CA Paris, 5e ch. B, 26 avril 1990, n° 88-18412
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Automobiles Peugeot (SA)
Défendeur :
Garage du Delta (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Schoux
Conseillers :
Mme Vigneron, M. Bourrelly
Avoués :
SCP Menard Scelle Mille, Me Bourdais Virenque
Avocats :
Mes Chresteil, Dupuy.
La Cour statue sur les appels interjetés à titre principal par la société anonyme société des Automobiles Peugeot, ci-après Peugeot et à titre incident par la société anonyme Garage du Delta, ci-après Delta, du jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 19 septembre 1988 qui a condamné la société Peugeot , outre aux dépens, à payer à la société Delta, 985 000 F de dommages intérêts en réparation des actes de concurrence déloyale et a débouté cette société de ses autres chefs de demandes.
Elle est saisie dans les circonstances de fait et selon la procédure qui vont être exposées.
Concessionnaire depuis 1972 de la société Peugeot, la société Delta avait signé avec celle-ci le 21 décembre 1984 et le 2 janvier 1985 un contrat de concession exclusive pour des véhicules et pièces de rechange de marques Peugeot et Talbot pour le neuvième arrondissement de Paris, quartier Rochechouart, d'une durée d'un an prenant fin le 31 décembre 1985 avec obligation pour celui qui ne désirerait pas en conclure un nouveau d'en prévenir l'autre six mois à l'avance.
En raison de la mise en application le 1er juillet 1985 du règlement CEE numéro 123-85 du 12 décembre 1984, un avenant a été conclu par les parties le 1er août 1985 portant diverses modification du contrat initial mais surtout l'article 6 paragraphe 5 relatif aux ventes spéciale et l'article 13 sur la durée.
Celle-ci devenait indéterminée et chaque partie avait la faculté de résilier le contrat à tout moment, sans indemnité, sous réserve d'en prévenir l'autre par lettre recommandée avec avis de réception adressé au moins un an à l'avance.
Par lettre du 31 octobre 1986 remplissant cette condition de forme la société Peugeot a informé la société Delta de son intention de résilier le contrat à compter du 31 décembre 1987.
Prétendant que cette rupture était abusive et était la conséquence de son refus de se voir dépouiller déloyalement du marché de vente de voitures qu'elle envisageait de conclure avec la société Spie Batignolles pour 91 véhicules industriels destinés à être utilisés sur un des chantiers du Kenya et que la société Peugeot a finalement emporté, la société Delta a saisi le Tribunal de Commerce d'une demande tendant au paiement par la société Peugeot de 985 000 F de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par les actes de concurrence déloyales et de 3 millions de francs de dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par la rupture fautive du contrat.
Par le jugement déféré à la Cour la juridiction consulaire a estimé que, en faisant à la société Delta une offre précise pour la vente de véhicules à la société Spie Batignolles et en ne l'avisant pas qu'elle entendait se réserver la négociation de ce marché, la société Peugeot avait commis un acte de concurrence déloyale.
Elle a, en revanche considéré que la rupture du contrat avait été faite dans les formes et délai contractuels et que son caractère abusif n'était pas établi.
Pour obtenir l'infirmation de ce jugement, la société Peugeot prétend qu'elle avait reçu à l'origine ses informations sur le marché Spie Batignolles d'une source autre que la société Delta, que les véhicules étaient destinés à un chantier situé hors de la zone de première responsabilité de l'article 6 du contrat, de se réserver la vente de ceux ci en raison de l'importance de la société Spie Batignolles.
Elle sollicite le rejet de la demande de la société Delta.
Elle conclut à la confirmation du jugement en ce qui concerne la rupture du contrat qu'elle prétend totalement indépendante des faits relatifs au marché avec Spie Batignolles.
La société Delta qui prie la Cour de confirmer le jugement en ce qui concerne la concurrence déloyale, reprend ses arguments et sa demande de dommages-intérêts pour la rupture du contrat qu'elle prétend en outre, constituer un abus de dépendance économique au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et une pratique discriminatoire prohibée par l'article 36 de cette ordonnance.
Subsidiairement, elle sollicite une mesure d'expertise et une provision de 2 000 000 F ;
Elle demande également 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Cela étant exposé, LA COUR,
Sur la concurrence déloyale
Considérant que ni le contrat pour 1985 ni son avenant n'interdisant à ce concessionnaire de vendre des véhicules hors de zone de première responsabilité sous réserve de respecter certaines conditions dont il n'est pas prétendu qu'elles ont été violées par la société Delta en ce qui concerne les rapports avec la société Spie Batignolles.
