CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 5 octobre 1995, n° 10412-92
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Yves Saint Laurent Parfums (SA)
Défendeur :
Lebreton (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Magendie
Conseillers :
MM. Frank, Boilevin
Avoués :
SCP Lissanague, Dupuis, Me Delcaire
Avocats :
Mes Levy, Livoire
I- FAITS ET PROCÉDURE
En 1980, la SA Yves Saint Laurent Parfums a conclu un contrat de distribution agréée avec Madame Reynier, celle-ci étant propriétaire d'un fonds de commerce en parfumerie.
Madame Lebreton a racheté ce fond de commerce, cession notifiée à la société Yves Saint Laurent Parfums par Madame Reynier le 13 janvier 1990.
Par courrier du 23 janvier 1990, la société Yves Saint Laurent Parfums a pris acte de la cession du fond de commerce et a déclaré que le contrat était résilié de plein droit.
Se fondant sur le rapport de visualisation datant du 13 mars 1990, la société Yves Saint Laurent Parfums a informé Madame Lebreton que le standing de son magasin était devenu insuffisant et que la société ne pouvait pas conclure un nouveau contrat.
La SARL Lebreton, le 31 octobre 1990, a assigné la SA Yves Saint Laurent Parfums devant le Tribunal de commerce de Nanterre pour refus abusif de renouvellement du contrat de distribution.
Par jugement du 21 février 1992, le tribunal a admis la validité de la résiliation du contrat litigieux et estimé que la société Yves Saint Laurent Parfums n'avait pas respecté vis-à-vis de Madame Lebreton les " critères qualitatifs et objectifs " en usage et, qu'elle devait réparer le préjudice causé.
En conséquence le tribunal de commerce a condamné la société Yves Saint Laurent Parfums à verser à Madame Lebreton la somme provisionnelle de 50 000 F, celle-ci disposant de trois mois pour produire une étude certifiée par un expert comptable de l'évolution du magasin dans les années ayant précédé son rachat et depuis la suspension des livraisons de la société Yves Saint Laurent Parfums.
Le tribunal de commerce a invité la société Yves Saint Laurent Parfums à faire une nouvelle visualisation du magasin en ayant des photographies afin d'examiner l'opportunité d'un nouveau contrat en faveur du magasin.
Le tribunal de commerce a renvoyé la cause au 12 juin 1992 et a condamné la société Yves Saint Laurent Parfums à payer la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La SA Yves Saint Laurent Parfums a interjeté appel le 28 octobre 1992 contre cette décision.
II- THÈSES EN PRÉSENCE
L'appelante, au soutien de son appel, fait essentiellement valoir :
- que le tribunal de commerce a estimé à juste titre que la résiliation du contrat était acquise,
- qu'en revanche la cour d'appel infirmera pour le surplus cette décision, et dira que la société Yves Saint Laurent Parfums avait motivé son refus sur des critères qualitatifs objectifs et que " dans le but d'éviter toute discrimination la société Yves Saint Laurent Parfums a établi un rapport de visualisation comportant un système de notation précis pour obtenir son agrément " et qu'en conséquence il y aura lieu de déclarer ce refus d'agrément légitime,
- qu'elle demande à la cour d'interdire à la SARL Lebreton la présentation et la vente de tous produits de la société Yves Saint Laurent Parfums et ce sous astreinte d'un montant de 5 000 F pour chaque infraction constatée,
- de condamner la SARL Lebreton à lui payer la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts pour ventes illicites de produits de la société Yves Saint Laurent Parfums,
- d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans deux journaux locaux aux frais de la SARL Lebreton, et de condamner celle-ci à lui verser la somme de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Par conclusions ultérieures l'appelante estime que le tribunal de commerce a eu tort de considérer qu'une visite faite sur les lieux par le juge rapporteur était sans conséquence ; qu'il a ainsi violé les principes directeurs du procès, en particulier le principe de contradictoire.
L'intimée s'attache à réfuter cette argumentation estimant qu'il résulte " incontestablement du procès-verbal de constat de l'état du magasin précité, des photographies annexées au procès-verbal et des factures de travaux produites par Madame Lebreton ", que son magasin est bien aux normes agréées habituellement dans ce secteur de luxe.
