CA Paris, 5e ch. A, 30 octobre 1996, n° 9970-94
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Pellegrin (GIE), Pellegrin, Pellegrin Saint Ferréol (SARL), Pellegrin et Fils (SA)
Défendeur :
SAF des Montres Rolex (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Vigneron
Conseillers :
Mmes Jaubert, Percheron
Avoués :
SCP Fisselier Chiloux Boulay, SCP Varin Petit
Avocats :
Mes Cussac, Volnay, Faure.
Faits et procédure :
M. Jean-François Pellegrin, exploitant personnellement ou dans le cadre de sociétés des commerces de bijouterie à Marseille et Avignon a, chaque année depuis 1989, demandé à la société Rolex de l'agréer pour distribuer ses montres, ce qu'a toujours refusé la société Rolex qui faisait valoir qu'elle n'entendait pas procéder dans son secteur géographique d'activité à l'établissement de nouveaux points de vente.
Le 1er juillet 1992, le GIE Pellegrin, qui a pour objet notamment d'organiser les achats et de regrouper les moyens de financement de ses membres, a adressé à la SAF des Montres Rolex, SA ayant son siège à Paris, une commande d'un montant total de 2 999 600 F, prix public, pour trois de ses membres nommément désignés dont il faisait le détail par magasin en précisant que chacun d'eux remplissait les conditions de distribution des produits Rolex.
Cette commande a été refusée le 23 juillet 1992 par la SAF des Montres Rolex - ci-après société Rolex - qui précisait que les entreprises citées ne faisait pas partie de son réseau de distribution et qu'elle n'envisageait pas l'ouverture de nouvelles concessions Rolex dans leur secteur géographique d'activité.
Estimant cette réponse constitutive d'un refus de vente injustifié le GIE Pellegrin a fait assigner la société Rolex devant le Tribunal de commerce de Paris en paiement de la somme de 2 999 600 F à titre de dommages et intérêts pour préjudice commercial. La société Rolex ayant soulevé l'irrecevabilité des demandes du GIE, ses trois membres pour le compte desquels avait été passée la commande, M. Jean-François Pellegrin, la SARL Pellegrin Saint Ferréol et la SA Pellegrin et Fils sont intervenus volontairement à l'instance, sollicitant le paiement respectivement des sommes de 1 026 000 F, 947 200 F et 1 026 000 F. Les demandeurs sollicitaient en outre qu'il soit donné injonction à la société Rolex de lui fournir tous documents commerciaux présentant ses produits et d'exécuter la commande litigieuse aux prix et conditions de paiement pratiqués à sa date pour les commandes de cette importance. La société Rolex a justifié son attitude par l'existence d'un réseau de distribution sélective licite au regard des dispositions des articles 36-2 et 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et par son droit de contrôler le développement de son réseau dans le but d'assumer un meilleur service aux consommateurs.
Par jugement rendu le 15 mars 1994 le Tribunal de commerce de Paris a :
- rejeté la fin de non-recevoir opposée par la société Rolex,
- débouté les demandeurs de l'ensemble de leurs prétentions au motif que l'attitude de Rolex ne pouvait être considérée comme discriminatoire, la même règle étant appliquée à tous les candidats et ce dans le cadre de la politique et des impératifs propres du fabricant, seul maître de ses décision stratégiques.
Appel de cette décision a été interjeté par le GIE Pellegrin, Jean-François Pellegrin, la SARL Pellegrin Saint Ferréol et la SA Pellegrin et Fils suivant déclaration remise au secrétariat greffe le 1er avril 1994.
Prétentions et moyens des parties :
1- Le GIE et les consorts Pellegrin, appelants, ont dans le premier état de leurs écritures repris leurs demandes tendant à la condamnation de la société Rolex à payer à Jean-François Pellegrin et à la SA Pellegrin et Fils la somme de 1 026 000 F chacun et à la SARL Pellegrin Saint Ferréol celle de 947 200 F, sollicitant en outre pour chacun d'eux la somme de 20 000 F par application de l'article 700 du NCPC. Puis par conclusions signifiées le 29 février 1996 ils demandent à la Cour de condamner la société Rolex à payer à la SA Pellegrin et Fils la somme de 1 724 828 F représentant le préjudice subi par son magasin sis rue Francis Davso à Marseille outre celle de 249 600 F, montant de celui subi par le magasin d'Avignon de Jean-François Pellegrin qui lui en a fait apport à compter du 30 octobre 1995, à payer à Jean-François Pellegrin la somme de 1 485 227 F montant du préjudice qu'il a personnellement subi de juillet 1992 à octobre 1995, et à payer à la SARL Pellegrin Saint Ferréol, qui a changé d'activité à compter du 1er janvier 1996, la somme de 1 419 277 F représentant le préjudice subi jusqu'à cette date.
