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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 5 mai 1988, n° 86-002654

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Jourand

Défendeur :

Moutier

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bonnefont

Conseillers :

Mme Beteille, M. Gouge

Avoués :

Me Gibou-Pignot, SCP Barrier Monin

Avocats :

Mes Gaceur-Bonnel, Molette.

T. com. Paris, 6e ch., du 21 nov. 1985

21 novembre 1985

FAITS ET PROCEDURE DE PREMIERE INSTANCE

Par acte du 1er novembre 1980, M. Jourand donnait en location-gérance à M. Moutier pour une durée de un an à compter du 1er janvier 1981 un fonds de commerce à usage de restaurant sis à Paris, 1 quai Montebello.

En dépit de difficultés qui seront évoquées plus loin, le contrat était renouvelé pour 1982, puis pour 1983 avec faculté de reconduction tacite à défaut de congé donné quatorze semaine à l'avance par lettre recommandée avec avis de réception, enfin pour 1984, le congé n'ayant pas été notifié dans ledit délai.

Le fonds de commerce étant exploité dans des locaux faisant partie d'un immeuble dont les propriétaires étaient groupés en syndicat de copropriété, celui-ci avait, antérieurement au contrat de location-gérance, introduit une instance tendant à faire cesser l'utilisation comme salle de restaurant de salles situées au premier étage. Cette procédure, qui devait aboutir à un arrêt du 6 juillet 1983 accueillant les prétentions du syndicat à l'encontre de Germaine Galatti, propriétaires des murs du restaurant, avait été précédé d'un arrêt du 23 juillet 1980 de la Cour d'appel de Paris déboutant cette dernière de son appel en garantie dirigé contre Jourand. Le pourvoi formé contre cette décision était rejeté le 23 février 1982.

Par ailleurs, alors que la gérance de M. Moutier était en cours, le syndicat, par acte du 24 janvier 1983, sollicitait en référé la nomination d'un expert chargé de se prononcer sur divers désaccords lui faisant grief et qu'il imputait à des travaux faits sans autorisation de la copropriété : installation de machines bruyantes, suppression de l'accès aux caves de deux copropriétaires, bruit, odeurs et fissures provoquées par une ventilation placée sur le toit. Mais par jugement du 23 septembre 1985 le Tribunal de grande instance de Paris devait débouter le syndicat de sa demande et G. Galatti de son appel en garantie à l'encontre de Jourand.

D'un autre côté, l'agencement et la tenue du restaurant durant la location-gérance amenaient à diverses reprises l'intervention de l'autorité administrative : le 24 mars 1983, la préfecture de police enjoignait à M. Moutier l'exécution d'un nombre considérable de mesures sanitaires ou de sécurité, après avoir toutefois rappelé que la plupart de celles prescrites à l'ancien exploitant, c'est-à-dire Jourand, n'avaient pas été prises ; le 19 avril 1983, comme suite à une visite du 30 mars 1983, un sévère avertissement était adressé à Moutier en raison d'infractions au règlement sanitaire du 20 novembre 1979 et il était menacé de sanction pouvant aller jusqu'à la fermeture s'il ne se pliait pas à des prescriptions dont la plupart avait trait à la propreté de l'établissement.

Il s'ensuivait une mise en demeure du 1er septembre 1983 : après constatation que le restaurant était toujours " très mal tenu " malgré la mise en garde du 19 avril, que la cuisine et le matériel étaient " sales, graisseux et en désordre, montrant ainsi un évident manque d'entretien ", il était prescrit quinze mesures, étant précisé que sauf réalisation de celles-ci dans le délai d'un mois prendrait effet l'arrêté du préfet de police ordonnant pour cette durée la fermeture du restaurant ; M. Moutier ayant fermé l'établissement une semaine pour exécuter les travaux exigés, se voyait toutefois reprocher par courrier du 9 novembre 1983 de n'avoir pas réalisé les travaux prescrits par la notification du 24 mars 1983 et qui tendait à garantir la sécurité, la préfecture soulignant que la réalisation desdits travaux ne le dispensait pas des mesures éventuellement imposées au titre de l'hygiène et de la salubrité.

