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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 18 octobre 1996, n° 93-12398

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Thomas

Défendeur :

Piguet (SARL), Hopi (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval (faisant fonctions)

Conseillers :

M. Ancel, Mme Regniez

Avoués :

SCP Jobin, SCP Lecharny-Cheviller

Avocats :

Mes Catoni, Dumas.

T. com. Bobigny, 2e ch., du 23 mars 1993

23 mars 1993

LA COUR est saisie de l'appel interjeté par M. Roger Thomas d'un jugement prononcé le 25 mars 1993 par le Tribunal de commerce de Bobigny dans un litige l'opposant à la SARL Piguet (aux côtés de laquelle est intervenue en appel la SA Hopi).

Référence étant faite au jugement entrepris et aux écritures échangées devant la Cour pour l'exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants.

Piguet, spécialisée dans la fourniture de renseignements et le contentieux commercial avait son siège à Lyon mais disposait sur l'ensemble du territoire d'un réseau de 28 bureaux ou agences dont à l'époque des faits, 13 étaient animés par son personnel salarié, et 15 confiés à des agents commerciaux.

Par contrat du 5 janvier 1979, M. Thomas a accepté un mandat d'agent commercial dans les limites du départements de Seine Saint-Denis afin notamment de " rechercher, rédiger et expédier les renseignements commerciaux demandés par les clients de la société Piguet suivant les méthodes et dispositions de ladite société ".

En 1981, a été confié à M. Thomas le secteur du Val de Marne (94). Le seul écrit établi à cette occasion est une " Note à tous bureaux et agents " émanant de la direction de Piguet et mentionnant " Nous vous précisons qu'à titre provisoire, M. Thomas, notre agent de Pré Saint Gervais, traite les demandes du 94, en plus de celles de son secteur (93) ".

Au début de l'année 1988, Piguet a retiré le secteur du Val de Marne à M. Thomas et l'a transféré à son bureau parisien.

En 1989, Piguet a informatisé son activité et demandé à ses agents de participer aux frais de cette informatisation, en versant une redevance pour accéder au nouveau système. Tous les agents commerciaux, réunis en assemblée générale chez l'un d'entre eux, M. Gaujat, à Montélimar, se sont opposés à cette demande en contestant particulièrement le montant de la redevance exigée par Piguet (2 F 50 par " bulletins "). Des négociations entreprises par l'intermédiaire d'un avocat représentant les agents ont abouti à un accord ramenant à 1 F 54 le montant de la redevance ci-dessus mentionnée. Seul l'agent de Montélimar, M. Gaujat, a refusé de participer à cet accord.

Après la mise en œuvre de sa base de données informatique, début 1991, Piguet en a refusé l'accès à M. Gaujat. Celui-ci a obtenu, par l'intermédiaire de M. Thomas, des informations extraites de la base de données.

Par lettres des 13 et 20 mai 1992, estimant que ces agissements constituaient " un comportement inadmissible ", Piguet a rompu les contrats la liant à MM. Gaujat et Thomas.

Elle avait auparavant assigné M. Gaujat en résiliation judiciaire de son contrat et paiement de dommages-intérêts. Le Tribunal de grande instance de Valence l'a déboutée de ses prétentions et l'a condamnée sur la demande reconventionnelle de M. Gaujat à payer à celui-ci des dommages-intérêts. Ce jugement a été confirmé en appel par la Cour de Grenoble, qui a notamment retenu, dans l'arrêt par elle rendu le 1er juin 1995, que Piguet avait manqué à son obligation de fournir à son mandataire les moyens de remplir son mandat.

Parallèlement, par acte du 12 août 1992, M. Thomas avait fait assigner Piguet devant le Tribunal de commerce de Bobigny pour demander qu'elle soit condamnée à lui payer deux indemnités de 1 200 000 F, respectivement pour le retrait en 1988 du département du Val de Marne et la rupture du contrat d'agence en mai 1992, ainsi qu'une somme de 150 000 F à titre d'indemnité compensatrice de préavis, le tout avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation.

Piguet avait conclu au débouté.

C'est dans ces conditions qu'est intervenu le jugement entrepris qui a débouté M. Thomas de toutes ses demandes et l'a condamné à payer à Piguet une indemnité de 20 000 F pour ses frais irrépétibles. Les premiers juges ont estimé :

- qu'en transmettant à M. Gaujat des renseignements obtenus par consultation de la base de données de Piguet, M. Thomas avait transgressé gravement les termes de son contrat et les directives résultant d'une note interne de Piguet du 12 juillet 1991,

- que sa demande d'indemnité pour la perte du secteur Val de Marne, formée plus de 4 ans après les faits, manifestement liée à la rupture définitive survenue en 1992, était tardive et mal fondée, son rôle dans ce département ayant été provisoire et dépourvu de base contractuelle.

