager en connaissance de cause ... Le document prévu ... ainsi que le projet de contrat sont communiqués 20 jours au minimum avant la signature du contrat " ;

Que, cette disposition, d'ordre public, est d'application immédiate en ce qui concerne la communication préalable du projet de contrat, dans le délai susvisé, le décret d'application, promulgué le 4 avril 1991, n'ayant pour objet que de fixer le contenu du document d'information communiqué avec le projet de contrat;

Qu'à cet égard, il importe peu que les contrats ED Faubourg Saint-Antoine et ED Francoeur ont été signés plus de 20 jours après que les locataires avaient effectivement entrepris l'exploitation du fonds et disposaient des éléments d'information sur les méthodes de travail de Erteco, en l'absence de communication préalable du projet de contrat;

Qu'il ressort que des énonciations de la " Charte ED " annexée au contrat de location-gérance, qui renvoie notamment à son article 8, que : " Distribution des produits : Erteco assurera l'intégralité au travers de fournisseurs référencés et obligatoires, de l'approvisionnement des produits destinés à la vente en magasin " ;

Que les intimées ne peuvent contester qu'elles avaient exigé un engagement d'exclusivité des locataires-gérants pour l'exercice de leur activité;

Qu'il s'ensuit que les 6 contrats doivent être annulés;

Considérant que le contrat conclu avec ED Rueil Malmaison comporte une durée supérieure à 10 ans, comme d'ailleurs 4 autres contrats, sauf ceux concernant ED Saint-Antoine et ED Francoeur ;

Que les intimées admettent que cette durée qui porte sur une clause d'approvisionnement exclusif est contraire aux dispositions également d'ordre public de la loi du 14 octobre 1943 ;

Que la clause d'exclusivité étant essentielle à l'économie du contrat, la violation des dispositions de l'article 1er de la loi du 14 octobre 1943 doit être sanctionnée par la nullité du contrat dans son ensemble.

Considérant au demeurant que pertinemment les appelants font valoir que le contrat de location-gérance est encore frappé de nullité dans la mesure où les dispositions relatives à l'approvisionnement exclusif ne comportent pas de mention relative à la détermination du prix ;

Qu'à cet égard, les multiples réclamations des locataires manifestent les difficultés apparues entre les parties ; que les documents adressés par le distributeur aux chefs de magasins comportent uniquement les prix de revente à l'exclusion de toute mention relative au prix d'achat de la marchandise, lequel en définitive dépendait de la seule volonté de celui-ci ;

Que c'est donc à tort que les intimées soutiennent qu'elles disposaient de la part de leur cocontractant d'un mandat d'achat au meilleur rapport qualité/prix dès lors que le locataire ne disposait pas de la faculté de contester les prix qui lui étaient indiqués, étant rappelé que les seuls prix de revente étaient mentionnés.

Considérant qu'il devient sans objet de se prononcer sur le point, contesté entre les parties, de l'obtention ou non par la Société ED Le Maraîcher SA et la Société Erteco de la dérogation aux dispositions de la loi du 20 mars 1956.

Considérant que la nullité des 7 contrats étant prononcée pour les motifs ci-dessus retenus, les parties étant d'ailleurs d'accord pour la restitution des locaux, il est inopérant de se prononcer sur les manquements contractuels allégués par la Société ED Le Maraîcher La Courneuve et autres à l'encontre des intimées.

Sur la nullité du contrat de société :

Considérant qu'il n'est pas patent que le contrat de société n'a été conclu que pour permettre l'établissement des contrats de location-gérance.

