CA Paris, 4e ch. B, 15 décembre 1995, n° 93-12586
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Harco Handelsges Mbh (Sté)
Défendeur :
Moulinex (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Guerrini
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
SCP Valdelièvre, Garnier, Me Bolling
Avocats :
SCP Weissberg, SCP Caubet.
Dans des circonstances relatées par le jugement déféré auquel il est fait référence pour l'exposé des faits et de la procédure antérieure, la société de droit autrichien Harco Handelsges mbh (ci-après Harco) a assigné la Société Moulinex afin d'obtenir une indemnité de clientèle et des dommages-intérêts, en réparation du dommage résultant de la résiliation, notifiée le 14 février 1991, du contrat d'agent commercial la liant à cette dernière.
La société défenderesse s'était opposée à ces demandes, estimant, contrairement à la demanderesse, qu'aucune indemnité ne pouvait être due, ni sur le fondement du décret du 23 décembre 1958 relatif aux agents commerciaux - texte dont elle récusait par ailleurs l'applicabilité, laquelle selon elle, s'agissant d'un contrat international, ne pouvait être déduite de la seule référence contractuelle à la loi française en l'absence d'une soumission expresse du contrat aux dispositions du décret précité, - ni sur le fondement de la qualification de mandat d'intérêt commun ; elle avait subsidiairement dénié l'existence d'un quelconque préjudice.
Par jugement du 11 janvier 1993, le tribunal de commerce de Paris a débouté la société Harco de ses demandes, au motif que le décret du 23 décembre 1958, par lui reconnu applicable, n'ouvrait droit à indemnité compensatrice au profit de l'agent commercial qu'en cas de résiliation non motivée par une faute du mandataire, alors qu'en l'espèce le mandant avait régulièrement notifié son intention de ne pas renouveler le contrat, stipulé renouvelable d'année en année par tacite reconduction, à l'expiration de la période annuelle en cours.
La société Harco, appelante, fait valoir que depuis 1979, Monsieur Ladislas Harmath, ressortissant autrichien a été l'agent commercial exclusif de la société française Moulinex pour les territoires de la Tchécoslovaquie ; qu'en 1986, la société Moulinex reconduisait ce contrat d'agence avec son fils, Monsieur Robert Harmath et à nouveau, le 16 mai 1988, avec la société Harco dont la totalité des parts sociales est détenue par la famille Harmath ; que la résiliation notifiée le 14 février 1991 n'était assortie d'aucun motif ; qu'elle avait pour but, à la suite des changements politiques intervenus dans le territoire contractuel d'écarter d'un marché devenu plus facilement accessible la société Harco, privant ainsi cette dernière du fruit des efforts considérables déployés depuis douze ans par la famille Harmath, en confiant directement la distribution de ses produits en Tchécoslovaquie à une filiale créée en Autriche, non sans avoir au demeurant, en fin du contrat, délibérément retardé les livraisons de ses produits pour diminuer les revenus que pouvait en escompter l'appelante. La société Harco expose encore que le contrat initial signé entre Monsieur Ladislas Harmath et la société Moulinex l'était pour une durée de deux ans renouvelable par tacite reconduction, ce qui signifiait sa transformation en contrat à durée indéterminée ; que le dispositif inauguré avec Monsieur Robert Harmath et reconduit avec la société Harco aboutissait à une succession de contrats à durée déterminée. Elle soutient qu'en imposant un contrat à durée déterminée tacitement et indéfiniment renouvelable, d'année en année, la société Moulinex a usé d'un artifice pour éluder le payement de l'indemnité pouvant lui être réclamée sur le fondement de l'article 3 du décret du 23 décembre 1958, texte selon elle applicable en raison de la soumission stipulée du contrat à la loi française.
Elle dénonce une telle pratique comme contribuant à abandonner au bon vouloir du mandant le payement de l'indemnité de rupture et affirme que dès lors que les prorogations successives correspondent non point à une série de contrats distincts, mais à un seul contrat initial auquel il pourra être mis fin par acte unilatéral de volonté, dont la date est incertaine, l'indétermination du nombre de ces prorogations emporte l'indétermination de la durée du contrat. La société appelante invoque par ailleurs le caractère selon elle abusif du refus de renouvellement.