Dès le début de la gérance de M. Moutier, ses relations avec Jourand, avaient pris un aspect conflictuel et il en était résulté un nombre impressionnant d'actes extrajudiciaires (sommations, commandements, constats, assignations en référé) aboutissant à l'exploit du 5 janvier 1984 par lequel M. Moutier, invoquant des troubles de jouissance, réclamait des dommages-intérêts en se réservant le droit de demander la résolution du contrat aux torts et griefs du bailleur.

En réplique, M. Jourand assignait le 22 février 1984 M. Moutier en concurrence déloyale puis par acte du 27 juin 1984 sollicitait le bénéfice de la clause résolutoire tel qu'invoqué dans un commandement du 20 février 1984 et demandait l'expulsion immédiate de M. Moutier.

Celui-ci ayant conclu que soit donné acte aux parties de leur accord sur le principe de la " résiliation anticipée " sous réserve de l'appréciation de ses motifs, le Tribunal de commerce de Paris, par jugement du 11 octobre 1984 prenant acte du pacte du pacte judiciaire intervenu entre les parties, prononçait la résiliation à compter d'un délai de sept jours suivant sa décision ;

A la suite de celles-ci, M. Moutier et Jourand concluaient à nouveau, chacun demandant que la résiliation soit prononcée aux torts de l'autre et réclamant diverse sommes.

LE JUGEMENT CRITIQUÉ

Par son jugement du 21 novembre 1985, le tribunal, joignant les causes, a entre autres dispositions :

- dit que la résiliation est intervenue aux torts de M. Jourand,

- condamné M. Jourand à payer à Moutier la somme de 130 000 F, montant du dépôt de garantie et une indemnité de 132 000 F,

- condamné M. Moutier à payer à Jourand 61 598 F au titre des redevances dues pour la période du 1er juillet au 18 octobre 1984 et 101 155 F pour frais de remise en état,

- ordonné la compensation entre les condamnations,

- rejeté toutes autres demandes.

L'APPEL

Appelant du jugement par déclaration du 7 janvier 1985, M. Jourand conclut à son infirmation, prie la Cour de le décharger du montant de condamnations prononcées à son encontre, de dire que la résolution est intervenue aux torts de M. Moutier et que M. Jourand conservera à titre d'indemnité le dépôt de garantie, de condamner Moutier à payer 125 890,93 F, montant des redevances pour occupations des terrasses et d'une participation au remplacement des stores, 300 000 F en réparation de la concurrence déloyale menée par Jourand dont l'activité conduite au restaurant " Le Méditerranée " l'a été au mépris de la clause 13 du contrat, 194 503,56 F au titre des travaux de remise en état et 100 000 F pour préjudice commercial. Il sollicite en outre la somme de 15 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR,

Qui pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties se réfère au jugement critiqué et aux écritures d'appel ;

SUR LA RESOLUTION

Considérant qu'à l'examen des pièces mises aux débats, il s'impose de relever :

- que durant la gérance de Moutier, le syndicat des copropriétaires n'a dirigé contre Moutier aucune procédure tendant à lui interdire d'utiliser en salle de restaurant les locaux du premiers étage ; que l'arrêt du 23 juillet 1980 a débouté G. Galatti de son appel en garantie au motif que Jourand n'exploitait pas le restaurant en contradiction aux clauses de son bail et que la preuve d'une infraction n'était pas rapportée à son encontre ; qu'au demeurant l'avenant reconduisant le contrat pour 1983 porte mention que connaissance avait été donnée à Moutier de l'arrêt susvisé,

- que d'autre part si dès le 24 octobre 1983, le syndicat a assigné Mme Galatti pour occupation abusive des caves, cette dernière n'a elle-même appelé Jourand en garantie que le 17 septembre 1984 ; qu'en outre le jugement du 23 septembre 1985 ayant débouté le syndicat n'a pas, en l'état des informations fournies, donné lieu à appel ;

- que si des travaux effectués par Jourand pour améliorer la capacité de la salle du rez-de-chaussée ont entraîné fin 1982 la fermeture de l'établissement, Moutier avait été prévenu de ce désagrément lors de la signature de l'avenant du 4 novembre 1982,

- qu'enfin la fermeture d'une semaine consécutive aux injonctions de la préfecture de police n'a eu d'autre cause que le manque d'hygiène et de propreté dont Moutier était responsable.

