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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 5 avril 1996, n° 94-14874

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Arode (SA)

Défendeur :

Karl Lagerfeld (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Leclercq

Conseillers :

M. Bouche, Mme Cabat

Avoués :

SCP Barrier Monin, SCP Parmentier Hardouin Le Bousse

Avocats :

SCP Gorny, Mes Picard, Geissman.

T. com. Paris, 2e ch., du 25 janv. 1994

25 janvier 1994

Par contrat du 5 septembre 1986 la société Karl Lagerfeld Inc devenue Division Karl Lagerfeld de la société Revillon Luxe a consenti à la société helvétique Arode SA la concession exclusive de la vente au détail à Genève des articles de sa marque dans un magasin dénommé " La boutique " situé 31 rue du Rhône, en contrepartie notamment d'une obligation minimale d'achats fixée pour les dernières années à 1 400 000 F par saison.

La société Revillon Luxe Division Karl Lagerfeld a assigné les 9 octobre et 29 novembre 1990 la société Arode devant le Tribunal de commerce de Paris en référé puis à jour fixe afin d'obtenir sa condamnation provisionnelle puis définitive au paiement de factures correspondant à des livraisons impayées et résiliation de la concession. Sur appel de décisions condamnant la société Arode à payer les factures mais rejetant la demande de résiliation, la Cour, par des arrêts des 19 février 1992 et 8 janvier 1993 a condamné la société Arode à verser une provision de 180 000 F puis à payer un solde de 177 300 F et a prononcé la résiliation du contrat aux torts exclusifs de la société Arode ;

La société Revillon Luxe Division Karl Lagerfeld avait entretemps assigné le 6 novembre 1990 la société Arode en résiliation de la concession et en paiement de sommes complémentaires et de dommages-intérêts. Le tribunal de commerce a attendu que la Cour d'appel ait statué sur les recours exercés contre ses deux première décisions. Par jugement en date du 25 janvier 1994 le tribunal de commerce a constaté dans les motifs que la résiliation était déjà prononcée et a :

- déclaré la société Karl Lagerfeld SA recevable en son action continuant celle de la société Revillon luxe Division Karl Lagerfeld,

- dit que " le solde de tout compte présenté par la société Arode n'était pas opposable à la société Karl Lagerfeld en cette instance ",

- a condamné la société Arode à payer à la société Karl Lagerfeld :

* 479 340 F avec intérêts au taux légal à compter du 6 novembre 1990 pour prix de marchandises livrées et facturées le 19 novembre 1990 sous les numéros 6 900 et 6 904,

* 580 000 F de dommages-intérêts pour non respect des quotas minima d'achat,

* 700 000 F de dommages-intérêts pour résiliation anticipée du contrat,

* 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Arode a relevé appel de ce jugement du 24 janvier 1994 assorti de l'exécution provisoire.

Elle soutient, au terme d'un rappel des stipulations contractuelles concernant l'exclusivité de la concession dont elle bénéficiait, les minima d'achats qui lui étaient imposés chaque saison, et les modalités de paiement des livraisons que la société Karl Lagerfeld avait admis pendant plusieurs années, que ses commandes ne dépassaient pas la moitié de ses quotas contractuels pour en arriver à ce qu'après la saison automne hiver 1989-1990 les cocontractants n'avaient même plus fixé d'obligation minimale d'achats, que la Division Charles [Karl] Lagerfeld avait distribué concurremment ses articles dans une dizaine de magasins bon marché de Genève et avait ainsi provoqué la désaffection de la clientèle fortunée de " La boutique ", qu'enfin cette concurrence déloyale avait conduit la société Arode à refuser une partie des marchandises qui lui avaient été livrées trop tardivement pour pouvoir être commercialisées et à fermer la boutique.

La société Arode conclut à la nullité du contrat de concession pour indétermination des prix des articles qu'elle était obligée d'acheter et à la restitution en conséquence d'une somme de 2 040 716,40 F qui correspond à la marge bénéficiaire de 46 % que la société Karl Lagerfeld a elle-même déterminée.

Elle conteste devoir la somme de 580 000 F mise à sa charge par le tribunal et représentant la marge de 50 % du chiffre d'affaire qu'elle n'a pas réalisé en 1990, puisqu'aucun minimum d'achats n'avait été convenu pour cette année ; elle demande enfin à être relevée de la condamnation à payer 700 000 F de dommages-intérêts pour un préjudice qui résulte d'une cessation anticipée de leurs relations imputable à la concurrence que la société Karl Lagerfeld a elle-même organisé et à sa mauvaise foi dans l'exécution du contrat, et à être dispensée du paiement de la somme de 479 340 F correspondant à des marchandises qu'elle a légitimement refusées.