Que, par le paragraphe 5 de l'article 5 tel qu'il résulte de la modification par l'avenant, le constructeur se réserve le droit de vendre directement ou par l'intermédiaire de toute société spécialisée les produits qu'il commercialise aux entreprises de première importance ;
Qu'il n'est pas contesté que la société Spie Batignolles en raison de son activité correspond à cette définition ;
Mais considérant qu'il résulte d'un télex du 19 février 1986 de la société Sodexa à la société Delta que dès ce jour cette société lui a demandé le prix des véhicules pour exportation au Kenya et que la société Sodexa les lui a communiqués en lui faisant connaître qu'elle ne vendait pas à des sociétés d'import-export ;
Que si la société Delta allègue que cette dernière, dont la personnalité morale est distincte de celle de la société Peugeot, est le mandataire de cette dernière, la société Peugeot ne dément pas cette assertion ;
Que, par lettre du 5 mars 1986, la société Delta a confirmé au délégué aux programmes de la société Peugeot, D. James, qu'elle était en négociation avec la société Spie Batignolles pour la fourniture de 92 véhicules 4X 21 et 28 véhicules 4 x 4 pour le Kenya, aux normes de kilométrages, et lui a demandé son accord pour mener " à son terme cette délicate affaire ", précisant que l'importance du marché impliquait une " passation de commande différant des engagements habituels " et sollicitant des livraisons particulièrement rapides ;
Que, par un télex du 13 mars 1986, signé du délégué régional programme D. James, celui-ci confirmait la possibilité de fournir ces véhicules avec des réserves, toutefois, sur la nécessité d'une commande ferme compte tenu des spécifications particulières sur les délais mais qui ne dépasseraient pas celui avec lequel la société Peugeot exécutera les commandes de la société Spie Batignolles ;
Que, par un télex du 6 mai 1986 la société Sodexa chargée de ces ventes par la société Peugeot offrait pour cette " affaire importante " une remise de 10 % et même, par télex du 29 mai 1986, de 12 % ;
Que ces divers documents émanant de mandataires ou de préposés de la société Peugeot dont la qualité n'est pas contestée, impliquaient nécessairement l'accord de celle ci pour renoncer au bénéfice du paragraphe 5 de l'article 6 dès lors qu'il est certain que la société Delta avait fourni tous les éléments permettant à cette société de connaître l'étendue, la nature du marché et l'identité de la société Spie Batignolles ;
Que, néanmoins, la société Peugeot reconnaît que c'est elle même qui a conclu le marché sans en aviser cette société ;
Que la société Peugeot, pour écarter la thèse de concurrence déloyale, se borne à affirmer que ce n'est pas par ces relations entre la société Delta et son directeur régional ou la société Sodexa qu'elle a été informée de ce marché mais par un article de la presse internationale du 29 janvier 1986 et par les services de l'Ambassade de France à Nairobi ;
Que l'article du Financial Times du 29 janvier 1986 ne fait pas état d'un marché de voitures mais seulement d'un projet hydroélectrique au Kenya à Turkwell ;
Qu'il en est de même d'un bulletin d'information de l'Ambassade de novembre-décembre 1985 reçu le 6 février 1986 ;
Que la société Peugeot ne communique aucun document établissant qu'avant les détails donnés par la société Delta le 13 mars 1986 elle ait eu un quelconque contact ainsi que ce soit d'autre concernant le marché ou ait envoyé au Kenya la mission dont elle fait état sans en produire le rapport ;
Que le premier document fourni est un télex du 9 avril 1986 de la société Peugeot à la société Sodexa faisant état d'un contact " de ce jour " avec un sous traitant de " Spie Bat " concernant une 504 ;
Que ce n'est que par un télex du 21 avril 1986 qu'elle avise son concessionnaire Marshalls au Kenya de l'offre ;
Qu'il est ainsi établi que ce n'est que postérieurement à la date à laquelle elle avait été informée par la société Delta de la possibilité de vente de nombreux véhicules et de l'identité de cet acheteur qu'elle-même a entamé une procédure de vente concurrente directement ou par l'intermédiaire d'autres concessionnaires après que son préposé eut donné son accord au projet de la société Delta;
Qu'il est reconnu par la société Peugeot que la société Spie Batignolles exigeait que la vente ait lieu en France ;
Que ces actes qui ont consisté en l'utilisation à des fins personnelles de renseignements qui lui ont été fournis par la société Delta pour se conformer aux stipulations de son contrat de concession constitue un acte de concurrence déloyale et a causé un dommage direct à cette société qui a été privée du bénéfice qu'elle pouvait retirer de la vente des voitures par l'acceptation de la société Peugeot d'accorder à la société Spie Batignolles des conditions plus favorables que celles qu'elle concédait à la société Delta;
Que c'est par une exacte appréciation des faits de la cause que les premiers juges ont estimé devoir le réparer en allouant 985 000 F de dommages intérêts ;
Sur la rupture du contrat de concession
Considérant que, par suite de l'avenant du 1er août 1985, le contrat d'un an prévu pour l'année 1985 est devenu un contrat à durée indéterminée ;
