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Décisions

CA Paris, 16e ch. A, 20 février 1996, n° 94-19855

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Natalys (SA)

Défendeur :

Moulinier (Époux)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Duclaud

Conseillers :

Mme Guérin, M. Morel

Avoués :

Mes Nut, Olivier

Avocats :

Mes Beurnaux, Peninon-Jault.

T. com. Paris, 4e ch., du 16 juin 1994

16 juin 1994

LA COUR est saisie de l'appel interjeté par la Société Natalys d'un jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 16 juin 1994 qui :

- a débouté en l'état les parties de leurs revendications sur l'indemnité d'éviction qui seront tranchées par le Tribunal de Grande Instance de Châteauroux, actuellement saisi,

- a dit qu'elle n'avait pas commis de faute en rompant le contrat de location-gérance, et en se réinstallant à moins de 5.000 mètres du fonds de commerce litigieux,

- a condamné la Société Natalys à payer à Mme Moulinier la somme de 200.000 F pour rupture du contrat d'agent exclusif,

- a débouté la Société Natalys de sa demande reconventionnelle de remboursement de l'indemnité de licenciement de Mme Bresson,

- a débouté les époux Moulinier et la Société Natalys de toutes leurs demandes,

- a condamné la Société Natalys à verser aux époux Moulinier la somme de 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Les faits et la procédure peuvent être résumés ainsi qu'il suit.

M. et Mme Rivière ont cédé le 29 février 1992 à Mme Moulinier un fonds de commerce exploité à Châteauroux sous l'enseigne Natalys. L'acte de vente indiquait que selon les déclarations de celle-ci, la Société Natalys avait accepté de conclure avec elle un autre contrat et de lui réserver l'exclusivité de la vente de ses articles à Châteauroux et dans un rayon de 5 kilomètres autour de cette ville.

Par acte du même jour, Mme Rivière, propriétaire également des murs, a donné à bail aux époux Moulinier.

Le 22 août 1989, Mme Rivière a donné congé aux époux Moulinier pour le 1er mars 1991 avec refus de renouvellement et offre d'indemnité d'éviction.

Entre temps, obligée de quitter Châteauroux pour suivre son mari, Mme Moulinier avait par acte sous seing privé du 26 novembre 1980 donné à la Société Natalys son fonds en location-gérance pour une durée de cinq ans à compter du 2 janvier 1981, renouvelable par tacite reconduction pour la même période, sauf préavis donné au moins un an avant l'échéance de chaque période de cinq ans.

Trois clauses de ce contrat de location-gérance sont discutées par les parties à l'appui de leurs prétentions :

- " Cette durée de cinq ans, renouvelable, est fixée sous réserve du renouvellement du bail consenti par le propriétaire ".

- " Dans le cas de non-renouvellement de bail pour une cause indépendante de la volonté du bailleur, le locataire fera son affaire personnelle des indemnités qui pourraient lui être dues.

La présente vaut délégation de pouvoir et autorisation d'agir au profit du locataire pour son propre compte et en paiement des indemnités d'éviction que le bailleur l'autorise à réclamer ".

- " Clause de non concurrence : le bailleur et le locataire s'engagent durant la période de la présente convention à ne pas ouvrir un nouveau fonds ou à s'intéresser directement ou indirectement à toutes activités concurrentielles dans un rayon de 5.000 mètres à vol d'oiseau par rapport au local ".

La Société Natalys, qui est appelante du jugement précité, demande à la Cour de :

- recevoir la Société Natalys en son appel, le déclarer bien fondé,

- confirmer le jugement rendu le 16 juin 1994 en ce que le tribunal a considéré que la Société Natalys n'avait commis aucune faute en quittant les lieux et en rompant le contrat de location-gérance,

- dire et juger que le congé met fin au bail, sous réserve du droit du preneur à l'indemnité d'éviction pour refus de renouvellement et que le locataire peut sans perdre son droit à indemnité, transférer son exploitation et même cesser toute activité,

- constater qu'il a été contractuellement prévu que la durée de la location-gérance est fixée sous réserve du renouvellement du bail consenti par le propriétaire,

- dire et juger que l'obligation faite par Mme Rivière à Mme Moulinier à l'égard de l'exclusivité Natalys, n'a d'existence légale que pendant le cours du bail,

