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Décisions

CA Bourges, 1re ch., 5 mars 1996, n° 9401157

BOURGES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Casino France (SNC), Casino Guichard Perrachon (Sté), Berthelot

Défendeur :

Ronay

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Baudron

Conseillers :

M. Gautier, Mme Madinier

Avoués :

Mes Rahon, Guillaumin

Avocats :

Mes Milcent, Blanchecotte, Tizon

T. com. Nevers, du 27 avr. 1994

27 avril 1994

Suivant actes sous seing privés des 1er juin et 13 juin 1988, la société Cédis a donné en location à Monsieur Jean Ronay un fonds de commerce pour la vente de boulangerie pâtisserie dans les locaux commerciaux dont elle était propriétaire à Nevers rue Franchet d'Espérey.

Une clause particulière avait été insérée dans le contrat de bail, sous la forme suivante : " compte tenu de la vente actuelle à l'intérieur du magasin Casino de l'assortiment pain-viennoiserie-pâtisserie, la boulangerie Ronay s'engage à livrer le rayon en achat au comptant avec un rabais de 15 %, étant bien entendu que la boulangerie Ronay sera le fournisseur exclusif du magasin Casino ou de son successeur éventuel.

L'assortiment pain-viennoiserie-pâtisserie sera vendu à prix identiques dans les deux magasins et variera suivant les augmentations légales en même temps, à l'initiative de la boulangerie Ronay ".

Courant novembre 1988, la société Cédis, dans le cadre d'un acte de fusion, a été absorbée par la société Casino Guichard Perrachon. Le 30 avril 1991, la société Casino Guichard Perrachon a apporté à Casino France SNC le fonds de commerce alimentaire, tout en demeurant propriétaire des murs.

Casino France SNC a elle-même donné le fonds de commerce en gérance à Monsieur Jacques Berthelot.

Se plaignant de ce que le nouveau gérant - contrairement aux engagements pris - se fournissait également auprès d'autres commerçants, Monsieur Ronay a saisi le Tribunal de commerce de Nevers d'une demande dirigée contre la société Casino France SNC, la société Casino Guichard Perrachon et Monsieur Berthelot aux fins de voir :

- faire défense aux sociétés défenderesses et à Monsieur Berthelot de se fournir ailleurs que chez lui en pain, viennoiserie et pâtisserie et ce à peine de dommages-intérêts,

- condamner solidairement la société Casino Guichard Perrachon, la société Casino France SNC et Monsieur Berthelot à lui payer une provision de 30 000 F,

- désigner, subsidiairement un expert avec mission de calculer son manque à gagner en raison du comportement des défendeurs ;

Par jugement du 27 avril 1994, le Tribunal de commerce de Nevers a commis en qualité d'expert Monsieur Fabrice Leroy avec mission d'examiner le chiffre d'affaires de Monsieur Ronay sur la période de janvier 1991 à décembre 1991, le comparer à celui réalisé de janvier à décembre 1992, constater la perte enregistrée sur cette deuxième période, en tirer les conséquences sur le bénéfice net de Monsieur Ronay.

La société Casino France SNC, la société Casino Guichard Perrachon et Monsieur Berthelot ont interjeté appel de ce jugement.

Monsieur Ronay ayant soulevé l'irrecevabilité de cet appel, motif pris qu'il n'a pas été satisfait aux prescriptions de l'article 272 du nouveau Code de procédure civile qui s'imposaient s'agissant d'un jugement avant dire droit, les appelants soutiennent, tout d'abord, que la décision entreprise présente un caractère mixte et qu'en conséquence, l'appel est parfaitement recevable ;

Au fond, tout en s'opposant à l'évocation, ils font valoir au soutien de leur recours que :

- les engagements pris par la société Cédis leur sont inopposables.

Invoquant à cet égard les dispositions de l'article 1119 du Code civil, les appelants prétendent que la société Cédis ne pouvait prendre un engagement pour son successeur, du moins dans l'exploitation du fonds, et ils insistent sur le fait que le propriétaire des locaux et le propriétaire du fonds sont devenues deux personnes distinctes.