La société Karl Lagerfeld reproche à la société Arode d'avoir décidé en 1990 de brader les marchandises livrées sans en payer le prix, d'avoir présenté dans son magasin sans l'en aviser et au mépris de l'exclusivité convenue des articles de marques concurrentes Céline et Vuitton et d'avoir mis fin brutalement à l'exécution du contrat de concession ;

Elle se réfère aux arrêts des 19 février 1992 et 8 janvier 1993 pour demander à la Cour d'écarter les moyens que la société Arode avait à nouveau invoqués devant le tribunal et pour conclure à la confirmation du jugement déféré sauf à voir porter les dommages-intérêts de 700 000 F à 1 400 000 F ;

Elle soutient que la demande d'annulation du contrat est irrecevable en ce qu'elle est présentée pour la première fois en appel et qu'elle se heurte à l'autorité de la chose jugée de la décision de résiliation aux torts du concessionnaire, et de surcroît mal fondée puisque les prix qu'elle a facturés ont été acceptés sans discussion pendant plusieurs années.

La société Karl Lagerfeld demande 50 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Motifs de la Cour :

Sur la nullité du contrat de concession :

Considérant que l'annulation d'un contrat peut être demandée bien qu'une résiliation ait déjà été prononcée dans la mesure où les effets ne sont pas les mêmes ; qu'annulation et résiliation ont des causes différentes, la première sanctionnant un vice de conclusion du contrat, la seconde une faute d'exécution de la convention ; que la décision de résiliation n'a donc pas autorité de chose jugée concernant la nullité du contrat ; que la demande d'annulation du contrat du 5 septembre 1986 irrecevable en tant que prétention puisqu'elle n'a pas été sollicitée en première instance ; qu'elle est recevable par contre en tant que moyen opposé à des demandes d'exécution du contrat ;

Considérant que la société Arode prétend que le contrat du 5 septembre 1986, bien que lui imposant une obligation d'achat, ne fournit aucune indication sur le prix de vente des articles qu'elle s'engage à commander en quantités minimales ; que l'article 6 de la convention stipule en effet que " sous réserve des dispositions de l'article 6-2 des présentes, le concessionnaire recevra et paiera les articles aux prix indiqués sur la liste officielle des prix du concédant en vigueur au moment de la commande du concessionnaire et selon les conditions générales de vente du concédant " ;

Que l'appelante soutient que la convention litigieuse est un contrat cadre sous couvert duquel sont conclues des ventes successives dont l'intimée fixe unilatéralement les prix sans qu'ils soient préalablement déterminés ou déterminables, et en déduit que les prescriptions de l'article 1129 du Code civil sur la formation du contrat ne seraient pas respectées et que le contrat est nul ;

Considérant que l'exigence légale d'un prix déterminé ou déterminable était remplie par la référence contractuelle à la liste officielle des prix du concédant ; que la société Arode n'apporte pas la preuve qui lui incombe de ce que cette référence n'aurait pas été objective, calculée qu'elle était en fonction des coûts de fabrication et de production et appliquée à tous les concessionnaires de la marque; qu'elle ne fournit aucun exemple d'une quelconque dérive par rapport au tarif d'origine ;

Que la société Arode n'a pas contesté pendant les quatre années qu'ont duré les relations commerciales, le mode de détermination de prix qu'elle a acceptés à chaque saison en passant des commandes successives ; qu'elle ne reproche à son concédant ni mauvaise foi ni abus de son droit de modifier les prix qui, s'ils étaient démontrés, ne donneraient lieu au surplus qu'à la résiliation et non à l'annulation de la convention ;

Qu'il s'ensuit qu'elle ne saurait prétendre pouvoir se soustraire à l'exécution du contrat au faux motif qu'il serait nul ;

Considérant que par arrêt définitif du 8 janvier 1993 la Cour a prononcé la résiliation du contrat aux torts de la société Arode ; que cette décision a autorité de chose jugée ;

Sur les demandes de la société Karl Lagerfeld :

Considérant que la société Arode reconnaît qu'elle a passé commande de 881 740 F d'articles de la collection Karl Lagerfeld d'automne hiver 1990-1991 ; qu'elle a reçu une première livraison d'une valeur de 357 300 F objet des premières condamnations de la Cour, et une seconde livraison d'une valeur de 479 340 F qu'elle a refusée parce que tardive ; qu'elle n'avait pas contesté la réclamation de la société Karl Lagerfeld en première instance ; qu'elle entend en appel ne pas payer les marchandises qu'elle a refusées ;

