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Décisions

CA Paris, 16e ch. B, 24 novembre 1988, n° 87-13228

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Turpault (Sté), Turpault (Époux), Fazileau (Époux)

Défendeur :

Esso (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Pinochet

Conseillers :

Mme Bergeras, M. de Villiers

Avoués :

SCP Trotry-Jobin, SCP Taze-Bernard

Avocats :

Mes Delibes, Bellenger.

T. com. Paris, 15e ch., du 19 juin 1987

19 juin 1987

La Société Turpault a interjeté appel d'un jugement du Tribunal de Commerce de Paris rendu le 19 juin 1987 qui a condamné solidairement :

La Société Turpault,

Les époux Turpault à concurrence de 100.000 F,

Les époux Fazileau à concurrence de 90.000 F

à payer à la Société Esso la somme de 201.285,47 F avec intérêts au taux légal à compter du 20 août 1986 date de l'assignation,

ainsi qu'une somme de 3.000 F par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, avec exécution provisoire sans garantie (limitée par ordonnance du 21 octobre 1987 de M. le Premier Président au paiement de la somme de 50.000 F effectivement réglée par la suite par la Société Turpault) ;

Les observations de la société appelante portent sur deux dispositions principales ;

I- LA NULLITE DU CONTRAT DE " MANDAT ET DE GERANCE " DE 1981 ET SES CONSEQUENCES POUR LES CAUTIONS :

La commercialisation des carburants soit au comptant ou non (avec ducroire mais sans prime supplémentaire) qui s'opérait dans le cadre d'un contrat de commission ou de mandat simple, et pour le compte et au nom d'Esso, la Société Turpault n'ayant que la garde des produits. La commercialisation des lubrifiants obligatoirement fournis par Esso et des autres articles accessoires obligatoirement vendus sous la marque d'Esso et les uns et les autres facturés à la Société Turpault.

Intervenait en outre en contrepartie de la location-gérance du fonds, une redevance annuelle de 4.005 F hors taxes majorée de 4,5 % du produit des ventes et des services de la station, payable mensuellement ;

Il était également stipulé à l'article 7 du titre IV de la convention sous l'intitulé " Indivisibilité et incessibilité du contrat " que la cessation de l'une ou l'autre des activités relatives aux carburants ou aux autres produits entraînerait automatiquement la cessation de l'autre et la fin du contrat, celui-ci étant indivisible.

En définitive, la rémunération nette de la Société Turpault pour la vente du carburant n'était fixée dans la convention qu'à titre provisoire et sous réserve d'une renégociation avec Esso au cas d'une augmentation des frais de livraison et des pertes de produits en fonction de décisions de gestion prises uniquement par Esso ;

Quant au prix des lubrifiants, non déterminé lui aussi, il n'était fixé que par la seule volonté de la compagnie pétrolière.

Ainsi par application d'un contrat indivisible dont chacun des éléments était indéterminé aucune prévision de gain ne pouvait être faite par le pompiste.

La violation de la règle posée par l'article 1129 du Code civil doit donc entraîner l'annulation de l'ensemble de la convention et par voie de conséquence les cautions doivent être libérées par application de l'article 2012 du même Code.

II- CONTESTATION DU COMPTE DE FIN DE GÉRANCE PRESENTE PAR LA SOCIÉTÉ ESSO :

Ce compte ne peut être admis qu'après une vérification contradictoire des écritures en particulier de celles relatives :

- à l'indemnisation des pertes considérables par évaporation ou contraction subies par le concessionnaire alors qu'Esso les considère pour certaines comme du carburant vendu ; la perte comptable enregistrée pendant les exercices d'activité s'élèverait ainsi à 117.140,23 F ;

- à l'existence de surstocks imposés entraînant des pertes financières de l'ordre de 267.935 F ;

- à la revalorisation indue de stocks à la suite de hausses de prix ;

- à la surélévation du stock de carburant confié au départ du contrat.

La Société Turpault demande donc le rétablissement complet des comptes entre les parties à la lumière d'une expertise comptable.

Elle sollicite également non seulement l'infirmation du jugement mais aussi le remboursement avec intérêts au taux légal de la somme de 50.000 F qu'elle a dû verser en exécution partielle de cette décision, l'allocation d'une provision de 150.000 F à valoir sur les sommes lui revenant et enfin la condamnation de la Société Esso au paiement de la somme de 15.000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La Société Esso réplique par les observations suivantes :

1° - Selon elle, le contrat de mandat ne peut être assimilé à un contrat de commission, car la Société Turpault agissait au nom et pour le compte d'Esso, ce qui ne serait pas visible dans le cas d'un commissionnaire. De plus, le contrat se réfère aux articles 1984 et suivants du Code civil.

