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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 14 novembre 1988, n° 87-006707

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Paco Rabanne Parfums (SA)

Défendeur :

International Trading Company (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Robiquet

Conseillers :

Mme Rosnel, M. Guerin

Avoués :

Mes Valdelievre, Valentie

Avocats :

Mes Voillemot, Guez.

TGI Paris, 3e ch., 2e sect., du 20 févr.…

20 février 1987

LA COUR,

Statuant sur l'appel formé le 5 mars 1987 par la SA Paco Rabanne Parfums (ci-après Paco Rabanne) d'un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris (3e Chambre - 2e Section) du 20 février 1987 dans le litige l'opposant à la SARL International Trading Company (ci-après ITC), ensemble sur la demande reconventionnelle de celle-ci.

Faits et procédure :

A - Exposant qu'elle est titulaire des marques Metal, R (en réalité PR) Calandre, Paco Rabanne, déposées et enregistrées à l'Institut National de la Propriété Industrielle pour distinguer des produits de parfumerie (classe 3) commercialisés en France par le canal exclusif de distributeurs agréés - tenus contractuellement de ne les vendre qu'au détail et à des consommateurs directs - et invoquant plusieurs procès-verbaux dressés par huissier courant décembre 1985 à l'encontre d'une société ITC qui ne fait pas partie de son réseau de distribution sélective, Paco Rabanne faisait, le 19 décembre 1985, assigner cette société devant le Tribunal de Grande Instance de Paris aux fins d'obtenir sa condamnation à dommages-intérêts en réparation des agissements "de concurrence déloyale, d'usage sans autorisation ainsi que d'usurpation civile de marques" qu'elle lui impute.

Dans son jugement du 20 février 1987 le Tribunal admettait le premier moyen opposé par ITC tiré de l'épuisement du droit en matière de marque et relevait que les distributeurs agréés auprès desquels la défenderesse s'était fournie n'avaient pas été mis en cause, que par ailleurs ITC n'avait pas revendu les produits en France mais les avait exportés vers la Suisse et les Etats Unis et n'avait donc pas porté atteinte au réseau de distribution sélective ne France. Il rejetait en conséquence les demandes de Paco Rabanne et déboutait également les parties de leurs demandes respectives au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

B - Paco Rabanne, qui a formé appel le 5 mars 1987, conclut à l'infirmation du jugement, demande à la Cour de juger que ITC s'est rendue coupable d'usage illicite de marque et concurrence déloyale et de condamner en conséquence ITC à lui payer une indemnité de 150.000 F et 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

C - ITC forme une demande reconventionnelle en 10.000 F de dommages-intérêts pour appel abusif et 10.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Discussion :

I - Sur l'usage illicite et l'usurpation de marques :

A - Considérant que Paco Rabanne rappelle tout d'abord que ses marques désignent des parfums, produits de luxe dont par des contrats de distribution sélective elle réserve la commercialisation uniquement à son réseau de distributeurs agréées ; que la licéité de tels contrats a été reconnue par la jurisprudence de la Cour de cassation qui a défini le contrat de distribution sélective qui, tendant essentiellement par les obligations réciproques que s'imposent les co-contractants à assurer spécialement dans le commerce de produits requérant une haute technicité ou dans celui d'articles de marques ou de luxe un meilleur service aux consommateurs, peut licitement avoir pour effet de rendre juridiquement indisponible à l'égard des tiers la marchandise détenue par le fournisseur ;

Que l'appelant rappelle également que sur le plan administratif, à la suite de l'avis rendu par la Commission de la concurrence le 1er décembre 1983, le Ministère de l'Economie et des Finances dans sa décision du 26 décembre 1983 a reconnu la légalité du système de distribution sélective dans le secteur de la parfumerie, affaire dans laquelle Paco Rabanne a été mise hors de cause ;

Qu'enfin la Cour de justice des Communautés européennes a également par divers arrêts admis la validité des contrats de distribution sélective à condition que le choix des revendeurs s'opère en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif, que les conditions soient fixées d'une manière uniforme à l'égard de tous les revendeurs potentiels et qu'elles ne soient pas appliquées de façon discriminatoire ;

Que Paco Rabanne insiste sur le fait que le réseau de distribution sélective tel qu'il est reconnu est opposable aux tiers, opposabilité admise par la jurisprudence et qui est le corollaire fondamental de l'existence même de tels réseaux ; qu'elle fait grief à ITC, qui n'est pas distributeur agréé, d'avoir vendu des produits portant les marques Paco Rabanne en fraude et sans y avoir été autorisée ainsi qu'il résulte des procès-verbaux d'huissier des 10 et 18 décembre 1985 ;