- constater que l'exclusivité de vente Natalys a été maintenue dans le fonds du 31 rue de la Poste à Châteauroux jusqu'à la fin du contrat de bail et même postérieurement du 1er mars 1990 au 1er septembre 1992,

- dire et juger que la Société Natalys n'a pas perdu ou n'a pas fait perdre le droit à indemnité d'éviction,

- dire et juger que les époux Moulinier ont commis une faute dommageable en prenant l'initiative de prétendre que la Société Natalys avait commis une faute en rompant le contrat de location-gérance et le contrat d'exclusivité, après congé donné par Mme Rivière, rendant plus complexe la procédure devant le Tribunal de Grande Instance de Châteauroux,

- condamner in solidum M. et Mme Moulinier à payer une indemnité de 20.000 F en réparation du préjudice subi,

- infirmer le jugement rendu le 16 juin 1994 en ce que le tribunal a considéré à tort que " la Société Natalys ne pouvait rompre unilatéralement le contrat d'agent exclusif qui aurait dû être dénoncé lors de la conclusion du contrat de location-gérance, le 18 novembre 1980, causant un préjudice certain à Mme Moulinier ",

- dire et juger que le contrat d'exclusivité Natalys était attaché au fonds de commerce du 31 rue de la Poste à Châteauroux et que la perte du bail commercial par Mme Moulinier a mis fin automatiquement au contrat d'exclusivité,

- subsidiairement, au cas où par extraordinaire, la Cour n'admettrait pas l'attachement du contrat d'exclusivité au fonds de commerce du 31 rue de la Poste,

- dire et juger que lorsque la Société Natalys a usé de son droit de quitter les lieux, il appartenait à Mme Moulinier de faire connaître dans quelles conditions elle entendait reprendre une exploitation commerciale à Châteauroux afin d'y poursuivre le contrat d'exclusivité,

- dire et juger en conséquence que Mme Moulinier a rompu le contrat d'exclusivité après qu'il ait été mis fin au contrat de bail par la propriétaire des locaux,

- dire qu'en vertu de la clause conventionnelle contenue dans le contrat de location-gérance du 26 novembre 1980, l'indemnité d'éviction due par Mme Rivière, propriétaire des locaux, doit être versée à la Société Natalys,

- donner acte à la Société Natalys de ce qu'elle renonce à sa demande au titre de l'indemnité de licenciement de Mme Bresson qu'elle préfère porter devant le Tribunal de Grande Instance de Châteauroux, cette demande devant entrer dans le calcul de l'indemnité d'éviction,

- confirmer le jugement rendu le 16 juin 1994 en ce que le Tribunal a rejeté les autres demandes de M. et Mme Moulinier, demandes qu'ils ont d'ailleurs portées devant le Tribunal de Grande Instance de Châteauroux dans leurs dernières écritures,

- condamner in solidum M. et Mme Moulinier à payer à la concluante la somme de 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel, ces derniers distraits au profit de Me Nut, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.

Dans d'ultimes conclusions, elle demande que soient rejetées des débats pour tardiveté des conclusions des époux Moulinier qui lui ont été signifiées le 15 juin 1996.

Intimées, les époux Moulinier demandent à la Cour de :

- surseoir à statuer jusqu'au prononcé du jugement du Tribunal de Grande Instance de Châteauroux, et ce, quant au montant de l'indemnité résultant de la perte relative à l'indemnité d'éviction,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la Société Natalys à leur verser la somme de 200.000 F pour rupture du contrat d'agent exclusif,

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il les a déboutés de leur demande en paiement de la somme de 208.288 F à titre de dommages-intérêts et, statuant à nouveau, condamner la Société Natalys au paiement de ladite somme avec intérêts au taux légal à compter dudit jugement à titre de supplément d'indemnité.

Dans ses conclusions du 15 janvier 1996, ils demandent de condamner la Société Natalys à leur payer :

- 195.000 F ou 405.000 F en compensation partielle ou totale de l'indemnité d'éviction,

- 77.900 F ou 405.000 F à titre d'indemnité pour l'appropriation par Natalys de leur fonds de commerce,

- 208.288 F en compensation de la perte des redevances de location-gérance,

- 200.000 F en réparation de la rupture du contrat d'agent exclusif Natalys,

et ce, avec intérêt au taux légal à compter du jugement déféré " en tant que de besoin " à titre de supplément de dommages-intérêts.