Considérant que l'intention de s'associer dans un intérêt commun et sur un pied d'égalité entre la Société ED Le Maraîcher SA avec ses associés respectifs pour participer aux bénéfices comme aux pertes fait manifestement défaut ; qu'en réalité la Société ED Le Maraîcher SA et son associé poursuivaient chacun un objectif propre, la première cherchant à maintenir son contrôle sur le fonds de commerce, le second à accéder à l'activité de commerçant ;

Qu'en l'absence d'affectio societatis, il ne saurait y avoir de société ; que cette absence de volonté commune s'est manifestée au moment de la création de la société et s'est prolongée pendant la vie sociale ;

Que c'est donc à bon droit que les appelants en poursuivent la nullité sans que puisse leur être opposée la prescription triennale édictée par l'article 367 de la loi du 24 juillet 1966 ;

Qu'il convient en conséquence de constater la nullité des contrats de société en cause et d'ordonner en tant que de besoin les opérations de liquidation aux frais des appelants ;

Qu'il est par suite sans objet de se prononcer sur l'existence d'une exploitation abusive de l'état de dépendance économique invoqué par les appelants.

Sur le préjudice :

Considérant que l'annulation des contrats de location-gérance implique que les parties soient replacées dans la situation dans laquelle elles se trouvaient avant la conclusion du contrat.

Mais considérant que le remboursement des loyers et redevances payées par les appelantes ne peut être accordé dans la mesure où les locataires-gérants ont utilisé les locaux pour y exploiter leur activité commerciale au cours de l'exécution du contrat en contrepartie de ces versements ;

Que toutefois les appelants étaient en droit d'attendre une rémunération conforme à une exploitation du fonds dans des conditions de compétitivité correcte ;

Que la Cour ne dispose pas en l'état d'éléments suffisants pour apprécier si les achats auxquels les appelants étaient tenus étaient surfacturés et si les locataires-gérants n'étaient pas en mesure de faire face à la concurrence du fait du contrat dont l'annulation est imputable aux intimés ;

Qu'il convient de recourir à une mesure d'expertise de ce chef ;

Considérant qu'il n'est produit aucun élément probant, notamment comptable, permettant d'allouer aux appelants une provision ;

Sur les demandes accessoires :

Considérant qu'il résulte du sens du présent arrêt que la restitution des locaux s'impose ;

Considérant qu'il est prématuré de statuer sur les demandes fondées sur l'article 700 du NCPC ;

Par ces motifs : Rejette la demande de disjonction, Réforme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a ordonné l'expulsion des appelants et celle de tous occupants de leur chef des locaux dans lesquels étaient exploités leurs fonds de commerce respectifs, sauf à préciser que l'expulsion de ceux-ci interviendra dans le mois de la signification du présent arrêt ; Statuant à nouveau : Prononce la nullité des 7 contrats de location-gérance en cause et ordonne en tant que de besoin la restitution des locaux, Constate la nullité des 7 contrats de société et ordonne en tant que de besoin l'ouverture des opérations de liquidation aux frais avancés des appelants, Dit n'y avoir lieu au versement d'une provision à valoir sur le préjudice invoqué, Avant dire droit au fond sur le surplus des demandes, Ordonne une expertise, Désigne pour y procéder : M. François Richier, demeurant 130 rue Lafayette - 75010 Paris, Tél. : 48.24.44.86, avec mission : de prendre connaissance de l'ensemble des documents comptables ou autre, notamment des bordereaux d'achats, de dire si les achats effectués par les locataires-gérants étaient surfacturés et de préciser si les conditions d'exploitation des commerces, imposées par la Société ED Le Maraîcher SA et la Société Erteco ne permettaient pas de faire face à la concurrence, de déterminer, en particulier si les résultats déficitaires enregistrés étaient la conséquence des conditions d'exploitation anormales, de préciser le préjudice subi par chacun des locataires-gérants dans l'hypothèse où l'existence d'une exploitation anormale serait établie, notamment au regard du chiffre d'affaires et de la marge bénéficiaire, de fournir tous autres éléments nécessaires à la solution du litige ; Fixe à la somme de 25.000 francs le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert mise à la charge de la Société ED Le Maraîcher SA et la Société Erteco qui devra être consignée avant le 30 septembre 1995 ; Dit que l'expert déposera son rapport dans le délai de 6 mois de sa saisine ; Désigne M. Weill, conseiller, pour suivre les opérations d'expertise ; Réserve les dépens.