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Décisions

CA Aix-en-Provence, 8e ch. B, 22 novembre 1996, n° 94-16163

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

SAF des Montres Rolex (SA)

Défendeur :

L'Hermine (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bihl

Conseillers :

MM. Astier, Stern

Avoués :

SCP Aube-Martin, Bottai, SCP Tollinchi

Avocats :

Me Paquet, SCP Costa, Job, Ricouart.

T. com. Marseille, du 8 juill. 1994

8 juillet 1994

Faits et procédure

Par jugement du 8 juillet 1994 le Tribunal de commerce de Marseille a condamné la SAF Montres Rolex à livrer à la société L'Hermine, conformément aux usages de la profession d'horloger, bijoutier, joaillier, orfèvre et selon le choix du revendeur, les modèles de montres de marque Rolex après mise à disposition des documents et articles nécessaires à la commande, sous astreinte de 500 F par jour de retard et avec exécution provisoire, laquelle a été arrêtée depuis, et à lui payer les sommes de 50.000 F à titre de dommages et intérêts et de 15.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

La SAF Montres Rolex ayant relevé appel de cette décision, par un précédent arrêt du 17 février 1995 la Cour, après avoir déclaré son appel recevable, l'a déboutée de sa demande de nullité du jugement et renvoyée à conclure au fond ;

La SAF Montres Rolex conclut :

- à la confirmation de la décision entreprise en ce qu'elle a dit que le réseau de distribution sélective Rolex était licite ;

- à son infirmation pour le surplus ;

- au rejet des demandes de la société L'Hermine ;

- à sa condamnation au paiement des sommes de 50.000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et de 50.000 F pour frais irrépétibles ;

Au soutien de son recours elle fait valoir :

- que distributeur exclusif en France des montres Rolex, elle commercialise ses produits par l'intermédiaire d'un réseau de distribution sélective licite, fondé sur des critères qualitatifs objectifs et non discriminatoires ;

- que la société L'Hermine ayant manifesté l'intention d'acheter des montres Rolex, elle lui a opposé un refus justifié par l'existence de ce réseau et par son droit de limiter le nombre de ses distributeurs à Marseille ;

- qu'en fait, le problème posé n'est pas celui de la réunion par la société L'Hermine des conditions de sélection prévue par les accords de distribution Rolex, mais uniquement celui de l'opportunité de l'ouverture d'un nouveau point de vente Rolex à Marseille ;

- qu'en l'espèce, la densité locale des distributeurs Rolex et les possibilités locales de vente des montres Rolex n'autorisent pas l'ouverture d'un nouveau point de vente ;

- que sa politique commerciale à cet égard est cohérente, loyale et non discriminatoire ;

- que la société Pellegrin bénéficie de l'antériorité, et qu'à supposer que la Cour juge sa position injustifiée la livraison des montres Rolex à la société L'Hermine serait subordonnée à la double condition qu'elle signe le contrat de distribution sélective Rolex et qu'elle remplisse l'ensemble des critères de sélection ;

- que la demande de dommages et intérêts de la société L'Hermine repose sur des hypothèses et des chiffres fantaisistes et exagérés ;

La société L'Hermine conclut pour sa part :

- à la confirmation du jugement déféré en ce qu'il a dit que le réseau de distribution sélective Rolex était licite ;

- à la condamnation de la SAF Montres Rolex au paiement des sommes de 2.642.828 F avec les intérêts de droit à compter du 1er janvier 1992, à parfaire sur la base de 660.707 F par an jusqu'au prononcé de l'arrêt, de 300.000 F à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive et de 50.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

- à sa condamnation à fournir dans le mois de l'arrêt tous documents commerciaux devant lui permettre de présenter ses commandes de produits, et à satisfaire dans les deux mois de sa première commande présentée par lettre recommandée avec accusé de réception à ladite commande sous astreinte de 5.000 F par jour de retard ;

Elle soutient :

- qu'elle ne conteste pas la licéité du réseau de distribution Rolex ;

- qu'elle satisfait aux critères qualitatifs exigés ;

- que la représentation des montres Rolex à Marseille ayant baissé pour passer de cinq points de vente à trois, sa sélection ne ferait que combler une place libre ;

- que le chiffre d'affaires de la marque est en progression sur une période de cinq ans ;

- que l'antériorité de la candidature de la société Pellegrin n'est pas démontrée ;

- que l'attitude la SAF Montres Rolex à son égard est discriminatoire ;

- qu'elle doit réparer son préjudice, correspondant à la part de bénéfice sur le chiffre d'affaires qu'elle aurait pu réaliser si les livraisons étaient intervenues ;

