CA Paris, 5e ch. B, 23 mars 1988, n° 86-6438
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Automobiles Peugeot (SA)
Défendeur :
Seda (SA), Dugast (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Schoux (conseiller faisant fonction)
Conseillers :
MM. Serre, Chavanac
Avoués :
Me Bourdais Virenque, SCP Duboscq Pellerin
Avocats :
Mes Chresteil, Escande.
LA COUR statue sur l'appel de la société Automobiles Peugeot (Peugeot) des jugements prononcés les 26 mars 1985 et 31 janvier 1986 par le Tribunal de commerce de Paris qui, saisi des demandes en paiement de dommages intérêts formées par la société Seda contre les sociétés Peugeot et Géront Chauvin, a, dans la première décision ordonné une expertise, et dans la seconde, en ses dispositions critiquées concernant Peugeot, condamné celle-ci, outre aux dépens de cette partie de l'instance, à payer à Seda pour résiliation abusive du contrat de concession la somme de 3 394 800 F, sous réserve de 43 657 F dont cette dernière se reconnaissait débitrice à l'égard du constructeur, ordonné la compensation entre ces deux sommes à concurrence de la plus faible, et alloué à Seda 20 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, déboutant les parties du surplus de leurs autres demandes ;
Ensemble sur l'appel incident de Seda ;
Il doit être simplement rappelé, à la suite de l'exposé des faits très complet énoncé par le tribunal que Seda était concessionnaire Peugeot depuis 1971 dans la région de Thouars où Géront Chauvin était de son côté, concessionnaire Talbot ; à la suite de la fusion des deux sociétés de construction d'automobiles, chacun des deux concessionnaires était devenu, en plus, agent de l'autre, pour la marque qu'il ne distribuait pas ; les relations déjà difficiles entre les deux sociétés, n'ont cesser de se dégrader en 1983 en raison notamment d'actes de concurrence commis par Géront Chauvin concernant des véhicules Peugeot ; à la fin de 1983, Seda bénéficiaire d'un contrat de concession de trois ans à compter du 1er janvier 1983, refusait de signer le contrat d'agence croisée qui, conclu seulement pour un an, était venu à expiration ; après diverses correspondances, qui ne permettaient pas aux parties de se mettre d'accord, Peugeot décidait le 24 janvier 1984 de faire jouer l'article III paragraphe 1er du contrat subordonnant le maintien de la concession à la signature conjointe de l'avenant annuel et dénonçait les conditions [concessions] avec un préavis de six mois ;
Peugeot ayant persisté dans sa décision de cesser toutes relations commerciales au 27 juillet 1984, Seda l'a assignée pour rupture abusive de la concession avant l'échéance du 31 janvier 1985 ; qu'elle a également fait citer Géront Chauvin pour manquement à ses obligations d'agent Peugeot ;
Après avoir par un premier jugement commis M. Puybareau Manaud comme expert, le tribunal, au vu de son rapport, a retenu :
- d'une part que Peugeot n'avait pris aucune mesure pour que Géront Chauvin respecte ses engagements envers Seda,
- d'autre part, qu'elle avait, en imposant à cette dernière de signer concomitamment le contrat d'agence et l'avenant pour 1984, pris le parti de l'agent fautif contre le concessionnaire sans reproche et mis, ainsi, fin au contrat de concession sans raison valable,
- en troisième lieu, que l'indemnité due à Seda, à ce titre, devait correspondre à la valeur des éléments incorporels du fonds dont celle-ci, qui avait fait l'objet d'une dissolution anticipée, avait été privée ;
Peugeot fait tout d'abord valoir que, du fait de cette dissolution par assemblée générale du 31 octobre 1984, Seda se trouve dépourvue de toute existence juridique et privée, par suite, d'ester en justice ;