Qu'après avoir rappelé certaines dispositions des contrats qu'elle passe avec ses distributeurs agréés et visant à la protection de ses marques, l'appelante soutient que ITC a incontestablement porté atteinte à ses marques en commettant l'infraction prévue et réprimée par l'article 422-2° du Code pénal punissant : " ceux qui auront fait usage d'une marque sans autorisation de l'intéressé même avec l'adjonction de mots tels que formule, façon, système, imitation, genre ", usage sanctionné indépendamment de toute contrefaçon, ainsi que l'a précisé la jurisprudence, notamment dans un arrêt de la Chambre Criminelle du 24 février 1987 cité parmi d'autres ;

Que Paco Rabanne, relevant une erreur qu'aurait commise le Tribunal, souligne que BMC Parfumerie, l'un des fournisseurs de ITC, n'a jamais été distributeur agréé de Paco Rabanne et, au surplus vendant des sanitaires, ne pouvait posséder les qualités et répondre aux critères requis pour la commercialisation de parfums ;

Que l'appelante observe encore qu'elle est allée beaucoup plus loin qu'une " mise en cause " de ses distributeurs fautifs puisqu'elle a résilié leurs contrats et engagé des poursuites contre BMC ;

Qu'elle insiste sur le fait que ITC ne s'est pas approvisionnée licitement en produits marqués et ne saurait prétendre que l'action entreprise à son encontre aurait pour objet de porter atteinte à la libre circulation des produits à l'intérieur du marché commun ou même à l'intérieur du marché français ; qu'il n'y a aucune entrave à la libre circulation des produits puisque selon son contrat " ... le distributeur agréé peut revendre les produits de la marque Paco Rabanne à tout distributeur agréé de la marque Paco Rabanne installé dans un pays de la CEE ... " ; que faire application de la notion " d'épuisement du droit de la marque " et permettre à des revendeurs non agréés de commercialiser les produits Paco Rabanne reviendrait à nier l'existence même du réseau de distribution sélective dont les autorités tant communautaires que françaises ont reconnu la licéité ;

Qu'il n'y a pas eu d'autorisation de la titulaire des marques et qu'ITC est de mauvaise foi car les produits par elle vendus portent tous la mention qu'ils ne peuvent être vendus que par les dépositaires agréés de Paco Rabanne ; qu'ils ont été exportés en Suisse et aux Etats-Unis, pays où du reste Paco Rabanne a des distributeurs agréés ;

B - Considérant que ITC réplique que Paco Rabanne a à peine abordé le véritable débat sur l'épuisement du droit ; que les décisions de justice qu'elle cite abondamment sont étrangères au débat, retenant seulement que la Cour de cassation, dans l'arrêt du 29 octobre 1975 cité, a dit que " la propriété d'une marque régulièrement utilisée est absolue, s'étend sur tout le territoire français et confère à celui qui en est investi une action contre tous ceux qui y portent atteinte sous quelque forme que ce soit " ;

Que l'intimée fait valoir :

Qu'elle a acheté des parfums où ils étaient en vente et n'a en cela commis aucun délit et qu'elle les a revendus aux Etats Unis et en Suisse, pays dans lesquels Paco Rabanne ne pourrait opposer de prétendus circuits de distribution sélective, qu'ainsi le prétendu délit aurait été commis à l'étranger ;

Que la Cour de justice des Communautés européennes a consacré sans équivoque la théorie de l'épuisement du droit en matière de marque, théorie qui s'applique de façon générale et ne se limite pas à un problème de licence de marque ;

Que ITC, citant l'avis d'un éminent juriste, soutient " qu'on ne saurait retenir en droit interne une définition du monopole du titulaire de la marque plus large que celle admise par la Cour de justice sans méconnaître la primauté du droit communautaire " ;

C - Mais considérant que l'argumentation développée par ITC et à tort admise par les premiers juges ne peut être retenue ;

Que Paco Rabanne observe exactement que ses contrats avec ses distributeurs agréés comportent une possibilité de revente des produits à tout distributeur agréé de la marque Paco Rabanne installé dans le marché commun ; qu'il ne peut donc lui être fait grief d'une quelconque entrave à la libre circulation des biens à l'intérieur du marché commun ;

Que par ailleurs les faits reprochés se situent en France où a eu lieu l'achat et d'où ont été exportés les produits à destination des USA et de la Suisse ; qu'ainsi l'arrêt cité du 29 octobre 1975 s'applique bien à l'espèce puisqu'il précise que le titulaire de la marque est investi d'une action contre tous ceux qui y portent atteinte sous quelque forme que ce soit ;

Qu'en 2e lieu, si le litige a en partie son origine dans la violation d'une obligation contractuelle par l'un des fournisseurs de ITC distributeur agréé, ce n'est pas une faute contractuelle qui est reprochée à ITC mais une faute quasi-délictuelle, celle d'avoir utilisé la marque sans autorisation de la titulaire, ce qu'elle a fait délibérément en connaissance de l'existence du réseau de distribution sélective et pour des produits sur lesquels il était mentionné qu'ils ne pouvaient être commercialisés que par des distributeurs agréés;