Motifs de la décision

Attendu qu'en vertu de l'article 36 de l'ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 le fait par tout commerçant de pratiquer à l'égard d'un partenaire économique des conditions de vente discriminatoires ou de refuser de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits lorsque ces demandes ne présentent aucun caractère anormal, qu'elles sont faites de bonne foi et que le refus n'est pas justifié par les dispositions de l'article 10, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige a réparer le préjudice causé ;

Attendu que l'article 10 de ce texte autorise les pratiques dont les auteurs peuvent justifier qu'elles ont pour effet d'assurer un progrès économique et qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause, lorsqu'elles n'imposent des restrictions à la concurrence que dans la mesure où elles sont indispensables pour atteindre cet objectif de progrès ;

Attendu qu'au nombre de ces pratiques figure la distribution sélective, qui est licite lorsque le fournisseur sélectionne les distributeurs en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif sans discrimination et sans limitation quantitative injustifiée ;

Attendu qu'en l'espèce, la licéité du réseau de distribution des montres Rolex n'étant pas discutée et ayant déjà été judiciairement reconnue, il s'agit de savoir si le refus opposé par la SAF Montres Rolex à la demande de la société L'Hermine est ou non justifié au regard des exigences ci-dessus énoncées ;

Attendu que le 20 janvier 1987 la société L'Hermine, qui exploite une bijouterie à l'enseigne Le Jasmin à l'angle des rues Saint-Ferréol et Montgrand à Marseille, a fait part à la SAF Montres Rolex de son intention d'acheter des montres de sa marque, et lui a en conséquence demandé de lui faire connaître ses conditions de vente ; que le 22 janvier 1987 la SAF Montres Rolex lui a répondu qu'elle ne désirait pas actuellement augmenter le nombre de ses concessionnaires à Marseille, et que la constitution d'un stock de base représentait un investissement de 450.000 F HT minimum ;

Attendu que le 16 février 1987 la société L'Hermine a marqué son accord sur cet investissement, prouvant ainsi sa bonne foi et le sérieux de sa démarche, et a à nouveau demandé à la SAF Montres Rolex d'établir des relations commerciales avec elle ; que sa lettre étant demeurée sans réponse, elle a renouvelé sa demande le 4 juillet 1987 ; que le 8 juillet 1987 la SAF Montres Rolex lui a une fois encore répondu qu'elle ne désirait pas actuellement augmenter le nombre de ses points de vente à Marseille, ajoutant qu'" au cas où la situation évoluerait " elle ne manquerait pas de reprendre contact avec elle ;

Attendu que précisément deux des cinq points de vente de montres Rolex à Marseille ayant disparu à la suite des démêlés judiciaires des Etablissements Sitbon, la société L'Hermine a reitéré sa demande de représenter la marque Rolex, mais en vain ;

Attendu que ni à l'époque, ni dans le cadre de la présente procédure, la SAF Montres Rolex n'a prétendu motiver son refus par le fait que la société L'Hermine ne remplirait pas les critères qualitatifs exigés ; qu'en tout état de cause, celle-ci justifie remplir toutes les conditions requises : bijouterie avec atelier complet située au cour du secteur le plus attractif de la ville et constituant selon l'expert Mme Laure un ensemble de tout premier ordre, surface financière, compétence de sa dirigeante, possibilité de s'assurer les services d'un technicien qualifié Rolex, ... ;

Attendu qu'ainsi, le fait que la SAF Montres Rolex ait refusé de s'assurer par elle-même que la société L'Hermine remplit bien ses critères de sélection et d'en discuter dans le cadre de la présente instance ne saurait faire obstacle à sa condamnation à satisfaire à la commande de cette dernière dès lors qu'il serait jugé que son refus de vente n'est pas justifié au regard des exigences ci-dessus énoncées ;

Attendu que dans un premier temps la SAF Montres Rolex a fait valoir qu'elle ne désirait pas " augmenter " le nombre de ses distributeurs à Marseille (cf : ses lettres des 22 janvier et 8 juillet 1987) ; que toutefois cet argument de saturation du réseau est aujourd'hui sans valeur dans la mesure où deux des cinq points de vente qui existaient auparavant, au surplus tous deux situés dans la rue Saint-Ferréol, ont disparu et où il ne s'agit en conséquence que de revenir à la situation antérieure ;