Ayant interjeté appel, M. Thomas réitère ses demandes initiales et sollicite une indemnité de 50 000 F pour ses frais irrépétibles.

Piguet (SARL) a conclu à la confirmation et réclamé une somme supplémentaire de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par conclusions du 23 mai 1996, la société Hopi est intervenue à l'instance aux côtés de Piguet SARL en indiquant venir aux droits de celle-ci.

Dans ses dernières écritures, du 4 septembre 1996, M. Thomas sollicite la condamnation conjointe et solidaire des société Hopi et Piguet.

Sur ce, LA COUR :

Sur la demande en paiement d'une indemnité de rupture en raison du retrait du secteur du Val de Marne :

Considérant que, critiquant le jugement déféré en ce que celui-ci a repoussé sa demande d'indemnité pour le retrait du secteur Val de Marne, M. Thomas fait valoir :

- que sa contestation n'est pas tardive parce qu'il n'a jamais accepté ledit retrait qui lui a été imposé de manière unilatérale,

- que l'écrit du 9 septembre 1981 émanant de Piguet adressé à l'ensemble des bureaux et agences manifeste sans équivoque la volonté d'étendre au Val de Marne le contrat d'agence initialement conclu pour la Seine Saint-Denis,

- que le fait qu'à la suite de cet écrit il ait exécuté le mandat pendant près de sept ans témoigne de la volonté des parties d'étendre le contrat sans restriction et pour une durée indéterminée,

- que la modification unilatérale de son contrat intervenue de manière brutale alors qu'il avait développé un fichier de clients est constitutive d'une faute dont Piguet lui doit réparation, en proportion de la perte qu'il a subie, correspondant à un montant annuel de commissions excédant 600 000 F ;

Considérant que rien ne permet de retenir que M. Thomas aurait renoncé à demander une indemnisation pour la perte du secteur du Val de Marne ; que par lettre du 18 décembre 1987, l'intéressé a au contraire indiqué à Piguet que leurs pourparlers sur les modalités pratiques de transfert du secteur du Val de Marne ne devaient pas être interprétés comme impliquant son acquiescement à la modification de son secteur géographique ;

Que, cependant, Piguet a répondu à cette lettre le 24 décembre 1987 dans les termes suivants :

" Nous ne prétendons vous imposer aucune modification de votre secteur géographique ; ce dernier est défini par contrat le 5 janvier 1979 étant limité au département de la Seine Saint-Denis.

La disparition de l'agence couvrant le 94 et l'exiguïté de nos locaux a motivé l'hébergement provisoire en vos murs du fichier concerné.

Cette décision acceptée par vous fut portée à la connaissance de tous par note de service du 9 septembre 1981.

Vous avez été informé dès le 18 novembre 1986 de notre désir de mettre fin à cette situation précaire et de la réintégration du fichier au bureau de Paris.

Vous avez eu un an pour réagir. "

Considérant qu'en effet, en l'absence d'avenant écrit au contrat du 5 janvier 1979, visant exclusivement la Seine Saint-Denis, M. Thomas ne peut pas prétendre, au regard des dispositions du décret du 23 décembre 1958 applicables au présent litige, avoir eu la qualité d'agent commercial statutaire pour le département du Val de Marne ; qu'ayant accepté que ce secteur lui soit confié, expressément " à titre provisoire ", il ne peut pas être suivi en ce qu'il soutient que la révocation du mandat, décidée unilatéralement par Piguet en novembre 1986, lui ouvrirait droit à indemnité, alors d'ailleurs que cette révocation n'est nullement intervenue de manière brutale puisqu'il lui a été ménagé un délai de préavis de plus d'un an ; que le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a rejeté la demande d'indemnité formée au titre du retrait du secteur du Val de Marne ;

Sur la rupture du contrat du 5 janvier 1979 :

Considérant que pour décider que M. Thomas avait commis une faute grave justifiant la résiliation sans préavis et sans indemnité de son contrat d'agent commercial, les premiers juges ont relevé qu'il avait :