A titre subsidiaire, et pour le cas où le bénéfice du décret précité lui serait refusé, elle fonde ses prétentions sur le caractère abusif de la rupture du mandant d'intérêt commun liant Moulinex et Harco depuis 1979. La société appelante conclut en conséquence à l'infirmation de la décision entreprise et à la condamnation de la société intimée à lui payer, outre la somme de 25 000 F au titre de l'article 700 du NCPC, celle de 3 438 657 F se décomposant comme suit :
- 1 599 331 F, représentant l'indemnité de clientèle égale à deux années de commissions, calculées sur la moyenne des résultats des années 1989/1990 ;
- 1 639 326 F, à titre d'indemnité distincte réparatrice du préjudice subi, en raison des investissements perdus de publicité, courant 1990, pour promouvoir la marque Moulinex en Tchécoslovaquie, ainsi que les coûts de personnel embauché puis licencié et le coût de location d'entrepôts supplémentaire et en raison du manque à gagner courant 1991, tenant à la concurrence déloyale de Moulinex pendant la période précédant le terme de la résiliation,
- 200 000 F, au titre du préjudice moral.
La société Moulinex souligne d'une part que le contrat en cause est celui signé le 16 mai 1988 avec la société Harco, personne juridique par conséquent distincte des consorts Harmath avec lesquels elle était précédemment liée et d'autre part que pendant toute sa période d'exécution ce contrat d'agent commercial a été régi par le décret du 23 décembre 1958. Elle approuve les premiers juges d'avoir écarté l'application de l'article 3 de ce texte, estimant que le droit à indemnité qu'il consacre n'est ouvert qu'en cas de résiliation du contrat d'agent commercial, à l'exclusion du non renouvellement à son terme du même contrat lorsqu'il est à durée déterminée. Elle soutient que l'appelante n'a caractérisé aucun abus de droit de sa part et indique que son comportement envers cette dernière est la simple conséquence des bouleversements politiques et économiques intervenus dans les pays d'Europe de l'Est et qui l'ont amenée à modifier sa politique de distribution sur les marchés considérés. Elle récuse les griefs invoqués par l'appelante au sujet de fautes qu'elle aurait commises dans l'exécution de ses obligations conventionnelles dans la période qui a précédé la cessation des relations contractuelles. A titre subsidiaire, la société intimée s'appuie sur l'exclusion stipulée de toute indemnité en cas de non renouvellement notifié dans les conditions prévues, pour dénier à la société appelante le droit à indemnité compensatrice sur le fondement des principes découlant du mandat d'intérêt commun, applicable aux agents commerciaux non statutaires. Il est enfin soutenu que l'appelante ne démontrerait ni la réalité ni l'étendue du préjudice dont elle se prévaut. La société Moulinex conclut en conséquence à la confirmation pure et simple du jugement et à l'allocation d'une somme de 40 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
Sur ce LA COUR,
Considérant que les sociétés Moulinex et Harco (cette dernière représentée à l'acte par son gérant M. Roger Harmath), ont signé le 16 mai 1988 un contrat d'agent commercial donnant mandat à Harco de vendre au nom et pour le compte de Moulinex la gamme des produits de celle-ci dans l'ex-Tchécoslovaquie ; qu'il était mentionné en préambule que M. Ladislas Harmath avait assuré jusqu'au 5 avril 1986, date de son décès, la représentation des produits Moulinex en Tchécoslovaquie ; qu'à la demande de son fils M. Robert Harmath et après accord de Madame Veuve Ladislas Harmath, " la société Moulinex lui confiait à compter des présentes la représentation de ses produits sur le territoire Tchécoslovaque ", étant précisé que l'acte en cause remplaçait toute autre convention ou engagement de même nature antérieur entre les parties ou M. Harmath Ladislas (sic) ; que ce contrat prévoyait de façon expresse qu'il était conclu pour une durée déterminée d'un an à compter de la date de sa signature, renouvelable par tacite reconduction d'année en année et que chacune des parties pouvait le dénoncer avant l'échéance du terme sans indemnité de part et d'autre, sous réserve du respect d'un préavis de trois mois notifié par lettre recommandée avec accusé de réception ;
Considérant qu'il était encore stipulé que le contrat serait régi par la loi française ; que la soumission de ce contrat au décret du 23 décembre 1958 est reconnue par les parties ; qu'elle ne saurait d'ailleurs se voir opposer le défaut d'immatriculation au greffe de la juridiction commerciale dans le ressort du domicile de l'agent, cette condition ne pouvant être appliquée à la société Harco, laquelle a son siège et son activité à l'étranger ;