- Monsieur Berthelot a cessé de s'approvisionner en pain, viennoiserie et pâtisserie auprès de Monsieur Ronay à partir du moment où ce dernier a cessé de respecter ses engagements quant à la qualité et à la ponctualité de ses livraisons. Les manquements de Monsieur Ronay à ses propres engagements expliquent la rupture de la convention.

La société Casino France SNC, la société Casino Guichard Perrachon et Monsieur Berthelot concluent en conséquence au rejet des prétentions de Monsieur Ronay, demandant par ailleurs à la Cour de :

- dire qu'au vu de l'arrêt à intervenir la société Casino France SNC se verra restituer par le greffier du Tribunal de commerce de Nevers la somme de 15 000 F placée sous séquestre en exécution de l'ordonnance de référé du 7 décembre 1992.

- condamner Monsieur Ronay à leur payer la somme de 5 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Monsieur Ronay réplique que la convention passée entre la société Cédis et lui-même est parfaitement claire, s'agissant d'un accessoire au contrat principal pour la durée de celui-ci, et qu'elle oblige tant la Société Casino Guichard Perrachon, que la société Casino France et Monsieur Berthelot qui ne peuvent s'y soustraire.

Il souligne que :

- dans une lettre du 6 septembre 1988 l'informant de sa fusion absorption avec sa société mère, la société Casino lui a expressément indiqué qu'aucune modification n'interviendrait dans les termes du contrat, Casino étant simplement substitué dans les droits et obligations.

- la société Casino Guichard Perrachon a respecté cet engagement jusqu'au mois de juin 1991, époque à laquelle elle changeait de gérant.

Il soutient, d'autre part, que la rupture du contrat est entièrement imputable à la partie adverse, expliquant à cet égard que Monsieur Berthelot a, pour se libérer de ses obligations contractuelles, modifié unilatéralement les procédures de livraison de pain en imposant des livraisons réduites et plus fréquentes, ce qui les rendaient pratiquement impossible compte tenu des conditions d'élaboration des produits livrés.

Il estime que son préjudice s'élève provisoirement, sur la base de l'évaluation faite par l'expert, à la somme de 392 528 F se décomposant comme suit :

- exercice 1992 47 000 F

- exercice 1993 100 135 F

- exercice 1994 113 521 F

- exercice 1995 131 872 F

Monsieur Ronay demande, en conséquence, au principal de déclarer l'appel irrecevable, et subsidiairement :

- confirmer la décision entreprise,

- en conséquence, faire défense à la société Casino et tout ayant droit de se fournir ailleurs qu'à la boulangerie Ronay pour ses besoins en pain, viennoiserie et pâtisserie, et ce à peine d'une astreinte de 1 000 F par infraction constatée, à compter de la décision à intervenir,

- évoquer pour le surplus sur son préjudice,

- condamner les appelants solidairement à lui payer la somme de 392 528 F, outre celle de 15 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur quoi, LA COUR,

Sur la recevabilité de l'appel :

Attendu que l'appelant n'a pas à solliciter l'autorisation du premier président lorsque les motifs de la décision, soutiens nécessaires du dispositif, statuent sur le fond ;

Attendu, en l'espèce, qu'il ressort expressément des motifs du jugement querellé que le premier juge a considéré que les appelants étaient tenus d'indemniser Monsieur Ronay du préjudice subi à la suite du non respect des engagements pris ;

Qu'ainsi, la décision entreprise présente un caractère mixte dispensant son appel de l'autorisation du premier président ;

Qu'en conséquence, il apparaît que l'appel formé par la société Casino Guichard Perrachon, Casino SNC et Monsieur Berthelot est parfaitement recevable ;

Sur le fond :

Attendu que la société Casino, Guichard Perrachon, substituée dans tous ses droits et actions à la société Cédis, était oblige par toutes les stipulations du contrat passé entre celle-ci et Monsieur Ronay ;

Que force est de constater qu'elle n'a pris aucune disposition de nature à garantir à ce dernier le respect de la clause d'exclusivité insérée dans le contrat ;