Considérant que des constatations ci-dessus il suit que, pour admettre l'existence de vices importants cachés à Moutier et affectant le fonds de telle sorte qu'il était devenu inexploitable si ce n'est dans des conditions fondamentalement différentes de celles envisagées lors de la signature du contrat, le tribunal a procédé à une appréciation gravement erronée des faits de la cause et a méconnu la chose jugée en retenant de surcroît contre Jourand, en ce qui concerne les caves, l'avis formulé par un expert en termes hypothétiques ;

Considérant en conséquence que rien ne justifie la résolution aux torts et griefs de Jourand prononcée par les premiers juges ;

Qu'en revanche, c'est à juste titre qu'il est reproché à Moutier divers manquements aux obligations contractées par lui et en particulier, l'absence d'ouverture du salon de thé l'après-midi établie par constat d'huissier, l'état de saleté ayant conduit la préfecture de police au rappel de règles élémentaires d'hygiène(port d'une coiffure par le personnel, couverture des pâtisseries, etc), de telles carences n'étant du reste qu'un effet de la négligence apportée à la gestion du fonds par un gérant dont, malgré ses dénégations, de nombreux documents(attestations et actes extrajudiciaires) démontrent qu'il partageait ses activités entre le Montebello et un autre restaurant " Le Méditerranée " sis place de l'Odéon à Paris où il assumait en fait des fonctions de direction; que cette situation de Moutier dans ce dernier établissement a du reste, postérieurement à la rupture avec Jourand, reçu une consécration juridique, puisque Moutier est devenu le 13 mars 1987 le président directeur général de la société Sonorest, propriétaire du " Méditerranée " et dans laquelle dès sa constitution en 1983 il détenait 1 247 actions sur 2 500 ;

Que les fautes commises par Moutier sont d'une importance suffisante pour que la résiliation du contrat intervienne à ses torts et griefs;

SUR LES SOMMES RECLAMEES PAR LES PARTIES

Considérant que les établissements en cause n'étant pas de même catégorie, il n'est pas démontré que la présence de Moutier au " Méditerranée " ait contribué à un détournement de la clientèle du " Montebello " ;

Que Jourand est en revanche bien fondé à prétendre :

- que pendant la gérance de Moutier, un nombre très important d'objets, meubles, appareils et installations ont subi de graves détériorations allant parfois jusqu'à la mise hors service ou ont disparu; que lors du constat contradictoire des 13 et 14 novembre 1984, les observations de l'huissier n'ont pas reçu de sa part les répliques qui auraient été de nature à limiter sa responsabilité dans les dégâts relevés ;

- que Moutier, en ne consacrant pas tous ses efforts à une bonne tenue du restaurant a porté atteinte à sa réputation et ainsi causé à Jourand un préjudice commercial encore aggravé par la fermeture que la remise en état des lieux a rendu nécessairedu 15 octobre au 31 décembre 1984 ;

Considérant que compte tenu de la réparation due à Jourand en raison de la rupture du contrat, des justifications fournies par lui concernant les frais de remise en état affectés toutefois par la Cour d'un coefficient de vétusté, des sommes payées par lui mais aussi d'une indemnité d'assurance qu'il a encaissée, il apparaît équitable de fixer à 320 000 F le montant de son préjudice, toutes causes confondues ;

Que déduction faite du dépôt de garantie se montant à 130 000 F que Jourand conservera, Moutier sera condamné à payer à ce dernier la somme de 190 000 F ;

SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 700 DU NOUVEAU CODE DE PROCEDURE CIVILE

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de Jourand les frais non compris dans les dépens exposés pour la défense de ses droits en justice ; qu'il lui sera alloué le montant justifié indiqué au dispositif ;

Par ces motifs : Disant Jourand bien fondé en son appel et infirmant le jugement ; Dit que la résolution du contrat de location-gérance est intervenue aux torts et griefs exclusifs de Moutier ; Décharge Jourand des condamnations prononcées à son encontre ; Fixe à 320 000 F toutes causes confondues le montant du préjudice subi par Jourand ; Dit que Jourand conservera le dépôt de garantie de 130 000 F et que Moutier devra lui payer en outre la somme de 190 000 F ; Condamne Moutier à payer à Jourand sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile la somme de 15 000 F ; La condamne en tous les dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés directement par Me Gibou-Pignot, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.