Ils poursuivent en outre la condamnation de la société Rolex à leur livrer, sous astreinte de 100 000 F par jour de retard, non plus la commande initiale du 1er juillet devenue obsolète compte tenu de l'évolution de la mode et de la demande d'une part, de la fermeture du magasin Saint Ferréol et de l'apport à la SA de celui d'Avignon d'autre part, mais de la nouvelle commande passée le 27 février 1996 par la SA pour ses magasins de Marseille et d'Avignon, ainsi que toutes les commandes qui pourront être passées pour l'avenir pour le compte de ces magasins.
Les appelants font valoir, sur la recevabilité, que la commande ayant été passée par le GIE Pellegrin pour le compte de trois de ses membres nommément désignés ces derniers sont recevables en leur action en refus de vente et, à titre subsidiaire, que si la commande n'a pas été passée pour leur compte elle l'a alors été pour le GIE en son nom propre, ce qui le rend recevable à agir, les consorts Pellegrin ayant en tout état de cause subi, du fait du refus de vente, un préjudice qui les rend recevables à agir.
Ils soutiennent sur le fond que le réseau de distribution sélective de la société Rolex est illicite et que le refus de vente est donc injustifié eu égard :
- aux critères quantitatifs, la société Rolex ne rapportant pas la preuve qui lui incombe de ce que la sélection quantitative qu'elle pratique soit indispensable pour atteindre un objectif de progrès économique ni mise en œuvre sur la base d'un critère objectif de sélection, la sélection ayant au contraire été opérée à Marseille de manière subjective et arbitraire dans le seul but de limiter le nombre des revendeurs et la concurrence entre ceux-ci ;
- aux critères qualitatifs figurant au contrat-type de la société Rolex, qu'elle n'applique pas en pratique, alors que les appelants remplissent lesdits critères de sélection et peuvent en conséquence être agréés en qualité de distributeur Rolex.
Ils s'opposent au moyen de la société Rolex tiré de l'irrecevabilité des demandes nouvelles en cause d'appel, faisant valoir s'agissant de l'illicéité du réseau qu'il ne s'agit que d'un nouveau moyen autorisé par l'article 563 du NCPC. Ils justifient la modification du montant des dommages et intérêts sollicités et de la commande initiale par l'évolution de la situation en cours d'instance, ce qui les rend recevables aux termes de l'article 566 du NCPC.
Ils s'opposent enfin à la demande de rejet des débats de leurs conclusions signifiées le 30 avril 1996 et de leur communication de pièces.
2- La SAF des Montres Rolex SA (société Rolex), intimée, poursuit à titre principal l'irrecevabilité des demandes de M. Pellegrin et des sociétés Pellegrin, qui ne peuvent prétendre avoir subi un refus de vente dès lors qu'ils n'avaient passé aucune commande, celle-ci ayant été faite par le GIE et l'irrecevabilité de ce dernier faute d'habilitation à ester en justice et faute d'intérêt à agir, puisqu'il n'a par lui-même aucune activité de vente de montres. Subsidiairement sur le fond elle conclut à la confirmation du jugement entrepris qui a débouté les appelants de leurs demandes, sollicitant les sommes de 250 000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et 120 000 F en application des dispositions de l'article 700 du NCPC.
La société Rolex fait valoir que son refus de vente était justifié tant en raison du caractère anormal de la commande, passée par un GIE, que de l'existence de son réseau de distribution sélective - dont la notification a été faite le 29 décembre 1977 à la Commission des Communautés Européennes - qui est licite au regard des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dès lors que le choix des distributeurs repose sur des critères objectifs de caractère qualitatif et qui ont pour but de préserver le renom de la marque et d'offrir au consommateur un meilleur service et pour effet d'assurer un progrès économique et qu'elle est en droit de limiter quantitativement dès lors qu'elle le fait sans discrimination, ce qui est le cas du secteur considéré où elle n'a accepté d'ouvrir aucun point de vente supplémentaire.