Attendu que si cette clause est inopposable à la société Casino France SNC et à Monsieur Berthelot, il n'en demeure pas moins que Monsieur Ronay, qui en est le bénéficiaire, est fondé à engager une action en responsabilité délictuelle contre toute personne qui, en connaissance de cause, a permis à son co-contractant d'enfreindre ses obligations contractuelles;

Attendu que la société Casino SNC et Monsieur Berthelot étaient parfaitement au courant de la situation créée par la clause litigieuse, respectant jusqu'en 1992 l'obligation qui en découlait pour eux de se fournir exclusivement en pain, viennoiserie et pâtisserie auprès de Monsieur Ronay ;

Que, cependant, la société Casino SNC n'a, à son tour, pris aucune mesure à l'égard de son locataire gérant propre à assurer le respect de l'engagement initial ;

Attendu que Monsieur Berthelot n'a, enfin, pas hésité à s'approvisionner auprès d'autres boulangers que Monsieur Ronay ;

Que, pour sa part, ce dernier a toujours rempli correctement ses obligations envers la société Cédis et ses successeurs dans l'exploitation du fonds de commerce alimentaire Casino ;

Attendu, en effet, qu'il ne saurait être fait grief à Monsieur Ronay de n'avoir pas obtempéré aux exigences nouvelles de Monsieur Berthelot qui lui imposait de livrer des commandes qui n'avaient pas été passées en temps utile, sauf à méconnaître totalement les délais de fabrication des produits en cause et les contraintes d'organisation de travail de Monsieur Ronay ;

Attendu qu'au vu de ces éléments, il apparaît que le premier juge a justement admis que les appelants devaient être tenus d'indemniser Monsieur Ronay de son préjudice ;

Qu'il sera tout à fait logiquement fait défense à la société Casino et à tout ayant droit de s'approvisionner en pain viennoiserie et pâtisserie auprès de tout autre fournisseur, autre que Monsieur Ronay ;

Attendu, sur le préjudice, qu'il est de bonne justice de donner une solution définitive au litige ;

Que les conclusions du rapport d'expertise, qui ne sont pas critiquées, déposé au cours de procédure font ressortir que suite au changement de fournisseur opéré par la supérette Casino, Monsieur Ronay s'est vu privé d'un résultat de l'ordre de 47 000 F pour l'année 1992 ;

Attendu que le préjudice qu'il a pu subir au cours des exercices ultérieurs n'a pas été étudié par Monsieur Leroy dont la mission ne portait que sur les conséquences affectant les résultats de l'année 1992 ;

Que le calcul proposé par Monsieur Ronay pour chiffrer ses pertes financières au cours des années suivantes repose sur une méthode dite analogique insuffisamment fiable pour être retenue, seule une évaluation du préjudice à partir d'un ensemble de données comptables certaines pouvant être prises en considération ;

Que, dans ces conditions, le préjudice financier subi par Monsieur Ronay n'est établi qu'à hauteur de la somme de 47 000 F qui lui sera, en conséquence, allouée ;

Attendu, enfin, que l'équité commande d'indemniser Monsieur Ronay pour les frais irrépétibles qu'il a dû exposer pour les besoins du litige ;

Qu'eu égard à la nature de l'affaire, il lui sera accordé de ce chef une indemnité de 8 000 F ;

Par ces motifs, En la forme, reçoit l'appel de la SNC Casino France, de la société Casino Guichard Perrachon et de Monsieur Berthelot ; Au fond, le dit injustifié ; En conséquence, confirme le jugement déféré ; Ajoutant, Fait défense à la société Casino et tout ayant droit de se fournir ailleurs qu'à la boulangerie Ronay pour ses besoins en pain, viennoiserie et pâtisserie, et ce à peine de 800 F par infraction constatée à compter de la signification du présent arrêt ; Condamne in solidum la SNC Casino France, la société Casino Guichard Perrachon et Monsieur Berthelot à payer à Monsieur Ronay : - la somme de 47 000 F au titre du préjudice subi au cours de l'exercice 1992, - la somme de 8 000 F par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Déboute les parties de toutes demandes plus amples ou contraires ; Condamne la SNC Casino France, la société Casino Guichard Perrachon et Monsieur Berthelot aux dépens de première instance et d'appel et alloue à Maître Guillaumin, avoué, le bénéfice de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.