2° - Esso ne transgresse pas les exigences de l'article 1129 du Code civil. En effet la commission, qui constitue la rémunération du pompiste est arrêtée contractuellement à la signature et est révisable chaque fois que le volume des ventes réalisées est supérieur de 20 % par rapport aux prévisions, ce qui montre que le savoir-faire commercial du mandataire agit sur les ventes aussi bien que la qualité des produits fournis par Esso ou l'efficacité de ses campagnes publicitaires.

3° - Le contrat de mandat a son complément indivisible dans l'activité de location-gérance qui assure à la Société Turpault par la qualité des services assurés lors de la vente un produit financier important renforcé par la vente de prestations annexes.

Esso ne fixe pas unilatéralement le prix de ses lubrifiants puisqu'il propose à son cocontractant des conseils et services d'animation voire des contrats de coopération commerciale. La signification des contrats fait d'ailleurs l'objet de véritables négociations. La jurisprudence dégagée à propos du contrat qui liait la Mobil Oil aux époux Masson n'est donc pas applicable à l'espèce.

La Société Turpault a toujours la faculté de ne pas acheter les lubrifiants dont le prix en fait obéit aux lois du marché ou aux variations des tarifs ou impôts et respecte ainsi les prescriptions de l'article 1591 du Code civil.

L'acheteur a connaissance du tarif du lubrifiant au moment de chacune de ses commandes et accepte ainsi la faible variation qui peut intervenir au moment de la livraison.

5° - L'obligation éventuelle des cautions ne repose pas sur le contrat échu fin décembre 1985 mais sur toutes les sommes que la Société Turpault pourrait rester devoir à Esso. L'article 2012 du Code civil ne peut donc s'appliquer en l'occurrence.

6° - La société concluante conteste formellement la prétention de la Société Turpault qui se dit être sa créancière pour une somme de 267.935 francs en procédant à un calcul des plus discutable reposant sur de prétendus surstocks.

7° - Elle affirme également que le stock initial de carburant a été correctement évalué en tenant compte en plus ou en moins de toutes les variations de prix intervenues pendant la durée du contrat tout autant que du litrage demeurant en cuve lors de la cessation d'activité.

Esso sollicite donc, en raison de la validité d'un contrat cadre, clair et dénué de clause léonine ou potestative, la confirmation du jugement déféré ainsi que l'allocation d'une somme supplémentaire de 3.000 F au titre de ses frais irrépétibles.

Cela exposé, LA COUR,

1°- SUR LA VALIDITE DE LA CONVENTION :

Considérant que la convention signée les 30 octobre et 9 décembre 1981 entre la Société Esso et la SARL Turpault et intitulée " contrat de mandat et gérance ", comporte en ce qui concerne les principaux points du litige qui les oppose les clauses suivantes :

I - au titre II relatif à l'activité de distribution des produits énergétiques :

Article 1 - Le mandat donné à la Société Turpault s'applique à la vente au détail au nom et pour le compte d'Esso de trois produits énergétiques fournis directement et exclusivement par Esso.

La société a la garde des produits et ne négocie que pour le compte d'Esso.

Article 6 - La société mandataire est rémunérée par une commission couvrant parfaitement la rémunération proprement dite de ses services et l'ensemble des frais exposés par elle aussi bien que les pertes de produits (par évaporation et contraction en particulier).

La commission est établie pour un an sur la base d'un taux provisoire en fonction du volume prévisionnel de vente pendant un mois estimé à 135 m3.

Elle peut être renégociée à la demande de l'une ou l'autre partie principalement a) au cas de différence de plus ou moins de 20 % entre le volume prévisionnel et le volume effectivement vendu - b) ou deux mois avant l'expiration de chaque période d'un an.

II - au titre III relatif aux autres produits et activités de diversification :

Article 1- Esso, pour la commercialisation de ces produits ou activités, donne en location-gérance à la société le fonds de commerce de la station.

L'article 3 stipule que la société s'engage à s'approvisionner en lubrifiants exclusivement et directement auprès d'Esso, tandis que pour les autres produits articles de services, la société est libre de se fournir ou non chez Esso à condition de ne pas vendre sous la marque d'une société pétrolière concurrente.