Elle soulève par ailleurs l'irrecevabilité des demandes formées par Jean-François Pellegrin, radié du registre du commerce depuis le 16 février 1996, et de l'ensemble des demandes nouvelles formées devant la Cour s'agissant des sommes réclamées, de la livraison de la commande passée le 27 février 1996 et de l'illicéité du réseau.
Enfin, par conclusions signifiées le 6 mai 1996 la société Rolex a demandé à la Cour de renvoyer les dates de clôture et de plaidoiries - fixées au 14 mai 1996 - pour lui permettre de prendre connaissance des conclusions signifiées et des pièces communiquées le 30 avril 1996 et d'y répondre et, à titre subsidiaire, de les rejeter des débats.
Elle a cependant, par conclusions signifiées le 14 mai 1996, répondu sur le fond aux consorts Pellegrin pour le cas où il ne serait pas fait droit à sa précédente demande.
Sur ce, LA COUR,
I- La procédure :
1° La demande de renvoi de la date de clôture et plaidoiries et subsidiairement de rejet des débats des conclusions et pièces du 30 avril 1996 :
Considérant qu'il est constant qu'à 15 jours de la date fixée pour les plaidoiries, à laquelle avait été reporté le prononcé de l'ordonnance de clôture, les appelants ont signifié de nouvelles conclusions (15 pages) et communiqué des pièces supplémentaires ;
Mais considérant que ces conclusions, qui ne contiennent aucune demande nouvelle, ne sont que la réponse nécessaire à celles signifiées par la société Rolex le 15 avril 1996 - ce qui a imposé le report du prononcé de l'ordonnance de clôture qui devait intervenir le 16 avril - par lesquelles la société Rolex excipait notamment de l'irrecevabilité de demandes, qualifiées de nouvelles, formées par les appelants le 29 février 1996 invoquait de nouvelles justifications à son refus de vente et contestait la demande d'indemnisation ainsi qu'à la communication de 14 nouvelles pièces le même jour ; qu'il en est de même des pièces communiquées par les appelants, la Cour observant de surcroît que :
- les pièces communiquées par les consorts Pellegrin sont à l'exception des comptes de résultat des appelants pour les années 1991 et 1992, qui répondent aux derniers arguments de la société Rolex quant au préjudice, soit des pièces récentes qui ne pouvaient donc être communiquées antérieurement, soit des pièces nécessairement connues de Rolex (ses contrats et courriers notamment),
- le délai dont disposait la société Rolex pour y répondre (15 jours) n'est pas inférieur à celui qui s'est écoulé entre ses propres conclusions du 15 avril et la réponse des appelants (30 avril),
- enfin, la société Rolex a effectivement pu y répondre par des conclusions du 14 mai dont le rejet des débats n'a pas été demandé par les appelants ;
Que la société Rolex doit en conséquence être déboutée de sa demande de ce chef ;
2° La recevabilité de l'action du GIE Pellegrin et des consorts Pellegrin :
Considérant que la commande adressée le 1er juillet 1992 à la société Rolex par le GIE Pellegrin l'était expressément " pour trois des membres du GIE " et était détaillé par magasin, avec l'indication de l'identité du membre du GIE correspondant dont il était précisé qu'il remplissait les conditions qualitatives lui permettant de prétendre distribuer les montres Rolex ;
Que la société Rolex a donc reçu trois commandes, passées respectivement par Jean-François Pellegrin exploitant la bijouterie sise 31, rue Saint Agricol à Avignon, par la SARL Pellegrin Saint Ferréol exploitant la bijouterie sise 34, rue Saint Ferréol à Marseille et par la SA Pellegrin et Fils exploitant la bijouterie sise 19, rue Francis Davso à Marseille ;
Que s'il est constant que le GIE qui n'a fait que centraliser et acheminer la commande des trois membres susvisés ne peut se prétendre personnellement victime d'un refus de vente, et est donc irrecevable à agir en justice, tel n'est pas le cas des consorts Pellegrin, qui sont régulièrement intervenus à la procédure de première instance pour reprendre en leurs noms respectifs les demandes initialement formées par le GIE ;