Considérant que la créance de 479 340 F correspondant à des marchandises commandées et livrées qui ne sont pas celles concernées par les premières condamnations de la Cour, n'a pas été discuté par la société Arode en première instance et ne l'est pas davantage en appel ; que l'appelante reconnaît en effet qu'elle a commandé pour 881 740 F d'articles de la collection automne hiver 1990-1991 et qu'elle a reçu d'abord 357 300 F puis 479 340 F de marchandises ;

Que cette dernière confirme dans ses conclusions du 30 août 1994 que le reste de la collection automne hiver 1990-1991 lui a bien été livré, mais seulement dans la seconde quinzaine de septembre, car elle résistait à la modification des conditions de paiement que la société Karl Lagerfeld voulait lui imposer ;

Qu'en effet le fournisseur explique ses nouvelles exigences par la dette que son concessionnaire se refusait à apurer pour un motif de concurrence déloyale que l'arrêt du 8 janvier 1993 a déclaré mal fondé ;

Que la somme de 479 340 F est donc due depuis l'assignation du 6 novembre 1990 ;

Considérant que la société Karl Lagerfeld s'est fondée sur l'article 3-9 de la convention qui détermine le montant des " achats minima " que le concessionnaire doit effectuer par saison pour réclamer et obtenir du tribunal la condamnation de la société Arode à lui payer sinon le prix des commandes manquantes, du moins la marge bénéficiaire de 50 % du chiffre d'affaires qu'elle n'a pas pu réaliser ;

Que la société Arode se fonde au contraire sur l'absence de quotas contractuels pour les saisons printemps été 1990 et automne hiver 1990 pour demander à être intégralement relevée de la condamnation au paiement de 580 000 F prononcée en première instance à ce titre ;

Que l'article 3-9 susvisé cesse de fixer des quotas par saison au-delà de ceux de la collection automne hiver 1989-1990 et ne prévoit pas de tacite reconduction des quotas antérieurs pour les années suivantes ; que le tribunal ne pouvait donc pas affirmer, en l'absence de preuve d'un nouvel accord, que la société Arode s'était engagée contractuellement à acheter au minimum pour un montant de 2 800 000 F d'articles à répartir sur les deux saisons printemps-été 1990 et automne-hiver 1990-1991 par référence à l'année précédente ;

Qu'il convient d'observer que la société Arode n'avait jamais passé auparavant de commandes atteignant les montants minima indiqués au contrat, mais seulement d'une valeur comprise entre 608 470 F et 881 740 F par collection alors que la convention prévoyait des seuils de 1 200 000 F et 1 400 000 F ; qu'elle n'avait pas pour autant fait l'objet de sanctions de la part du concédant ;

Qu'en conséquence la somme de 580 000 F n'est pas due ;

Considérant que dans ses conclusions de première instance la société Karl Lagerfeld soutenait que le préjudice résultant de la résiliation anticipée de la concession justifiait une indemnité de 2 800 000 F correspondant à une année de chiffre d'affaires de la société Arode ; que le tribunal a réduit ce préjudice à six mois d'une marge brute de 50 % soit 700 000 F ; que la société Karl Lagerfeld demande à la Cour de porter l'indemnisation à une année de marge brute, soit 1 400 000 F ; qu'elle considère en effet qu'une année lui aura été nécessaire pour réimplanter sa marque à Genève et pour trouver un nouveau distributeur ;

Que la commercialisation d'articles de marques concurrentes en dépit de l'exclusivité convenue puis la fermeture de la boutique genevoise ont nécessairement perturbé gravement les ventes du concédant appelé à négocier de nouveaux accords avec un commerçant susceptible de reprendre la vente à Genève des articles de sa marque ; que les premiers juges ont raisonnablement évalué la réparation de ce préjudice à 700 000 F ;

Que la société Karl Lagerfeld n'apporte pas la preuve de ce que la perturbation de ses ventes ait duré plus de quelques mois et qu'il lui a fallu une année pour trouver un nouveau concessionnaire acceptant de vendre les produits d'une marque aussi prestigieuse ;

Que l'indemnité de 700 000 F doit être confirmée ;

Considérant que la suppression d'un des chefs de condamnation justifie en équité que l'intimée ne soit pas indemnisée de ses frais irrépétibles exposés en appel ;

Que la condamnation de la société Arode au même titre se justifiait en revanche devant le tribunal ;

Par ces motifs : Confirme le jugement du 25 janvier 1994 sauf en ce qu'il a condamné la société Arode à payer 580 000 F de dommages-intérêts pour non respect des quotas minima d'achat ; L'émendant sur ce seul point, Relève la société Arode de cette condamnation, Déboute la société Karl Lagerfeld de ses demandes additionnelles ; Condamne la société Arode aux dépens, Admet la société civile professionnelle Parmentier Hardouin Le Bousse, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.