Ceci étant exposé, LA COUR,

Considérant que les dernières conclusions des époux Moulinier ne soulèvent aucun moyen nouveau ni n'avance même aucune argumentation nouvelle mais se borne à chiffrer les chefs de préjudice qu'ils invoquent ; que leur signification le 15 janvier 1996 alors que la clôture était prévue pour le 17 janvier suivant n'a nui en rien au caractère contradictoire des débats ; que le moyen soulevé par la Société Natalys tendant à rejeter des débats ces conclusions sera donc écarté.

I - Sur les demandes des parties liées à l'indemnité d'éviction

Considérant qu'il ressort des conclusions des parties échangées devant la Cour que partie des litiges soumis à l'appréciation de celle-ci a déjà été soumis à celle du Tribunal de Grande Instance de Châteauroux devant lequel l'affaire a été plaidée le 26 septembre 1995 et était toujours, au jour de l'audience des plaidoiries devant la Cour, en délibéré.

Considérant que tant la Cour que le Tribunal de Châteauroux sont saisis par la Société Natalys de la même question, à savoir, à qui des époux Moulinier ou d'elle, Société Natalys, doit revenir l'indemnité d'éviction que les premiers ont réclamée à Mme Rivière, bailleresse, et ce, au regard de la dernière clause précitée du contrat de location-gérance ;

Qu'en effet, la Société Natalys, partie intervenant devant le Tribunal de Grande Instance de Châteauroux, initialement saisi par la demande des époux Moulinier en fixation d'indemnité d'éviction, a dans ses conclusions du 26 avril 1993 devant cette juridiction, demandé à celle-ci de " condamner Mme Rivière à lui payer la somme de 489.000 F en vertu du contrat de location-gérance du 26 novembre 1980 " ;

Que la même Société Natalys demande à la Cour dans ses conclusions du 29 décembre 1994 de juger " qu'en vertu de la clause conventionnelle contenue dans le contrat de location-gérance du 26 septembre 1980, l'indemnité d'éviction due par Mme Rivière propriétaire des locaux doit être versée à elle, Société Natalys " ;

Que ladite Société Natalys reprend ainsi la même demande que celle qu'elle avait formulée devant le Tribunal de Commerce de Paris par conclusions du 10 février 1994.

Considérant qu'il revient au Tribunal de Grande Instance de Châteauroux, qui a été saisi le premier de cette demande et qui au surplus a entendu les parties sur le fond en son audience du 26 septembre 1995, de statuer sur ce point.

Considérant que la Cour sursoit en conséquence à statuer sur les demandes des époux Moulinier qui sont subordonnées à la fixation de l'indemnité d'éviction et à sa revendication par la Société Natalys : demande de dommages-intérêts à la Société Natalys en compensation de la perte d'une partie ou éventuellement de la totalité de l'indemnité d'éviction ;

Qu'en revanche, la Cour de devrait pas avoir à connaître de l'action en revendication de l'éventuelle indemnité d'éviction formée par la Société Natalys dès lors que le litige dont est saisi le Tribunal de Grande Instance de Châteauroux aura donné lieu à une décision définitive auquel s'attachera l'autorité de la chose jugée.

II - Sur les demandes de dommages-intérêts formées à l'encontre de la société Natalys consécutives à la rupture du contrat de location-gérance

A - Sur la rupture elle-même du contrat de location-gérance

Considérant que la Société Natalys qui savait depuis le 16 décembre 1984 [1989] que Mme Rivière, propriétaire des murs, avait notifié à ses bailleurs un congé avec effet du 1er mars 1991 avec refus de renouvellement et offre d'indemnité d'éviction ; qu'elle était légitimement fondée à en tirer la conséquence qu'il allait être mis fin au-delà de cette date au contrat de location-gérance qui la liait aux époux Moulinier;

Que dans ces conditions, du simple effet des dates, elle ne pouvait dénoncer ce contrat de location-gérance dans les délais contractuels, soit un an au moins avant l'échéance d'une période de cinq ans; que le 2 janvier 1990 s'était renouvelé par tacite reconduction, ce contrat pour une troisième période quinquennale;

Que dès lors, elle a été conduite à mettre fin à ce contrat de location-gérance dans des conditions non prévues contractuellement;