Qu'il y a lieu en conséquence de déclarer irrecevable à agir le GIE Pellegrin et recevables les consorts Pellegrin ;
3° La recevabilité des demandes formées par Jean-François Pellegrin :
Considérant qu'il résulte des pièces versées aux débats que Jean-François Pellegrin a été radié du registre du commerce d'Avignon le 16 février 1996 à la suite de l'apport de son fonds à la société Pellegrin et Fils SA le 30 octobre 1995 ;
Que la société Rolex en tire comme conséquence que n'exerçant plus aucune activité commerciale et ayant perdu la qualité de commerçant en laquelle il était partie à la présente instance ses prétentions doivent être déclarées irrecevables en application des articles 32 et 122 du NCPC ;
Mais considérant que la demande de Jean-François Pellegrin porte sur l'indemnisation des conséquences d'un refus de vente du 1er juillet 1992, de sa date au 30 octobre 1995, période pendant laquelle il exerçait une activité commerciale propre ; qu'elle est donc recevable ;
4° La recevabilité des " demandes nouvelles " formées en cause d'appel :
Considérant que la société Rolex invoque l'irrecevabilité en application de l'article 564 du NCPC, des demandes qualifiées de nouvelles en cause d'appel des consorts Pellegrin et relatives à l'indemnisation de leur préjudice, à la livraison sollicitée, et à l'illicéité du réseau ;
a) L'indemnisation du préjudice
Considérant qu'il est constant que les premières demandes formées par les appelants devant le tribunal puis la Cour tendaient à l'allocation de la somme de 1 026 000 F à titre de dommages et intérêts à Jean-François Pellegrin d'une part et à la SA Pellegrin et Fils d'autre part et de celle de 947 200 F à la SARL Pellegrin Saint Ferréol ; que les demandes formées dans le dernier état de leurs écritures sont de 1 485 227 F pour Jean-François Pellegrin, 1 419 277 F pour la SARL Pellegrin Saint Ferréol et 1 974 428 F pour la SA Pellegrin et Fils ;
Considérant cependant que ces prétentions ne sont pas nouvelles au sens de l'article 564 du NCPC dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, l'augmentation de l'indemnité sollicitée s'analysant en " accessoire, conséquence ou complément " de la demande initiale justifié par la persistance du dommage allégué ; qu'elle est donc recevable par application de l'article 566 du NCPC ;
b) La livraison sollicitée
Considérant qu'alors que l'action a été engagée sur le fondement du refus de vente opposé par la société Rolex à la commande qui lui avait été passée le 1er juillet 1992 les appelants ont modifié leur demande initiale tendant à voir ordonner à la société Rolex de satisfaire cette commande puis qu'ils sollicitent en cause d'appel la livraison d'une nouvelle commande passée le 27 février 1996, par la seule société Pellegrin et Fils SA, pour ses magasins de Marseille et d'Avignon ;
Mais considérant que cette nouvelle prétention soumise à la Cour est la conséquence de la survenance, en cours de procédure d'appel, de faits (fermeture le 31 décembre 1995 du magasin Saint Ferréol, apport le 30 octobre 1995 du fonds d'Avignon à la société Pellegrin et Fils SA) qui interdisaient aux appelants de maintenir leur demande initiale ; qu'elle est donc recevable par application de l'article 564 du NCPC, la Cour observant de surcroît que contrairement aux allégations de la société Rolex les deux commandes ne sont pas absolument identiques, certaines références ayant disparu de la seconde tandis que de nouvelles y apparaissaient et les quantités commandées ayant varié, en plus ou en moins selon les références, ce qui s'explique par l'évolution qui s'est produite, en quatre ans, dans la gamme Rolex, la mode et les goûts des consommateurs, de sorte que la prétention des appelants se trouve également recevable par application de l'article 566 du NCPC.