- enfreint délibérément les directives de son mandant en transmettant à partir de la fin 1991 à M. Gaujat qui avait refusé de participer au système informatique mis en place par Piguet des renseignements recueillis sur la base de données informatiques de cette société et concernant des entreprises situées dans les départements de la Drôme et de l'Ardèche constituant le secteur dudit M. Gaujat,

- permis de la sorte à celui-ci de bénéficier sans qu'il lui en coûte de renseignements qu'il ne pouvait obtenir directement,

- fait subir à Piguet un préjudice grave tenant à ce détournement et à la perte d'informations qui en serait résultée, les données recueillies (censées être mises en mémoire sur le site utilisateur, ce qui n'aurait pas été le cas) étant définitivement perdues ;

Considérant que l'appelant critique ce raisonnement en faisant valoir :

- qu'il n'aurait transmis qu'un nombre très restreint de renseignements provenant de la base de données informatisée à M. Gaujat,

- que Piguet n'a subi de ce chef aucun dommage puisqu'elle facturait les consultations de sa base et que les informations concernées ont été utilisées par M. Gaujat pour renseigner des clients de la société qui ont versé une rémunération dont partie est revenue à celle-ci,

- qu'il n'avait aucune raison de refuser à un de ses collègues la fourniture de ces éléments d'information en l'absence d'instructions contraires,

- que les directives invoquées par Piguet n'ont nullement le sens que celle-ci prétend aujourd'hui leur donner ;

Considérant qu'il n'est pas sérieusement discutable, au regard des documents mis aux débats par Piguet, et notamment des listings informatiques dont rien ne permet de dire qu'ils seraient inexacts, que M. Thomas a procédé à partir de la fin de l'année 1991 à plusieurs dizaines d'interrogations de la banque de données informatisée de la société pour obtenir des informations sur des entreprises du secteur géographique de M. Gaujat ;

Considérant, cependant, que Piguet ne conteste pas les affirmations de son adversaire qui indique que ces interrogations lui ont été facturées et qu'elles ont été utilisées par M. Gaujat pour servir la clientèle de son réseau; qu'elle ne rapporte donc pas la preuve d'un préjudice financier et ne démontre pas non plus clairement le dommage " technique " qui aurait été causé à sa base de données puisque les informations considérées auraient dû selon ses explications être conservées sur le site utilisateur, c'est-à-dire sur l'installation informatique de M. Thomas;

Considérant surtout, que Piguet ne démontre pas avoir enjoint à ses agents de ne pas échanger entre eux d'informations; que la directive à laquelle elle fait référence en date du 15 juillet 1991 " rappelle " que sera considéré " comme une faute grave le fait de renseigner sur une entreprise dont le siège est hors secteur, sauf transfert du dossier effectué volontairement pour des raisons techniques pas accords des sites de production concernés "; que cette directive apparaît devoir être comprise comme visant à empêcher les agents, non pas d'échanger entre eux des renseignements, mais de renseigner les clients du réseau sur des entreprises ne se trouvant pas dans leur secteur;

Considérant que cette interprétation est corroborée par une " Note à tous les bureaux ", de janvier 1992, qui, faisant précisément référence à la note du 12 juillet 1991, indique que :

" confier le traitement des demandes à un autre site que celui théoriquement compétent ne se conçoit que lorsque le site à qui le dossier est transféré est effectivement le mieux placé à tous points de vue...Or l'agence de Montélimar qui n'est pas reliée à notre réseau informatique ne remplit pas cette condition ...Il convient donc de rapatrier impérativement dans vos archives les dossiers qui auraient pu faire l'objet d'un tel transfert à Montélimar " ;

Considérant que Piguet ne prouve donc pas que M. Thomas aurait enfreint ses instructions expresses, ni qu'il serait directement intervenu auprès de clients étrangers à son secteur ; qu'elle ne peut que s'en prendre à elle-même d'avoir suscité une ambiguïté néfaste au sein de son réseau en y maintenant M. Gaujat (à l'évidence pour éviter d'avoir à lui payer des indemnités de rupture) tout en s'efforçant de le mettre à l'écart et en le privant, dans des conditions qui ont été sanctionnées par la Cour de Grenoble, des moyens nécessaires à l'accomplissement de son mandat ;

Considérant qu'ainsi, contrairement à ce qu'à décidé le tribunal, les éléments ci-dessus relevés ne permettent pas de retenir que Piguet était fondée à estimer qu'en fournissant des renseignements à M. Gaujat, M. Thomas - à qui elle n'avait adressé aucune mise en garde précise à ce sujet - avait commis une faute grave justifiant la rupture immédiate, sans préavis ni indemnité, de son contrat d'agence ;

