CA Bourges, 1re ch., 27 novembre 1996, n° 9401893
BOURGES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Rocade Distribution (SA)
Défendeur :
Comptoir Nouveau de la Parfumerie "Parfums Hermès" (SA), Elizabeth Arden (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cheron
Conseillers :
MM. Mallard, Baudron, Mmes Warein, Penot
Avoués :
Mes Tracol, Rahon
Avocats :
Mes Reye, Saint Esteben
I- Rappel des faits et de la procédure
La société Comptoir Nouveau de la Parfumerie " Parfums Hermès " (société Hermès) et la société française de soins et de parfums (aux droits de laquelle se trouve, aujourd'hui, la société Elizabeth Arden), ont obtenu, le 24 janvier 1985, une ordonnance de référé du Président du Tribunal de commerce de Poitiers faisant interdiction sous astreinte à la société Rocadis, exploitant un centre de distribution Leclerc, de mettre en vente les produits de parfumerie fabriqués et vendus par elles ;
Sur l'appel formé de cette décision par la société Rocadis, intervenait le 27 novembre 1985 un arrêt confirmatif de la Cour d'appel de Poitiers qui devait être cassé le 7 mars 1989 sur le pourvoi formé par cette même société, motif pris d'un renversement de la charge de la preuve de la licéité du réseau de distribution sélective alors invoquée par la société Hermès et la société française de soins et de parfums " FSP ".
La Cour d'appel de Limoges désignée comme cour de renvoi devait rendre le 13 mai 1992 un arrêt infirmatif en considérant d'une part que les sociétés requérantes ne pouvaient faire état d'un trouble ou d'un dommage imminent et d'autre part qu'elles ne rapportaient pas la preuve de la licéité de leurs réseaux de distribution sélective.
A la suite d'un nouveau pourvoi, cet arrêt était également cassé le 21 juin 1994 par la cour suprême relevant alors :
- que l'illicéité du réseau de distribution sélective invoquée par la société Rocadis ne pouvait résulter du seul fait qu'elle ait pu s'approvisionner en dehors des réseaux agréés,
- que l'existence de tels réseaux n'est pas contraire aux dispositions communautaires,
- que la société Rocadis ne peut prétendre n'avoir commis de faute en soutenant qu'elle ne serait pas l'auteur de l'apposition sur les emballages de parfums de la mention selon laquelle ils ne pouvaient être vendus que par des distributeurs agréés.
II- Moyens et prétentions des parties
Devant la nouvelle cour de renvoi et aux termes d'écritures très développées et argumentées, la société Rocadis soutient pour obtenir la réformation de l'ordonnance de référé et l'indemnisation de ses frais irrépétibles à concurrence de la somme de 60 000 F :
* A titre principal
- que l'arrêt de la Cour d'appel de Limoges est devenu définitif en ce qu'il a décliné la compétence du juge des référés,
- qu'il convient en conséquence de débouter les sociétés Hermès et Elizabeth Arden de toutes leurs demandes, fins et conclusions et les condamner à lui verser la somme de 60 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.
* A titre subsidiaire
1) Sur l'existence et la licéité des réseaux de distribution des sociétés Hermès et Elizabeth Arden
- que la charge de la preuve de la licéité de leurs réseaux de distribution incombe aux sociétés Hermès et Elizabeth Arden,
- que celles-ci se devront notamment de produire tous les contrats se rattachant au réseau de distribution sélective tant au plan national qu'au plan européen en vigueur à la date des faits reprochés,
- qu'au vu des pièces versées aux débats par elle-même, il apparaît que les société Hermès et Elizabeth Arden ne respectent pas les critères de licéité de la distribution sélective notammen en ce :
- qu'elles ne limitent pas leur liberté commerciale et entretiennent volontairement des failles affectant leurs réseaux,
- que le critère du meilleur service au consommateur n'est pas respecté,
- que les réseaux de distribution sélective desdites sociétés sont ainsi juridiquement inexistants en raison de l'absence de limitation de la liberté commerciale des parfumeurs,
- que les réseaux de distribution sélective desdites sociétés sont nuls en raison du non-respect des critères de licéité.