Considérant que le contrat a été renouvelé à deux reprises à l'issue des échéances des 15 mai 1989 et 1990 ; que par lettre recommandée avec accusé de réception du 14 février 1991, la société Moulinex notifiait à la société Harco sa décision de ne pas renouveler le contrat à son échéance ; que cette lettre faisait suite à une correspondance, également mise aux débats, en date du 12 février 1991, par laquelle la société Moulinex, se référant à la visite de M. Robert Harmath du 11 du même mois, au cours de laquelle avaient été évoquées les perspectives de la collaboration future des parties pour la Tchécoslovaquie, proposait l'instauration de nouvelles relations selon elle mieux adaptées à la nouvelle situation économique ; qu'il était ainsi offert, du propre aveu de la société intimée tel qu'exprimé dans ses conclusions d'appel du 26 janvier 1994, l'intégration de Harco à un réseau de grossistes rattachés à la filiale autrichienne de Moulinex ;
Considérant que la cessation des relations contractuelles, intervenue dans les conditions précitées, avait néanmoins été précédée, comme il résulte des productions de l'appelante et n'est d'ailleurs pas contesté de l'engagement souscrit le 30 novembre 1990 par la société Harco de se porter ducroire pour les marchandises commandées par une société cliente tchèque, la société Practo Export, d'un montant de 900 000 F ;
Considérant qu'en mettant fin dans les circonstances précitées à ses relations avec la société Harco, alors qu'elle venait d'obtenir de celle-ci un engagement excédant les obligations découlant strictement du contrat, la société Moulinex a abusé du droit qui était le sien de ne pas renouveler à son expiration le contrat à durée déterminée liant les parties;
Considérant qu'il convient d'allouer à la société Harco une indemnité compensatrice égale à deux années de commissions, calculée sur la moyenne des années 1988, 1989 et 1990, soit selon les indications chiffrées relatives au chiffre d'affaires réalisé fournies par l'appelante et non contestées :
2 x 7,5 % x 4 484 557,05 + 6 053 998,74 + 15 270 418,10 = 1 290 448 F / 3
qu'en effet, il n'y a pas lieu de retenir pour base de calcul de l'indemnité les seules années 1989 et 1990 comme le demande l'appelante, dès lors qu'il n'est pas prouvé que le résultat exceptionnel de l'année 1990 soit dû exclusivement aux efforts de l'agent commercial et non pas au facteur externe qu'a représenté l'ouverture d'un marché auparavant plus difficilement accessible ;
Considérant que les autres griefs de la société appelante ne sont pas établis ; qu'en particulier ses allégations relatives aux entraves que la société Moulinex aurait prétendument mises à l'exercice de ses activités sont contredites par l'intimée, qui impute le défaut d'exposition des produits Moulinex lors de l'exposition de BNRO en avril 1991 à un refus de son agent, lequel se borne à invoquer un défaut de fourniture sans apporter cependant la preuve dont la charge lui incombe ; que ne sont pas non plus démontrées les " dépenses considérables " effectuées pour promouvoir la marque Moulinex ; que le contrat conclu le 25 septembre 1984 par Harco avec la société de droit tchèque Vidéo Press Mon pour des prestations de " marketing ", dont rien n'établit au demeurant ainsi que l'observe l'intimée qu'il l'ait été au bénéfice de Moulinex, se rapporte à un exercice antérieur ; que s'agissant du contrat signé entre la société Harco et la société Porspex, également de droit tchèque, c'est à juste titre que l'intimée relève que sa date de signature (28 février 1991) est postérieure à la lettre de notification de l'intention du mandant de ne pas renouveler le contrat (12 février 1991) ; qu'enfin, la société Harco ne saurait déduire l'existence d'un préjudice moral de la simple cessation des relations contractuelles ; que les autres demandes de l'appelante seront donc rejetées comme non fondées ;
Considérant qu'il y a lieu, en équité, d'accorder à la société appelante le bénéfice de l'article 700 du NCPC.
Par ces motifs, Infirme le jugement déféré, Statuant à nouveau, Condamne la société Moulinex à payer à la société Harco : - à titre d'indemnité compensatrice du préjudice subi, la somme de 1 290 448 F, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt, - en application de l'article 700 du NCPC, la somme de 25 000 F, première instance et appel confondus, La condamne aux dépens de première instance et d'appel et pour ceux d'appel, accorde à la SCP d'avoués Valdelièvre-Garnier le bénéfice de l'article 699 du NCPC.