Considérant que l'action introduite par Paco Rabanne tend à faire réparer par une juridiction civile le préjudice à elle causé par une utilisation non autorisée de ses marques, faits que sanctionnent pénalement l'article 422-2° du Code pénal et civilement l'article 27 de la loi du 31 décembre 1964 qui renvoie à ce texte ;

Qu'il est à noter que cette infraction est commise en dehors de toute contrefaçon et par le simple fait de l'utilisation de la marque authentique dès lors qu'elle a été faite sans l'autorisation du titulaire dont le droit de propriété est absolu et, en l'espèce, contre la volonté de celui-ci qui, par son réseau de distribution sélective dont la licéité n'est pas contestée, s'est réservé la possibilité d'exercer un contrôle sur les produits ainsi vendus et notamment de les reprendre en cas de défaut de fabrication ou de vieillissement ;

Considérant que le droit communautaire reconnaissant comme le droit interne la licéité des contrats de distribution sélective, la théorie de l'épuisement du droit de marque n'apparaît pas applicable en l'espèce car elle aurait pour effet de vider de leur sens et de priver d'effet de tels contrats qui ont justement pour objet une limitation des conditions de revente des produits de haute technicité ou de luxe;

Que si l'arrêt Centrafarm du 31 octobre 1974 cité admet le principe de l'épuisement du droit de marque par la première commercialisation à l'intérieur du marché commun c'est avec cette restriction que le produit doit avoir été écoulé licitement soit par le titulaire de la marque soit avec le consentement de celui-ci sur le marché de l'Etat membre d'où il a été importé;

Considérant qu'en l'espèce, la commercialisation a eu lieu sans le consentement de Paco Rabanne ;

Considérant qu'il convient encore d'insister sur le fait qu'il n'est pas grief à ITC d'avoir méconnu une obligation contractuelle mais d'avoir commis une fraude en commercialisant illicitement des produits illégitimement acquis en vue de leur revente en dehors du réseau de distribution formé par Paco Rabanne et qui s'impose aux tiers comme un fait objectif ;

Considérant que l'usage illicite de marque est établiet que Paco Rabanne est fondée à demander réparation du préjudice qui a pu en résulter pour elle ;

Que le jugement sera en conséquence réformé en ce qu'il a rejeté ses demandes ;

II - Sur la concurrence déloyale :

Considérant que Paco Rabanne fait valoir au soutien de son grief de concurrence déloyale, que ITC concourt par ses agissements à une désorganisation de son réseau, se rend responsable d'un véritable détournement de commandes, porte atteinte à sa réputation et à celle de ses marques notoires et, en mettant en vente ses produits dans les conditions rappelées, a tenté de créer un " rattachement indirect " à son entreprise ;

Mais considérant que ces faits ne sont pas distincts de ceux de l'utilisation illicite de marque dont ils ne sont que la conséquence ; que la demande de ce chef sera donc rejetée ;

III - Sur la réparation du préjudice :

Considérant qu'il apparaît des éléments soumis à la Cour et notamment des procès-verbaux de saisie que les reventes incriminées ont porté sur de faibles quantités de produits et que le détournement de commandes est donc limitée ;

Qu'un préjudice a été incontestablement subi par Paco Rabanne tant sur le plan matériel que du fait de l'atteinte portée à sa réputation et au trouble causé à l'organisation de son réseau de distribution mis en place pour assurer un meilleur service au consommateur et veiller au maintien de la qualité de ses produits de luxe ;

Que l'allocation d'une somme de 30.000 F réparera équitablement ce préjudice toutes causes confondues ;

IV - Sur la demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour appel abusif :

Considérant que la demande de ITC pour appel abusif ne peut qu'être rejetée dès lors qu'il est fait droit à l'essentiel des demandes de Paco Rabanne ;

V - Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile :

Considérant que ITC succombant en définitive dans ses moyens de défense et demande reconventionnelle devra conserver la charge intégrale de ses frais non compris dans les dépens ;

Que le jugement rejetant sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile mérite confirmation de ce chef ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser supporter par Paco Rabanne l'intégralité des frais non taxables de procédure par elle exposés ;

Qu'il convient de faire droit à sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile à hauteur d'une somme justifiée de 8.000 F ;

Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges : Dit bien fondé l'appel formé par la société Paco Rabanne Parfums ; Réforme le jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris (3e Chambre, 2e Section) du 20 février 1987 sauf en ce qu'il a débouté la société International Trading Company de sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Confirmant de ce chef et statuant à nouveau pour le surplus, Dit que la société International Trading Company a commis un usage illicite des marques de la société Paco Rabanne Parfums en commercialisant des produits de ces marques sans autorisation de cette société ; Déboute la société International Trading Company de toutes ses demandes ; Condamne la société International Trading Company à payer à Paco Rabanne : 1°) à titre de dommages-intérêts la somme de 30.000 F, 2°) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile une somme de 8.000 F ; La condamne aux entiers dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés directement contre elle par Me Valdelievre, avoué, pour ceux des dépens d'appel dont il a fait l'avance sans avoir reçu provision.