c) L'illicéité du réseau
Considérant qu'il est courant que les consorts Pellegrin, qui n'avaient pas - en première instance - contesté la licéité du réseau de distribution sélective de la société Rolex, demandent à la Cour de constater que la société Rolex n'applique pas dans la pratique les critères qualitatifs de sélection qui figurent à son contrat type et de dire en conséquence que le dit réseau est illicite et ne peut donc justifier un refus de vente ;
Mais considérant qu'il s'agit en réalité non d'une prétention nouvelle mais d'un moyen nouveau destiné à justifier en appel les prétentions soumises au premier juge, recevable par application des dispositions de l'article 563 du NCPC ;
Qu'à supposer même qu'il s'agisse d'une prétention nouvelle, elle serait encore recevable par application de l'article 564 comme destinée à faire écarter la prétention adverse selon laquelle le refus de vente était justifié par l'existence d'un réseau de distribution sélective licite ;
II- Le fond :
Considérant que la société Rolex argue des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 pour justifier son refus de vente ; que les consorts Pellegrin se prévalent du même texte pour soutenir que ce refus est illicite ;
Considérant que les consorts Pellegrin font également état, de manière allusive, de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes dont ils indiquent qu'elle devrait être suivie par la jurisprudence française dès lors que l'article 85 du Traité de Rome est directement applicable en droit national, et arguent de l'absence de réponse de la Commission des communautés européennes à la notification que lui a faite de son réseau la société Rolex en 1977 ;
Mais considérant qu'il ressort du texte de ladite notification à laquelle il a été procédé le 22 décembre 1977 qu'elle n'a été faite qu'à toutes fins utiles par la société Rolex qui a servi la rubrique " au cas où estimant que l'article 85 paragraphe 1 n'est pas applicable vous ne notifiez l'accord, la décision ou la pratique concertée qu'à toutes fins utiles " en exposant comme elle y était invitée les motifs d'où résultait cette non-applicabilité, à savoir la part négligeable que représente sur le marché le produit objet du contrat dont l'application n'est pas susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres ; que cette notification a été acceptée telle quelle par la Commission, qui n'était pas tenue de délivrer l'attestation négative prévue à l'article 2 du règlement n° 173, et qui a d'ailleurs ultérieurement confirmé sa position en procédant au classement, le 22 octobre 1992, d'une plainte visant la société Rolex ;
Qu'il y a lieu en conséquence de trancher le litige conformément aux règles édictées par l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant qu'en premier lieu la société Rolex excipe des dispositions de son article 36-2 aux termes desquelles le refus de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits est légitime lorsque ces demandes présentent un caractère anormal, ce qui serait selon elle le cas de la commande qu'elle a reçue d'un GIE qui ferait obstacle au lien personnel devant exister entre fournisseur et distributeur agréé ;
Mais considérant que, la commande n'ayant été passée, par le GIE, que pour le compte et au nom de trois de ses membres parfaitement identiques, le moyen n'est pas fondé ;
Considérant qu'en second lieu la société Rolex argue des dispositions du même article selon lesquelles le refus de vente est légitime lorsqu'il est justifié par les dispositions de l'article 10 selon lesquelles ne sont pas soumises aux dispositions des articles 7 et suivants - qui prohibent les conventions ayant pour objet ou pouvant avoir effet de restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur un marché - les pratiques dont les auteurs peuvent justifier qu'elles ont pour effet d'assurer un progrès économique et qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause, ces pratiques ne devant imposer des restrictions à la concurrence que dans la mesure où elles sont indispensables pour atteindre cet objectif de progrès ;
Que les consorts Pellegrin réfutent cette argumentation et soutiennent que le réseau de distribution sélective dont se prévaut la société Rolex est illicite faute par cette dernière de justifier, sur le plan quantitatif, de ce que la sélection qu'elle pratique soit indispensable pour atteindre un objectif de progrès économique et appliquée sur la base de critères objectifs, et sur le plan qualitatif, de ce qu'elle respecte dans la pratique les critères figurant à son contrat-type ;
Considérant que les accords de distribution Rolex, qui ont pour but de maintenir et de promouvoir le haut niveau de qualité et la bonne renommée des montres Rolex - produit de luxe - définissent quatre critères permettant à un détaillant de revendiquer la qualité de distributeur agréé ;