L'article 4 précise que les prix des produits achetés à Esso seront déterminés par les tarifs établis ou appliqués par Esso. Leur prix de vente sera au contraire fixé librement par la société.

L'article 7 prévoit que la location-gérance est consentie moyennant le versement d'une redevance annuelle hors TVA égale à un montant fixe de 4.005 F plus 4,5 % du chiffre d'affaires hors TVA réalisé annuellement, sans pouvoir être inférieur à 16.022 F. La révision de cette redevance est possible dans des conditions analogues à celles prévues pour les commissions de mandat.

III - au titre VI relatif aux dispositions commerciales :

L'article 7 énonce que les activités découlant des titres II et III s'exerçant dans le cadre d'un fonds de commerce unique, la cessation de l'une de ces activités entraînera automatiquement la cessation de l'autre et la fin du présent contrat, celui-ci étant indivisible.

Considérant que la présence de l'ensemble de ces stipulations dans l'un ou l'autre des deux contrats de fournitures avec approvisionnement direct et exclusif chez Esso (carburants ou autres produits) conduit à constater qu'elles ne laissaient place à aucun élément de référence précis ou objectif rendant les prix indépendants de la seule volonté du vendeur; qu'ainsi l'indétermination des prix en contravention des articles 1129 et 1591 du Code civil prohibant les clauses potestatives ne permettait en aucun cas à la Société Turpault d'établir la moindre prévision de gain ou de perte; que dès lors l'annulation de l'ensemble de la convention, dont le caractère indivisible est de surcroît expressément affirmé quant à la liaison entre les deux activités, celle de mandat et celle de location-gérance, doit être prononcée.

Considérant que la disparition de l'obligation mise à la charge du contractant principal de la convention entraîne nécessairement, par application de l'article 2012 du Code civil la libération des cautions dont l'engagement corollaire pour les sommes dues en exécution du contrat disparaît en même temps que celui de la Société Turpault; qu'il y a lieu dans ces conditions d'infirmer sur ces différents chefs la décision attaquée.

2°- Sur l'établissement du compte de fin de gérance :

Considérant que si la nullité d'un contrat a pour effet de remettre les parties dans l'état où elles se trouvaient antérieurement, il est constant que la restitution en nature des livraisons est impossible, les différents produits ayant été consommés;

Considérant qu'il convient en raison de l'annulation de la convention qui sera prononcée et de son exécution pendant un certain nombre d'années d'établir contradictoirement le compte des parties et de faire procéder avant dire droit sur ce point du litige à cette mesure d'instruction par un expert qualifié.

Par ces motifs : Infirme le jugement prononcé le 19 juin 1987 par le Tribunal de Commerce de Paris. Statuant à nouveau : Prononce l'annulation de la convention signée les 30 octobre et 9 décembre 1981 entre les Sociétés Esso et Turpault et intitulé " contrat de mandat et de location-gérance ". Déclare en conséquence que les cautions, M. et Mme Henri Turpault et M. et Mme Auguste Fazileau qui se sont engagés pour les sommes dues en exécution du contrat sont libérées de leur engagement. Et avant dire droit sur le compte de fin de gérance entre les parties, Désigne en qualité d'expert M. Maurice Ronfort demeurant à Paris (9ème) 8 Chaussée d'Antin avec pour mission de : - convoquer les parties et leurs conseils, - prendre connaissance de tous les documents produits en la cause par l'une et l'autre société, - formuler son avis sur les chiffres de pertes de carburants consécutives à l'évaporation à la contraction ou aux modalités des livraisons elles-mêmes à retenir au crédit ou au débit de l'une ou l'autre des deux sociétés, avec le cas échéant le concours d'un technicien d'une spécialité autre que la sienne, - chiffrer les pertes financières éventuellement subies par la Société Turpault au titre du financement de stocks excédentaires de carburants gérés par la station de 1982 à 1985, ou la revalorisation de ces stocks, - redresser le compte produit par Esso en mettant au crédit de la Société Turpault le montant des produits perdus par évaporation et contraction, ce montant devant être à la charge de la Société Esso par suite de l'annulation du contrat, - établir d'une manière générale et par tous moyens appropriés le compte entre les parties, - dresser rapport de toutes ces opérations et le déposer au Greffe de la Cour dans le délai de quatre mois. Fixe à 6.000 F la provision que devra verser à l'expert la Société Esso. Réserve l'allocation de sommes au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ainsi que la charge des dépens.