Considérant que le jugement déféré sera réformé de ce chef ;

Qu'il convient en conséquence de statuer sur les demandes d'indemnités de rupture et de préavis formées par M. Thomas ;

Sur l'indemnité de rupture :

Considérant qu'invoquant notamment les dispositions de l'article 3 du décret du 23 décembre 1958, M. Thomas réclame que Piguet soit condamnée à lui payer une indemnité de rupture d'un montant de 1 200 000 F, somme correspondant aux commissions brutes perçues pendant les deux dernières années d'exécution de son mandat ;

Considérant que Piguet s'oppose à cette demande en faisant valoir que " le statut de M. Thomas était à la frontière du statut de salarié, et qu'il ne peut pas prétendre bénéficier de toutes les conséquences attachées à la rupture du contrat d'agent commercial " ; qu'elle expose que l'intéressé qui a trouvé à son arrivée dans le réseau un secteur travaillé de longue date par ses prédécesseurs, n'a pas eu à acheter de carte, et n'a eu aucune activité commerciale, puisqu'elle entretenait un représentant de commerce sur le même secteur et qu'il se bornait à obtenir les renseignements demandés par les clients qu'elle démarchait ; qu'elle invoque le précédent d'une décision de justice n'ayant accordé, compte tenu des spécificités de son activité, à l'un de ses agents commerciaux, à titre d'indemnité de rupture, qu'une somme correspondant à la moyenne annuelle de ses bénéfices ;

Considérant que M. Thomas qui ne conteste pas sérieusement la description faite de son rôle par Piguet et qui, en particulier, ne prouve pas avoir constitué de clientèle, revendique le bénéfice de l'usage consistant à allouer à l'agent commercial une indemnité de rupture correspondant à deux années de commissions ; qu'il relève que l'indemnité est destinée à réparer le préjudice subi par l'agent du fait de la perte de son contrat et des avantages que celui-ci lui procurait et n'est subordonnée à aucune condition d'augmentation ou de création de clientèle ;

Considérant que, quoi qu'il en soit de l'usage invoqué par M. Thomas, l'article 3 du décret du 23 décembre 1958 impose de compenser le préjudice subi par l'agent commercial ; qu'eu égard aux circonstances concrètes et spécifiques ci-dessus mentionnées de la situation de M. Thomas, la Cour estime que le préjudice de celui-ci sera équitablement réparé par une indemnité de 900 000 F ;

Sur l'indemnité pour non respect du préavis :

Considérant qu'il avait été stipulé au contrat du 5 janvier 1979 que celui-ci était établi pour une durée indéterminée mais pourrait être dénoncé par l'une ou l'autre des parties par lettre recommandée, avec un préavis de trois mois ; que le délai de préavis n'ayant pas été respecté, cette inobservation, non justifiée par une faute grave de M. Thomas, engage la responsabilité contractuelle de Piguet, qui sera en conséquence condamnée à payer à l'appelant une indemnité compensatrice des commissions qu'il aurait dû percevoir pendant le délai de préavis, soit en l'espèce la somme de 150 000 F réclamée ;

Sur les intérêts légaux :

Considérant que les intérêts au taux légal seront dus à compter du présent arrêt, les dommages-intérêts ci-dessus alloués tenant compte de l'entier dommage de M. Thomas ;

Considérant que la société Hopi indiquant venir aux droits de la SARL Piguet est intervenue à l'instance aux côtés de celle-ci ; que M. Thomas demandant leur condamnation solidaire, il convient que les deux sociétés soient tenues in solidum des condamnations prononcées ;

Considérant que l'équité commande d'allouer à M. Thomas une indemnité de 15 000 F pour ses frais irrépétibles ;

Par ces motifs : Confirme le jugement déféré en ce qu'il a débouté M. Thomas de sa demande d'indemnité pour le retrait du secteur du Val de Marne ; Réformant pour le surplus et ajoutant : Condamne in solidum la société à responsabilité limitée Piguet et la société anonyme Hopi à payer à M. Thomas les sommes de : - 900 000 F à titre d'indemnité de rupture de son contrat d'agent commercial, - 150 000 F à titre d'indemnité compensatrice de préavis, - 15 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande ; Condamne in solidum les sociétés Piguet et Hopi aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés selon les règles relatives à l'aide juridictionnelle.