a/ un établissement de vente au détail ayant une situation privilégiée et un matériel d'exploitation représentatif, spécialisé dans la vente des montres seule ou en liaison avec celle des pierres précieuses et des bijoux et accessible à quiconque aux heure d'ouverture habituelles,
b/ des possibilités suffisantes d'exposition représentative et de présentation des produits Rolex dans des emplacements de vente et des vitrines bien tenus,
c/ un personnel de vente ayant reçu une formation et possédant des connaissances techniques suffisantes pour conseiller le client et lui fournir un service approprié ;
d/ un atelier avec un personnel ayant reçu une formation d'horloger spécialiste garantissant l'exécution, dans des conditions convenables et dans les délais fixés, de toutes prestations éventuelles relatives à la garantie et au service après-vente ;
Qu'il s'agit de critères incontestablement objectifs et tendant tous à garantir un service de la meilleure qualité possible aux acheteurs de montres Rolex sans comporter de facteur discriminatoire injustifié ; que les consorts Pellegrin n'établissent pas qu'ils ne seraient pas respectés par la société Rolex elle-même, dont les accords n'exigent nullement la présence, dans les locaux même du commerçant agréé, de l'atelier visé au d/ ci-dessus ;
Considérant que les accords précisent enfin que " la société Rolex procède à la sélection nécessaire parmi les nombreux établissements spécialisés existants compte tenu des possibilités locales de vente des produits Rolex " ;
Considérant que le système de distribution sélective de la société Rolex, qui préserve une certaine concurrence sur le marché et dont les critères de choix des revendeurs ont un caractère objectif, sont justifiés par les nécessités d'une distribution adéquate des produits en cause et n'ont pas pour objet ou pour effet d'exclure par nature une ou des formes déterminées de distribution ou de permettre une quelconque discrimination, est en lui-même licite ; qu'il convient dès lors de rechercher si le refus de vente opposé par la société Rolex aux consorts Pellegrin est ou non justifié ;
Considérant que la société Rolex ne fonde pas son refus sur le fait que les consorts Pellegrin ne satisferaient pas aux critères qualitatifs définis par ses accords de distribution ; qu'elle le justifie en effet par le droit de rester maître du développement de son propre réseau compte tenu d'une part de facteurs qui lui sont propres (capacités d'approvisionnement et frais liés à une nouvelle implantation et à la surveillance de son réseau), d'autre part des capacités du marché local dont elle indique qu'il est en régression constante, faisant valoir de surcroît qu'aucune discrimination ne peut lui être reprochée dès lors qu'elle a rejeté l'ensemble des candidatures qui lui étaient soumises dans le secteur géographique en cause ;
Mais considérant que s'il peut être admis qu'un fabricant désire conserver le contrôle de la croissance du nombre de ses revendeurs en fonction de ses objectifs de production - la Cour observant à cet égard que la société Rolex ne fabrique pas les montres suisses Rolex, qu'elle distribue simplement en France - encore faut-il qu'une telle pratique, restrictive de concurrence, se situe dans une perspective de progrès économique dont le consommateur doit tirer profit ;
Que la société Rolex ne rapporte nullement la preuve, dont la charge lui incombe, de ce que son refus de vente serait justifié pour ce motif alors qu'au contraire il est établi par les pièces versées aux débats qu'à Marseille, où la société Rolex a refusé l'ouverture de deux points de vente Pellegrin en juillet 1992, le nombre de points de vente était passé de six en 1988 à 3 alors que le nombre de montres vendues progressait régulièrement, passant de 462 en 1987 à 495 en 1988 et 556 en 1989, même si l'année 1990 a marqué une certaine stagnation (535) ; que la même observation peut être faite s'agissant d'Avignon, où les deux points de vente existants ont enregistré des ventes passant de 75 montres en 1989 à 124 en 1990 et 131 en 1991.
Qu'il apparaît dès lors que le critère défini par la société Rolex des " possibilités locales de vente " n'est pas appliqué de façon objective par cette dernière, qui ne tient compte ni d'une situation qu'elle avait elle-même antérieurement créée, ni d'une progression des ventes, ni enfin de facteurs indiscutables tels que le ratio du nombre de distributeurs par habitant dans des villes comparables (1 pour 57 330 à Lille, 1 pour 70 000 à Bordeaux, 1 pour 103 750 à Lyon et 1 pour 266 670 à Marseille, suivant les chiffres, non contestés par Rolex, fournis par les appelants), pour limiter le nombre de ses points de vente ;