Elle fait observer d'autre part, qu'il ne lui était pas possible d'exercer un contrôle constant sur l'activité de Géront Chauvin en qualité d'agent Peugeot et que, d'ailleurs, Seda n'a pas eu recours au règlement d'arbitrage prévue pour régler les conflits pouvant s'élever entre deux concessionnaires ; que dès qu'elle a été informée en septembre 1983 des ventes irrégulières par Géront Chauvin des véhicules Peugeot, elle a aussitôt mis cette dernière en garde ; que pour les opérations de publicité effectuées en février 1983, ainsi que pour les expositions de véhicules Peugeot, elle n'a été avisée qu'après les faits en septembre 1983 ; qu'il ne lui a pas été possible de réagir en temps utile ;
Elle souligne, en ce qui concerne la résiliation, que dès le 29 janvier 1981, elle avait informé les deux réseaux de concessionnaires que, désormais, les contrats de concession qui leur seraient proposés comporteraient l'obligation de commercialiser les deux marques (concessionnaire pour l'une et agent pour l'autre) ; que Seda a signé début 1983 pour 3 ans le contrat de concession en connaissance de cause ; que, unie à Géront Chauvin par un contrat d'agent pour une année seulement, elle avait clairement accepté le lien entre les deux conventions, lesquelles ne pouvaient exister séparément ; qu'en rejetant fin 1983 le système d'agence croisée, Seda se mettait en infraction et ne pouvait sans encourir la résiliation persister, malgré les relances qui lui ont été adressées, de refuser de signer l'avenant annuel pour 1984 ; elle estime, dans ces circonstances, que sa décision de mettre fin à leurs relations ne relevait pas d'un " formalisme outrancier " mais était justifiée par l'attitude de Seda ; que le revirement tardif de celle-ci le 2 février 1984 était impuissant à effacer la situation où elle s'était délibérément placée ;
Concluant au principal à l'infirmation du jugement, et au rejet de la demande de Seda, elle souligne subsidiairement que celle-ci a vendu son fonds et ses stocks à l'une de ses filiales et qu'elle n'est pas fondée à en réclamer la valeur ; que son éventuel préjudice est au plus égal à la perte des marges nettes dont elle a pu être privée pendant la période restant à courir jusqu'à la date d'expiration du contrat ; que sur ce point, le rapport de Maître Puybareau Manaud ne fournit aucune indication et qu'il convient d'ordonner une expertise complémentaire ;
Elle prie la cour en toute hypothèse de confirmer le jugement en ce qu'il lui a alloué 43 657,07 F avec les intérêts à compter du 11 mars 1985 ;
M. Marcel Dugast, agissant ès qualité de liquidateur de la société Seda intervient aux débats pour demander acte de ce qu'il a agi et continue d'agir dans le cadre des pouvoirs qu'il détient depuis la décision du 31 octobre 1984 ayant prononcé la dissolution de la société ;
Il prie la cour d'adjuger à cette dernière les écritures qu'il avait antérieurement déposées au nom de celle-ci (dont il était le représentant légal) et tendant :
- d'une part à la confirmation du jugement en ce qui concerne le prononcé de la résiliation aux torts de Peugeot et l'indemnité allouée au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- d'autre part, à l'infirmation du jugement quant aux dispositions relatives à la réparation du préjudice en résultant, qui s'élève en réalité à 3 700 800 F majorée des intérêts à compter du 9 mars 1984 pour la perte du fonds et du stock et à 400 000 F supplémentaires pour les pertes éprouvées pendant la période au cours de laquelle, Seda a vainement cherché à trouver un nouveau constructeur ;
- en troisième lieu à la condamnation additionnelle de Peugeot à lui payer une somme complémentaire de 50 000 F pour les frais irrépétibles de procédure exposés en appel ;
Cela étant exposé,
Considérant que la personnalité morale d'une société dissoute subsiste jusqu'à la fin des opérations de liquidation ; qu'en l'espèce l'extrait K Bis du registre du commerce et des sociétés produit concernant Seda porte la mention : " dissolution anticipée de la société par décision de l'assemblée générale du 31 octobre 1984, liquidateur M. Marcel Dugast ... " ; que ce dernier intervient aux débats et déclare reprendre l'ensemble des écritures déposées par Seda dans le cadre de la présente instance ;