En conséquence la SARL Lebreton sollicite de la cour d'appel, confirmation du jugement du Tribunal de commerce de Nanterre, notamment sur l'indemnité provisionnelle, et la condamnation de la SA Yves Saint Laurent Parfums à lui payer la somme de 8 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC en cause d'appel.
La clôture de la mise en état a été ordonnée le 30 mai 1995.
III- Sur ce, LA COUR,
A. Sur la validité du jugement entrepris
Considérant que le tribunal ne pouvait s'appuyer sur l'article 27 du NCPC pour justifier a posteriori le déplacement du juge rapporteur composant la juridiction de jugement, sur le site du magasin litigieux, dès lors que ces dispositions légales ne concernent que la matière gracieuse et non contentieuse comme celle de l'espèce ;
Qu'ainsi en effectuant une visualisation officieuse du local litigieux en dehors des parties et sans en avoir informé les conseils de celles-ci, le juge rapporteur a conduit le tribunal, qui a tiré conséquence de ses remarques, à violer le principe du contradictoire au visa des articles 7 t 16 du Code précité ;
Qu'il échet en conséquence d'annuler le jugement entrepris et d'évoquer l'ensemble du contentieux conformément aux articles 561 et 568 du même Code ;
B. Sur la résiliation du contrat d'origine
Considérant que les parties s'accordent sur le fait que la résiliation du contrat souscrit à l'origine par la précédente propriétaire du fonds, Madame Reynier, est intervenue à l'initiative de la société Yves Saint Laurent Parfums, par l'envoi de sa notification du 23 janvier 1990, se fondant sur l'article V - 1er du contrat de distribution agréée ;
Qu'en vertu de l'article V dudit contrat la société Yves Saint Laurent Parfums devait être informée du projet de cession au moins un mois à l'avance, stipulation qui n'a pas été respectée par Madame Reynier ;
Qu'en conséquence la société Yves Saint Laurent Parfums a pu à bon droit résilier immédiatement la convention ;
C. Sur le refus du renouvellement à Madame Lebreton
Considérant que si un fabricant a toutes latitudes pour accorder ou refuser son agrément à des distributeurs, il ne peut le faire qu'en fonction de critères qualitatifs et quantitatifs de sélection, mis en œuvre et vérifiés périodiquement et objectivement, propres à l'activité considérée ;
Que le refus de renouvellement en dehors de ce protocole de bon sens qui se nourrit du principe de loyauté dans l'exercice du commerce, est susceptible d'entraîner la réparation du préjudice découlant de cet abus de droit ou des stipulations contractuelles lorsqu'elles existent ;
Considérant qu'en l'espèce un rapport dit " de visualisation ", habituel en la matière pour la sélection du distributeur, a été établi par un délégué de la société Yves Saint Laurent Parfums à la suite d'une visite sur le site litigieux, le 13 mars 1990 ;
Que ce rapport a conduit le fabricant à notifier par lettre du 26 mars 1990 au refus du renouvellement du contrat de distribution agréée, au motif que " ...Les critères qualitatifs de ce magasin ne sont plus conformes aux normes exigées par notre société ".
Que le fabricant par le même courrier, a enjoint Madame Lebreton de restituer la PLV et les stocks lors de la prochaine visite du délégué de la société Yves Saint Laurent Parfums.