Que cependant, elle devait le faire en respectant un délai de préavis raisonnable, ce qu'elle n'a pas fait en dénonçant cette convention le 1er juillet 1992 pour le 31 août suivant, soit deux mois après;

Que sachant qu'une instance en fixation d'indemnité d'éviction avait été introduite par les époux Moulinier, la Société Natalys savait qu'il n'y avait pas extrême urgence à quitter les lieux;

Que cette société aurait dû raisonnablement dénoncer huit mois à l'avance le contrat de location-gérance dont il s'agit;

Que la Cour, tenant compte de la moyenne du montant annuel des redevances versées par la Société Natalys, condamnera donc la Société Natalys à verser aux époux Moulinier l'équivalent des six mois supplémentaires dont elle aurait dû normalement s'acquitter, soit la somme arrondie de 25.000 F.

B - Sur l'appropriation du fonds de commerce des époux Moulinier par la Société Natalys et la perte de la qualité d'agent exclusif de la marque Natalys

Considérant que la clause précitée de non concurrence stipulée dans le contrat de location-gérance n'engageait les parties que durant la seule période de validité de la convention ;

Que la Société Natalys a donc pu légitimement se réinstaller dans le même quartier ;

Que l'économie de cette clause supposait donc implicitement mais nécessairement qu'il était mis fin au contrat accordant la qualité d'agent exclusif de la Société Natalys à Mme Moulinier du 21 février 1972 de sorte que celle-ci ne saurait invoquer quelque grief que ce soit consécutif à une prétendue rupture abusive dudit contrat d'agent exclusif ;

Que le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu'il a condamné la Société Natalys à payer à Mme Moulinier la somme de 200.000 F pour rupture fautive de cette convention.

Considérant que la Société Natalys, qui a très gravement retardé l'issue du litige qui l'oppose aux époux Moulinier en se portant intervenant volontaire devant le Tribunal de Châteauroux, doit en équité être condamnée à payer à ceux-ci la somme de 20.000 F en défrayement de frais irrépétibles exposés par ceux-ci en cause d'appel, le jugement déféré étant confirmé en ce qu'il lui a accordé non moins équitablement la même somme au titre de ses frais non taxables de première instance.

Considérant que pour la même raison, la Société Natalys supportera la charge des entiers dépens de première instance et d'appel.

Par ces motifs : Rejette le moyen soulevé par la Société Natalys tendant à voir écarter des débats les conclusions soutenues le 15 janvier 1996 par les époux Moulinier ; I - Sur les demandes des parties liées à l'indemnité d'éviction : Sursoit à statuer jusqu'à l'issue de l'instance en fixation d'indemnité d'éviction introduite par les époux Moulinier et de celle en revendication de son montant par la Société Natalys ; II - Sur les demandes de dommages-intérêts formées à l'encontre de la Société Natalys consécutives à la rupture du contrat de location-gérance : A) Sur la rupture elle-même du contrat de location-gérance : Infirme le jugement déféré sur ce point, Statuant à nouveau : Condamne la Société Natalys à payer à M. et Mme Moulinier la somme de 25.000 F à titre de dommages-intérêts ; B) Sur l'approbation du fonds de commerce des époux Moulinier par la Société Natalys et la perte de la qualité d'agent exclusif de la marque Natalys : Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a débouté les époux Moulinier de leur demande d'indemnisation pour la prétendue appropriation du fonds de commerce par la Société Natalys ; L'infirme en revanche en ce qu'il a condamné cette société à verser aux époux Moulinier la somme de 200.000 F à titre de dommages-intérêts pour rupture du contrat d'agent exclusif ; Statuant à nouveau sur ce point, Déboute les époux Moulinier de leur demande d'indemnisation de ce chef ; Confirme encore le jugement déféré en ce qu'il a condamné la Société Natalys à verser aux époux Moulinier la somme de 20.000 F en paiement de leur frais non taxables de première instance ; Y ajoutant, Déboute la Société Natalys de sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; La condamne à payer aux époux Moulinier la somme de 20.000 F en paiement de leurs frais irrépétibles d'appel ; Condamne la Société Natalys aux dépens de première instance et d'appel ; Autorise Me Olivier à les percevoir conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile ; Vu l'incertitude dans laquelle se trouve la Cour quant à la date à laquelle la procédure diligentée à Châteauroux trouvera sa solution définitive, Ordonne la radiation de la présente affaire du rôle général de la Cour.