Attendu qu'elle soutient désormais que la " densité locale des distributeurs " Rolex et les " possibilités locales de vente " des montres Rolex n'autorisent pas l'ouverture d'un nouveau point de vente ; que pour ce faire elle invoque les diverses contraintes auxquelles elle est soumise : fabrication et livraisons limitées, nécessité de présenter à la clientèle une gamme étendue de produits, exigence de surveillance du réseau ; que cependant elle n'explicite pas ni ne démontre les raisons pour lesquelles ce qui était possible avant 1988, alors qu'il y avait cinq points de vente Rolex à Marseille dont quatre dans la seule rue Saint-Ferréol, ne le serait plus depuis ; qu'en particulier elle ne justifie nullement que les " capacités du marché local " seraient " en régression " comme elle le prétend ;

Attendu que bien au contraire force est de constater : d'une part, que ce n'est absolument pas pour des raisons liées à la conjoncture économique que le nombre des points de vente Rolex sur la place s'est trouvé réduit dans des proportions très importantes ; d'autre part, que le chiffre d'affaires réalisé à Marseille est en très nette augmentation depuis 1987 (4.744.721 F entre le 1er février 1987 et le 31 janvier 1988 alors qu'il y avait encore cinq points de vente, 9.953.080 F en 1991 et 8.989.213 F en 1992 avec trois points de vente seulement) ; que cet argument est donc également dénué de toute pertinence ;

Attendu que la SAF Montres Rolex prétend enfin que la société Pellegrin bénéficierait de l'antériorité ; que toutefois non seulement cela n'est pas établi, les pièces produites faisant état d'une demande de cette dernière en 1992 donc bien après la société L'Hermine, mais il est clair que le marché local justifie au moins la reconstitution des deux points de vente perdus en 1988 ;

Attendu en conséquence que le refus de vente de la SAF Montres Rolex est entièrement et exclusivement fondé sur une limitation quantitative totalement injustifiée, voire même discriminatoire si l'on se réfère aux termes de son courrier du 9 mars 1990 dans lequel elle écrivait à la société L'Hermine : " Nos projets de développement de notre réseau ... ne prévoient pas, à court terme, la signature de nouveaux contrats dans votre secteur géographique d'activité.... En tout état de cause, la présente lettre ne saurait vous conférer quelque droit ou quelque priorité que ce soit, au cas où cette opportunité se réaliserait, notre société entendant rester entièrement libre de l'organisation de sa distribution et du choix de ses partenaires."

Attendu que ce faisant la SAF Montres Rolex a engagé sa responsabilité et doit indemniser la société L'Hermine du préjudice qu'elle lui a directement causé en la privant du bénéfice qu'elle aurait retiré d'une telle concession, par un prestige accru auprès d'une clientèle aisée ; que la Cour trouve dans les pièces du dossier les éléments nécessaires et suffisants pour évaluer ce préjudice à la somme de 100.000 F ;

Attendu que la SAF Montres Rolex doit par ailleurs être condamnée sous astreinte à satisfaire à la commande de la société L'Hermine aux conditions qui seront indiquées au dispositif ;

Attendu que la résistance de la SAF Montres Rolex ne peut être qualifiée d'abusive ; que la demande de dommages et intérêts de la société L'Hermine sera rejetée ;

Attendu que cette dernière a engagé en cause d'appel des frais irrépétibles dont il serait inéquitable de lui laisser supporter intégralement la charge ; qu'il convient de lui allouer de ce chef la somme de 15.000 F s'ajoutant à la juste indemnité déjà accordée par les premiers juges sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement, en matière commerciale, en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris dans son principe et du chef de la condamnation prononcée sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; L'amendant sur le quantum des dommages et intérêts et en ce qui concerne la définition et les modalités de l'obligation de livrer mise à sa charge, Condamne la SAF Montres Rolex à payer à la société L'Hermine la somme de 100.000 F (cent mille francs) à titre de dommages et intérêts ; Enjoint à la SAF Montres Rolex : - de fournir à la société L'Hermine dans le mois de la signification du présent arrêt tous les documents nécessaires pour lui permettre de passer commande des produits qu'elle fabrique ou distribue, - de satisfaire à la commande de la société L'Hermine dans les deux mois de sa notification par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, le tout sous une astreinte de 5.000 F (cinq mille francs) par jour de retard que la Cour se réserve expressément le pouvoir de liquider ; Ajoutant au jugement déféré, Condamne la SAF Montres Rolex à payer à la société L'Hermine la somme de 15.000 F (quinze mille francs) en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne la SAF Montres Rolex aux dépens, et dit que ceux d'appel pourront être recouvrés directement par la SCP Tollinchi conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.