Qu'une telle limitation, qui n'est pas pratiquée de manière cohérente et non discriminatoire, ne sert nullement les intérêts du consommateur ; qu'elle a au contraire pour effet d'opérer un partage de marché et d'éviter que les actuels distributeurs agréés de la société Rolex ne soient soumis à la concurrence de nouveaux distributeurs, ce que reconnaît d'ailleurs implicitement la société Rolex lorsqu'elle fait valoir qu'il aurait été " déloyal " de sa part d'agréer à Marseille deux nouveaux points de vente installés à quelques mètres seulement des distributeurs en place, la Cour observant d'ailleurs que l'un de ces deux points avait été, jusqu'en 1988, distributeur agréé Rolex (magasin 34, rue Saint Ferréol, acquis de la société Sitbon par la société Pellegrin);
Qu'il en résulte que le refus de vente de la société Rolex est injustifié ;
Considérant qu'il y a lieu en conséquence de condamner la société Rolex à livrer, sous astreinte, la commande illicitement refusée ; que toutefois, compte tenu du fait que d'une part Jean-François Pellegrin n'exerce plus personnellement, d'autre part l'un de deux magasins marseillais a été fermé à la fin de l'année 1995, c'est la commande passée le 27 février 1996 par la seule société Pellegrin et Fils SA pour son magasin de Marseille et celui d'Avignon, et non la commande initiale, que devra honorer la société Rolex ;
Considérant que la SA Pellegrin et Fils demande en outre à la Cour d'ordonner à la société Rolex de satisfaire les commandes qui pourront être passées à l'avenir pour le compte de ses magasins de Marseille rue Francis Davso et d'Avignon sous astreinte définitive par infraction constatée ;
Mais considérant que la Cour ne peut faire droit à une telle demande, qui reviendrait à légitimer par avance toutes les commandes passées, y compris celles qui présenteraient un caractère anormal au sens de l'article 36-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ou ne seraient pas justifiées par l'application des critères qualitatifs des accords de distribution Rolex ;
Considérant que les consorts Pellegrin poursuivent également l'indemnisation du préjudice par eux subi du fait du refus de la société Rolex de satisfaire leur commande de juillet 1992, qu'ils calculent en appliquant au montant de ladite commande un taux de marge de 40 % et de rotation de stock de 1,1 et en multipliant par la durée du préjudice subi le résultat obtenu ;
Mais considérant que ce calcul, apparemment objectif, est en réalité entaché d'erreurs de raisonnements puisque le calcul de la marge est effectué à partir du prix public, et non du prix consenti par Rolex à ses distributeurs ; que surtout il repose sur le postulat que la commande du 1er juillet 1992 aurait été immédiatement reçue, écoulée en totalité en moins d'un an et que par la suite une commande équivalente ait été passée chaque année et revendue dans les mêmes conditions ;
Qu'en réalité le préjudice subi par les consorts Pellegrin s'analyse en la perte de chance de gains réalisés sur la vente d'un certain nombre de montres ;
Que compte tenu des documents versés aux débats, relatifs notamment au nombre de montres Rolex commandées par les consorts Pellegrin, au nombre de montres de luxe par eux vendues, aux ventes Rolex à Marseille et Avignon, la Cour dispose des éléments suffisants, eu égard aux facteurs locaux de commercialité et au marché Rolex, pour chiffrer à 500 000 F le préjudice subi par la SA Pellegrin et Fils, 300 000 F celui subi par la SARL Pellegrin Saint Ferréol et à 200 000 F celui de Jean-François Pellegrin ;
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à chacune de ces parties la charge des frais irrépétibles par elles exposés pour l'ensemble de la procédure à hauteur de 5 000 F, somme que devra payer à chacune d'elles la société Rolex par application des dispositions de l'article 700 du NCPC ;
Par ces motifs : Dit n'y avoir lieu de rejeter des débats les conclusions et pièces des appelants du 30 avril 1996, Réforme le jugement entrepris et statuant à nouveau, Déclare le GIE Pellegrin irrecevable à agir, Déclare la SA Pellegrin et Fils, la SARL Pellegrin Saint Ferréol et Jean-François Pellegrin recevables en leurs demandes, Dit injustifié le refus de vente de la société SAF des Montres Rolex SA. La condamne à payer, à titre de dommages et intérêts, les sommes de : - 500 000 F à la SA Pellegrin et Fils, - 300 000 F à la SARL Pellegrin Saint Ferréol, - 200 000 F à Jean-François Pellegrin, Lui ordonne de satisfaire la commande du 27 février 1996 sous astreinte de 5 000 F par jour de retard passé le délai de deux mois de la signification du présent arrêt ; Déboute les parties du surplus de leurs demandes ; Condamne la société SAF des Montres Rolex SA à payer à la SA Pellegrin et Fils, à la SARL Pellegrin Saint Ferréol et à Jean-François Pellegrin la somme de 5 000 F chacun sur le fondement de l'article 700 du NCPC. La condamne aux dépens de première instance et d'appel. Accorde à la SCP Fisselier Chiloux Boulay le bénéfice de l'article 699 du NCPC.