Que par suite, en application de l'article 121 du nouveau Code de procédure civile, Peugeot n'est pas fondée à soulever une éventuelle cause de nullité, qui, en toute hypothèse, a disparu à ce jour ;
Considérant qu'il ressort des investigations de l'expert que le nombre de véhicules neufs Peugeot achetés par Géront Chauvin en dehors de son territoire pour les revendre aux clients de son secteur s'est élevé à 27 ; que pour masquer ces actes de " braconnage ", cette dernière faisait procéder à deux immatriculations successives à quelques jours d'intervalle ; que ces agissements irréguliers qui se sont prolongés au cours de l'année 1983, ont fait l'objet de nombreuses lettres de réclamations adressées à Peugeot ; que le constructeur n'a mis en garde son agent fautif que le 16 septembre 1983 et a seulement répondu le 30 septembre 1983 à la lettre recommandée que lui avait adressée le 26 septembre précédent ; que comme l'a relevé l'expert, il a observé, malgré la répétition de ces faits, une " attitude pour le moins passive " ;
Que Peugeot n'a pas davantage réagi au moment du lancement de la 205 devant les insertions publicitaires parues dans la presse locale par lesquelles Géront Chauvin se présentait, en février 1983, comme le " concessionnaire Peugeot Talbot " ;
Que ce garagiste a également procédé en septembre 1983 dans son secteur à des expositions de véhicules neufs Peugeot, qui ne lui avaient pas été fournis par Seda ;
Que ces agissements contraires au contrat d'agence Peugeot passé entre Seda et Géront Chauvin, expliquent les réticences persistantes de l'intimé à signer pour 1984 un nouveau contrat d'agence avec cette dernière ;
Qu'à aucun moment Peugeot n'a invité ses deux représentants à saisir le " comité arbitral " (institué par l'article V, paragraphe 3 du contrat de concession) qui selon Seda n'aurait jamais été constitué ;
Que, bien que parfaitement au courant de l'hostilité grandissante entre les deux représentants de sa marque, Peugeot est restée sourde aux propositions de Seda de proroger jusqu'au 31 mars 1984 le contrat d'agent en cause ;
Que dans sa lettre du 24 janvier 1984, elle a uniquement pris pour motif de la résiliation du contrat de concession le refus par Seda de signer l'avenant pour 1994 ;
Que cependant, ainsi que l'a retenu, à juste titre le tribunal, le désaccord entre les parties ne portait pas sur ce document fixant, pour l'année qui venait de commencer, le quota de véhicules neufs au même chiffre que celui de l'année précédente (au cours de laquelle Peugeot ne conteste pas qu'il avait été facilement atteint) ; que les parties avaient signé le 19 décembre 1983 la ventilation prévue pour l'année à venir entre les différents modèles de la marque ; que de même, Seda avait donné son accord, par télex du 23 janvier 1984 expédié à 17 heures 44, sur l'ECG de mars 1984 " aux conditions normales et habituelles " (document définissant la quantité de véhicules à livrer dans les mois suivants) ;
Que le litige opposant les parties concernait en réalité et uniquement le contrat d'agence croisée avec Géront Chauvin dont le constructeur exigeait la signature concomitamment avec l'avenant;
Qu'en effet ce dernier qui connaissait les infractions commises par l'agent Peugeot aux droits d'exclusivité concédés à Seda, ne pouvait de bonne foi exiger de celle-ci, quelles que fussent les conditions auxquelles elle avait subordonné la conclusion des contrats de concession, qu'elle avait signé en même temps que l'avenant, le contrat d'agent avec Géront Chauvin;
Que c'est uniquement en raison de cette exigence que l'intimée n'a pas adressé en temps utile au concédant l'avenant annuel signé;
Que, par suite, Peugeot n'était pas fondée, sans faire preuve de mauvaise foi, à prendre dans sa lettre de rupture un prétexte fondé sur l'article III, paragraphe 1 du contrat, dont elle connaissait le caractère fallacieux;
Qu'elle doit être condamnée à réparer le préjudice résultant pour Seda de sa décision injustifiée;