2) Sur le principe de l'effet relatif des conventions
- que les contrats de distribution sélective des sociétés Hermès et Elizabeth Arden ne peuvent, en tout état de cause, mettre des obligations à la charge des tiers et donc de la société Rocade Distribution et ce conformément à l'article 1165 du Code civil,
- que le seul fait d'avoir commercialisé les produits relevant des réseaux de distribution des intimées ne constitue pas un acte de concurrence déloyale,
- qu'aucun des griefs invoqués ne peut être retenu pour les motifs suivants :
- le grief de présentation dénigrante parce que la société Rocade Distribution ne pouvait être tenue des obligation que les sociétés intimées imposent à leurs distributeurs agréés,
- le grief pratique de marque d'appel, parce que la nullité affectant les réseaux desdites sociétés ne leur permettaient pas d'opposer un refus de vente, et qu'en conséquence, la société Rocade Distribution pouvait se réapprovisionner auprès d'elles,
- le grief d'approvisionnement frauduleux, parce que l'on ne peut déduire d'un prétendu silence de la société Rocade Distribution quant à l'identité de ses fournisseurs la conséquence que ses approvisionnements seraient frauduleux et ce à peine de procéder à un double renversement de la charge de la preuve,
- le grief de publicité trompeuse parce que les sociétés intimées se sont rendues complices par fourniture de moyens de la société Rocade Distribution et doivent être déboutées en vertu du principe " nemo auditur propriam suam turpitudinem allegans ".
Les sociétés intimées ont fait signifier des écritures en réplique qui répondent point par point à l'argumentation de l'appelante et qui tendent à voir la cour :
- Dire et juger que l'arrêt de la Cour d'appel de Limoges a été cassé en toutes ses dispositions et donc rejeter comme mal fondée la demande de la société Rocadis tendant à voir le juge des référés décliner sa compétence au motif que l'arrêt de la Cour de Limoges serait devenu partiellement définitif,
- Dire et juger qu'elles établissent l'existence de leur réseau de distribution sélective ainsi que la licéité de celui-ci notamment en ce qui concerne son étanchéité,
- Dire et juger qu'en mettant en vente les produits portant la mention non démentie qu'ils ne peuvent être vendus que par des distributeurs agréés, la société Rocade Distribution a commis un acte de publicité trompeuse et même mensongère, créant ainsi un trouble manifestement illicite et un dommage imminent.
- Dire et juger qu'en mettant ces produits en vente, sans bénéficier de l'agrément, et alors que Rocade Distribution s'est approvisionnée de manière illicite, et en tout cas dissimule l'origine réelle de la marchandise qu'elle a vendu ou entend vendre, Rocade Distribution crée un trouble manifestement illicite et cause un dommage imminent justifiant les mesures sollicitées et ordonnées par le premier juge,
- Confirmer en conséquence l'ordonnance déférée et condamner l'appelante au paiement d'une indemnité de 50 000 F à chacune d'elles et aux dépens.
Sur quoi, LA COUR,
Attendu que pour un plus ample exposé des circonstances de fait et des moyens et arguments des parties, la cour se réfère expressément à la décision déférée et aux conclusions échangées en cause d'appel ;
Attendu que pour fonder sa décision, le premier juge, qui était saisi en référé par la société Hermès et la société française de soins et de parfums " FSP " d'une demande tendant à voir ordonner la cessation de la vente par la société Rocadis dans ses magasins à l'enseigne Leclerc à Poitiers de produits de parfumerie qu'elles fabriquent ou commercialisent sous diverses marques telles " Hermès ", " Parfum d'Hermès " etc ..., a relevé que les sociétés demanderesses avaient conclu avec un certain nombre de commerçants détaillants spécialistes en parfumerie du département de la Vienne des contrats d'exclusivité dits " de distribution sélective " dont la licéité avait été reconnue tant par le droit et la jurisprudence internes que par celle de la Cour de justice des Communautés européennes, et qui trouvaient leur justification pratique dans le fait que les produits de parfumerie de prestige doivent bénéficier, pour leur renom et leur qualité largement reconnue, d'un lieu propice de vente dans un cadre approprié de boutique spécialisée, avec un personnel particulièrement qualifié ;
Que les parfums, entourés d'une aura de charme et de mystère, ne s'accommodent pas de la distribution de masse dans un magasin bruyant, délivrant des articles de grande consommation ;
Que la société Rocadis était si consciente de la particularité d'une telle vente, étrangère à celle, consistant habituellement à un échange de produits contre de l'argent, issue du troc primitif, qu'elle a organisé la vente de ces articles de luxe dans une section de ses rayons vêtements, moins tumultueuse, sans être adaptée ;
Que l'action commerciale de la société Rocadis devenait illicite, dès lors qu'elle détruisait celle des sociétés demanderesses, qui était licite, en portant atteinte à un réseau de distribution présentant ce caractère, dont elle ne faisait pas partie et qu'elle accusait à tort d'être constitutif d'une entente de position dominante conduisant à la pratique condamnable de prix excessifs, dont elle ne rapportait pas la preuve ;
Que son comportement était, en conséquence, générateur de troubles illicites, auxquels il importait de mettre fin ;