Qu'enfin ce fabricant promettait le réexamen du site après dépôt d'un nouveau dossier de demande de marque et de l'agrandissement de la surface de vente ;
Considérant qu'il y lieu de constater d'emblée que l'en-tête du rapport de visualisation du 19 mars 1990, comporte la mention " photos impératives " et au bas de cette première page, dans la rubrique " conclusion et avis de la Direction Commerciale ", la mention manuscrite : " Jacques n'a pas d'appareil. " ;
Qu'ainsi le délégué de la société Yves Saint Laurent Parfums, à qui est confiée mission déterminante de renseigner la direction commerciale du fabricant sur les éléments objectifs et subjectifs du site litigieux, et pour laquelle il avait contractuellement l'obligation de prendre des photos, n'a pas été en état d'accomplir pleinement cette mission;
Que la société Yves Saint Laurent Parfums ne conteste pas cette carence, alors qu'elle rappelle elle-même dans ses écritures que l'article I-2e des conditions générales de ventes des produits stipule les conditions de " localisation et d'installation du point de vente " parmi les critères qualitatifs suivants :
" L'environnement et le standing de la parfumerie ou du rayon de parfumerie spécialisé doivent correspondre en permanence au prestige de la marque Yves Saint Laurent.
a) L'environnement du magasin est apprécié dans le cadre d'une visualisation qui prend notamment en compte la nature, le standing et l'aspect extérieur des autres commerces dans le voisinage immédiat.
b) Cette visualisation permet également d'évaluer les éléments extérieurs et intérieurs qui déterminent le standing du magasin. Ces éléments sont notamment : la façade, les dimensions et décorations des vitrines, la surface de vente, l'éclairage, l'agencement du magasin, le sol, le mobilier. "
Qu'il résulte de ces énonciations, qu'avant même d'apprécier les autres critères codifiés dans le rapport de visualisation et en tout cas pour en apprécier la cotation faite par le délégué, la visualisation du site par des photos a été considérée comme déterminante par les concepteurs de la mission, au sein de la société Yves Saint Laurent Parfums ;
Que ce caractère impératif des prises de vues se déduit tant de la lettre de la mission que de l'esprit de l'audit qui par nature a pour but essentiel d'assurer la " visualisation " du site.
Qu'à l'évidence, l'importance attachée à la dimension esthétique du site par le fabricant répond au souci de contribuer à la cause impulsive et déterminante du chaland attiré vers les marchandises spécifiques que constituent les produits dits " de luxe ";
Considérant dès lors, et sans qu'il soit besoin d'examiner plus avant les autres arguments de la société Yves Saint Laurent Parfums qui dans le temps de l'appréciation du rapport de visualisation, sont secondarisés, qu'il y a lieu de constater que le fabricant n'a pas respecté les conditions d'objectivité préalables qu'il prétendait s'imposer ;
Que cette carence n'a pas été réparée avant l'assignation introduite par Madame Lebreton, le 31 octobre 1990, mais seulement par une seconde visite de visualisation postérieure (1er octobre 1992) au prononcé du jugement entrepris (21 février 1992), sans influence sur le refus d'origine ;
Considérant que le refus de renouvellement, notifié le 26 mars 1990, a été décidé à partir d'un rapport incomplet dès lors qu'un des éléments essentiels à l'objectivité de la décision a été, par une négligence grave, omis;
Qu'au contraire le procès-verbal de constat dressé par huissier à l'initiative de Madame Lebreton, le 5 avril 1991, tend à démontrer, à l'aide des photos couleurs de la façade comme de l'intérieur, que les vitrines encadrées d'un parement en bois teinté, de style néo-classique ainsi que l'agencement intérieur, également stylé, confirment le soin avec lequel les lieux sont décorés et entretenus ;
Qu'en conséquence le refus du renouvellement du contrat de distribution apparaît comme abusif et brutal, dès lors qu'il a été notifié treize jours après la visite dite " de visualisation ", et quelques deux mois après l'acquisition du fonds de commerce, au risque de compromettre la valeur de celui-ci;
Considérant qu'il apparaît au demeurant singulier que le fonds incriminé qui, depuis 1980, apportait toute satisfaction à la société Yves Saint Laurent Parfums lorsqu'il était la propriété de Madame Reynier, et alors que sa surface utile n'a pas varié (25 m²) est devenu indigne de l'agrément, deux mois après sa cession à Madame Lebreton ;