Considérant, sur le montant de ce préjudice, que cette dernière était en droit de déterminer la période contractuelle prévue pour 3 ans et venant à expiration le 31 décembre 1985 ; qu'elle a, ainsi, été privée du bénéfice du contrat pendant les 17 mois et 4 jours qui, à compter du 27 juillet 1984, la séparaient du terme des conventions ;
Que dans l'évaluation de son préjudice, il doit être tenu compte du quota fixé en 1983 à 260 véhicules neufs, du nombre de ceux dont elle n'a pu réaliser la vente, de celui des véhicules d'occasion, du montant des pièces détachées qu'elle n'a pu négocier et de ses pertes enregistrées dans son activité d'atelier ;
Que l'expert a noté que le chiffre d'affaires correspondant à ces 4 séries d'activité s'était respectivement élevé pour 1983 à 12 099 139 F, à 3 961 981 F, à 2 064 170 F et à 1 521 200 F ; qu'il a chiffré à 12,23 % le pourcentage de la marge brute, calculée d'après le chiffre d'affaires global ; qu'il a observé également que le compte courant associé, qui était de 391 000 F en janvier 1983, était passé à 1 141 000 F en avril et à 1 199 000 F au 31 décembre de la même année, ces chiffres démontrant de la part des dirigeants de Seda un effort tant financier que commercial ;
Que toutefois, s'il est vrai que cette société a fait l'objet d'une décision de dissolution anticipée le 31 octobre 1984, il dot être noté qu'elle a cédé à la société Semat (avec laquelle elle avait des administrateurs communs) les éléments corporels et incorporels de son fonds, avec reprise su personnel, moyennant la somme de 96 950 F ;
Que d'autre part, il ne peut être fait abstraction du fait que la clientèle constituée par les acquéreurs d'automobiles est autant, si non plus, attachée à la marque qu'à la personne même du concessionnaire ; que par ailleurs, Seda, qui n'avait pas trouvé d'autres constructeurs ne peut demander à être en outre, indemnisée de ce chef de dommage qui n'est pas une conséquence directe et immédiate de la résiliation du contrat ;
Que, compte tenu des éléments qui ont été en l'espèce, soumis à la discussion contradictoire des parties, la Cour est suffisamment informée sans qu'il soit nécessaire, comme le suggère Peugeot, de recourir à une mesure d'instruction complémentaire ; que vu les divers aspects du préjudice subi par Seda, elle est en mesure de le chiffrer à la somme de 2 000 000 F ; que cette somme doit porter intérêt au taux légal à compter des conclusions déposés le 17 janvier 1986 à titre de supplément de dommages intérêts ;
Considérant que sur cette indemnité doit s'imputer, à due concurrence, la somme de 43 657,07 F majorée des intérêts à compter du 11 mars 1985 que Seda reconnaît devoir au constructeur ;
Que l'équité commande de faire application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile au profit de Seda ;
Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges : Statuant dans les limites des appels formés par les parties ; Donne acte à M. Marcel Dugast de son intervention en qualité de liquidateur de la société Seda, Rejette l'exception de nullité de la procédure soulevée par la société Automobiles Peugeot, Confirme le jugement en ses dispositions non contraires à celles du présent arrêt, Le réformant en partie sur le montant du préjudice subi par la société Seda, Et y ajoutant, Rejette la demande d'expertise complémentaire, Condamne la société Automobiles Peugeot à payer à M. Dugast, ès qualité, la somme de 2 000 000 F avec intérêts au taux légal à compter du 17 janvier 1986, Condamne ce dernier ès qualité à payer à la société Automobiles Peugeot la somme de 43 647,07 F avec les intérêts au taux légal à compter du 11 mars 1986 ; Ordonne la compensation de ces deux sommes à concurrence de la plus faible ; Condamne la société Automobiles Peugeot à payer à M. Dugast ès qualité la somme de 5 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, La condamne aux dépens d'appel et admet la SCP Duboscq Pellerin, avoué, au bénéfice des dispositions de l'article 699 dudit code.