Attendu que cette décision ne souffre aucune des critiques formulées par l'appelante ;
Attendu que la simple lecture du dispositif de l'arrêt de la Cour de cassation qui casse en toutes ses dispositions l'arrêt rendu le 13 mai 1992 et qui remet la cause et les parties en l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt, prive de toute portée le moyen invoqué par la société Rocadis tendant à faire admettre que le principe de l'incompétence du juge des référés serait acquis ;
Attendu, cette compétence n'étant ainsi pas exclue que pour qu'il puisse prétendu à l'existence d'un trouble manifestement illicite ou à l'imminence d'un dommage, encore est-il nécessaire que celui qui s'en plaint puisse apporter la preuve d'un intérêt légitime juridiquement protégé auquel les agissements critiqués porteraient atteinte ; que cette preuve implique de sa part, d'une part celle de l'existence d'un trouble ou de l'imminence d'un dommage, d'autre part celle de la licéité du réseau de distribution sélective, dérogatoire au regard du droit commun de l'interdiction du refus de vente à d'autres acheteurs que ceux faisant partie d'un tel réseau ;
Attendu que la société Hermès et Elizabeth Arden rapportent la preuve suffisante, sans qu'il soit besoin pour elles de produire, la totalité des contrats conclus, de l'existence actuelle, seule situation à considérer par le juge des référés de leur réseau de distribution tant au plan national qu'européen et de l'obligation qui s'impose à elles et aux détaillants de ne vendre leurs produits que dans le cadre de ce réseau ;
Attendu que la licéité de tels réseaux n'est pas davantage contestable, la validité des contrats conclus étant admis tant au regard du droit interne que du droit communautaire, dès lors qu'ils répondent à certaines exigences qui se retrouvent en l'espèce ;
Que les produits en cause sont des produits de haute qualité ;
Que l'examen des contrats révèle qu'ils contiennent des obligations réciproques strictes à la charge des deux contractants, lesquelles assurent en particulier des exigences similaires pour tous les distributeurs agréés de sorte qu'il n'existe entre eux aucune discrimination, leur finalité demeurant de promouvoir la marque et d'assurer un meilleur service au consommateur ;
Que ces mêmes contrats n'affectent pas la libre fixation des prix par les revendeurs agréés ;
Qu'enfin les critères de sélection mis en œuvre par les sociétés intimées sont de nature objective et qualitative sans qu'il existe de limitations quantitatives injustifiées ;
Attendu que la licéité de tels réseaux n'estpar ailleurs pas affectée par l'absence d'étanchéité lorsque celle-ci n'est que la conséquence de la violation par certains revendeurs de l'interdiction de vente hors réseau qui est pourtant stipulée contractuellement; que cette violation sans doute à l'origine des quelques exemples cités par la société Rocadis et même de l'approvisionnement de cette dernière qui lui a permis la vente des produits litigieux, n'est en aucun cas le fait des sociétés Hermès et Elizabeth Arden qui y sont étrangères et dont rien ne permet même d'affirmer qu'elles en aient été informées ;
Attendu qu'au regard de ces principes qui justifient que toute commercialisation d'un produit hors réseau soit interdite, la transgression de cette prohibition est à l'origine pour les parfumeurs d'un dommage imminent dès lors qu'elle permet à la société Rocadis de s'affranchir des obligations imposées aux revendeurs agréés au risque de porter atteinte au réseau sélectif mis en place et de nuire gravement du fait du mode de commercialisation mis en œuvre au prestige de la marque ;
Attendu que l'existence d'un trouble manifestement illicite est tout aussi évident, en relation avec une publicité trompeuse ou une concurrence déloyale; qu'en vendant des produits portant de manière visible sur l'emballage des mentions faisant référence au fait qu'ils ne peuvent être vendus que par des distributeurs agréés, la société Rocadis abuse la clientèle en laissant croire qu'elle-même figure au nombre de ces distributeurs, ce qui suffit en soi à réaliser une publicité trompeuse;que la revente par la société Rocadis, étrangère au réseau de distribution sélective des intimées de produits pour lesquels les conditions d'approvisionnement sont pour le moins suspectes et en tout cas réalisées au mépris des contrats conclus par les parfumeurs avec leurs revendeurs et dont elle ne pouvait ignorer l'existence, constitue un acte de concurrence déloyale;
Attendu que c'est donc à juste titre que le premier juge a pris les mesures sollicitées pour faire cesser le dommage imminent et le trouble manifestement illicite résultant des agissements de la société Rocadis ;
Attendu qu'en cause d'appel, les deux sociétés intimées ont dû exposer des frais irrépétibles dont il est équitable de les indemniser ;
Par ces motifs : Vu l'arrêt rendu le 21 juin 1994 par la Cour de cassation ; Déclare l'appel de la société Rocadis recevable mais mal fondé ; Confirme l'ordonnance rendue le 24 janvier 1985 par le Président du Tribunal de commerce de Poitiers. Y ajoutant, condamne la société Rocadis à payer à chacune des intimées une indemnité de 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Condamne la société Rocadis aux dépens qui comprendront ceux des arrêts précédemment cassés ; alloue à Maître Rahon, avoué, le bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.