Qu'au surplus l'intimée démontre par un lot de factures s'étalant de 1988 à 1991, que des travaux réguliers d'embellissement ont été réalisés dans le magasin et que le chiffre d'affaires relatif aux produits de la société Yves Saint Laurent Parfums a été en constante augmentation depuis 1987 d'après l'attestation délivrée par le cabinet d'expertise comptable Cogeffi (18 octobre 1990) ;
Que le caractère abusif et discriminatoire du refus de renouvellement est ainsi confirmé, surtout que l'appelant n'a pas démenti avoir entre temps agréé un autre distributeur YSL sur la même commune de Touron (07), dès le 5 avril 1991, alors que le contentieux avec Madame Lebreton était déjà noué pour aboutir au jugement entrepris du 22 février 1992 ;
Sur le préjudice
Considérant que l'intimé devant la cour, cantonne sa demande principale en dommages et intérêts à la somme de 50 000 F et réclame outre les frais non compris dans les dépens de première instance (10 000 F), la somme de 8 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC en cause d'appel ;
Considérant que l'indemnisation apparaît raisonnable en regard des enjeux financiers puisqu'en 1989 le magasin Orchidée a réalisé un chiffre d'affaires sur produits YSLP seulement, de 260 362 F ;
Qu'eu égard à l'érosion d'une certaine partie de la clientèle fidèle à la société Yves Saint Laurent Parfums et aux difficultés accrues dans l'obtention de l'agrément d'autres marques prestigieuses, la cour possède sur dossier les éléments d'appréciation suffisants pour fixer l'indemnité à la somme sollicitée par l'intimée, ainsi que pour celles réclamées sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Sur les autres demandes
Considérant en revanche que l'appelant succombant au principal, sera débuté de sa demande d'article 700 du NCPC ;
Que sur la demande incidente des dommages et intérêts, la société Yves Saint Laurent Parfums ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ayant consisté à imposer un refus de renouvellement de contrat de distribution à son cocontractant pour mieux lui reprocher ensuite de continuer à vendre ses produits en infraction à ses mises en demeure qui ont abouti à la restitution matérielle des stocks le 9 janvier 1992 ;
Qu'après cette date si l'action en réparation du dommage subi par la société Yves Saint Laurent Parfums paraît fondée en son principe, la société appelante n'en a aucunement justifié l'indemnisation réclamée ;
Qu'en conséquence la société Yves Saint Laurent Parfums sera déboutée de ce chef ;
Qu'en revanche, pour l'avenir, à compter de la signification du présent arrêt, il y a lieu, hors le cas où un nouveau contrat sélectif aurait été ou serait signé entre-temps, d'interdire à la SARL Lebreton de présenter à la vente tous les produits de la société Yves Saint Laurent Parfums, sous astreinte de 5 000 F par infraction constatée.
Qu'enfin l'ensemble des circonstances de la cause ne justifient pas la publication du présent arrêt comme le demande à tort la société Yves Saint Laurent Parfums, alors qu'en qualité d'appelante elle succombe en l'instance en principal ;
Par ces motifs : statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit la SA Yves Saint Laurent Parfums en son appel, régulier en la forme, Le dit partiellement fondé, annule le jugement entrepris pour violation des article 7 et 16 du nouveau Code de procédure civile ; Et statuant à nouveau en application des articles 561 et 568 du même Code, Dit que la société Yves Saint Laurent Parfums a commis le 26 mars 1990 un refus de renouvellement abusif et discriminatoire ; Condamne l'appelante à verser en réparation à l'intimée la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts ; condamne la société Yves Saint Laurent Parfums à verser à Madame Lebreton la somme de 10 000 F au titre de la première instance ainsi que la somme de 8 000 F sur le même fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en cause d'appel ; Interdit à la SARL Lebreton de présenter et vendre des produits de la société Yves Saint Laurent Parfums à compter de la signification du présent arrêt, le tout sous astreinte provisoire de 5 000 F par infraction constatée ; Déboute les parties de toutes leurs autres demandes notamment celles en dommages et intérêts sur la publication de la présente décision, formée par la société Yves Saint Laurent Parfums, comme irrecevable sinon mal fondée ; Condamne la SA Yves Saint Laurent Parfums aux entiers dépens de première instance et d'appel lesquels seront recouvrés directement par Maître Delcaire , avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.