Que par suite de cette indétermination de la durée chacune des parties, qui ne peut être liée indéfiniment, était en droit d'y mettre fin en respectant un délai de préavis ;
Que celui-ci avait été fixé à un an par les parties pour se conformer aux dispositions du règlement communautaire numéro 123-85 ;
Que, par sa lettre du 31 octobre 1986, la société Peugeot en notifiant à la société Delta son intention de mettre fin au contrat avec prise d'effet le 31 décembre 1987 a respecté ce préavis ;
Qu'elle n'a pas de ce fait abusé du droit qui lui était reconnu par le contrat ;
Considérant qu'il n'est pas contesté qu'il ne s'agit pas d'un contrat de mandat d'intérêt commun mais d'un contrat de vente exclusive entre une société fabriquant des véhicules et une autre les achetant pour les revendre à son profit sans aucun mandat ainsi que le rappelle l'article 23° du contrat ;
Que la société Peugeot n'avait pas à motiver cette rupture pour indiquer son motif légitime ;
Considérant que la société Delta prétend que celle ci tire son caractère abusif du lien entre cette résiliation et son refus d'accepter l'abandon de ses droits sur le marché avec la société Spie Batignolles ;
Que, certes, un contentieux existait entre les deux sociétés à ce sujet ;
Que, toutefois, aucune des lettres échangées par celles ci ne fait mention d'une quelconque menace de rupture du contrat si la société Delta n'acceptait pas d'abandonner ses droits sur le marché Spie Batignolles ;
Que la lettre du 15 septembre 1986 du directeur régional de la société Peugeot qui annonce la transmission au siège de cette société de la propre lettre de la société Delta ne peut être considérée comme une menace alors que son auteur fait seulement état de son ignorance du déroulement des faits qui y sont dénoncés ;
Que la lettre du 31 octobre 1986 ne fait aucune allusion à ce différend et se réfère à une lettre du 27 juin 1986 qui se bornait, en transmettant un projet de contrat pour la période postérieure au 1er janvier 1987, à en souligner les aménagements, à rappeler que le contrat en cours était à durée indéterminée et à souligner qu'il pouvait faire l'objet d'une rupture jusqu'au 31 décembre 1986 avant que le nouveau puisse être mis en vigueur ;
Qu'elle ne comporte aucune allusion au conflit entre les parties sur le marché Kenyan ;
Que l'autre lettre du 27 juin 1986 ne compte pas de menaces pour le litige concernant le Kenya mais le rappel de l'objet essentiel du contrat tel que défini par celui-ci à l'article 2ème alinéa 1er ;
Considérant que la lettre de la société Peugeot du 31 juillet 1985 indiquait simplement à la société Delta que les relations commerciales se poursuivraient au delà du 31 décembre 1985 en raison du changement de direction de la société ;
Qu'il ne comportait aucune promesse de longue durée après l'année 1986 et l'année 1987 ;
Que la société Delta ne peut s'en prévaloir pour prétendre à une indemnisation pour sa résiliation au 31 décembre 1987 ;
Que, par suite, la société Delta n'apporte pas la preuve que la société Peugeot ait fait un usage abusif du droit de mettre fin au contrat avec ce préavis de 12 mois reconnu par les parties à l'avenant ;
Considérant que la société Delta invoque le 2°) de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 en soutenant que la rupture du contrat constituait de la part de la société Peugeot une exploitation abusive de l'état de dépendance économique dans lequel elle se trouvait à l'égard de cette dernière à défaut de solutions équivalentes alors que cette rupture était motivée par le refus de la société Delta de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées et que la société Peugeot a imposé des quotas irréalistes ;
Mais considérant qu'il n'est pas établi que la rupture des relations commerciales a été motivée par le refus de la société Delta d'accepter l'interdiction des marchés hors du territoire concédé ni par le refus de cette société d'accepter que le marché de la société Spie Batignolles soit repris par la société Peugeot ;
Que celle qui n'a donc pas été motivée par le refus de la société Delta d'accepter des objectifs de vente imposés pour 1987 ;
Qu'aucune contestation n'a été formulée sur les quotas antérieurs fixés avec l'accord de la société Delta après discussion ;
Considérant que, dès lors, il n'est pas établi que la rupture de relations commerciales ait pour motif le refus de la société Delta de se soumettre à des conditions commerciales de quotas injustifiées imposées en raison de son état de dépendance économique à l'égard de la société Peugeot ;
Qu'il convient de noter que le délai d'un an et deux mois dont disposait la société Delta lui permettait de trouver, si elle était un concessionnaire de qualité, une solution équivalente auprès d'autres fabricants d'automobiles ;
Que, par suite, il n'y a pas lieu à expertise ;
Considérant qu'aucune indemnité n'est due au concessionnaire en cas de rupture par le concédant du contrat dans les conditions prévues à celui-ci, sans abus de ce droit et en dehors des prohibitions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que préjudice subi par la société Delta du fait des ventes à la société Spie Batignolles par la société Peugeot des voitures que cette société avait envisagé de lui acheter a déjà été entièrement réparé par les dommages-intérêts accordés au titre de la concurrence déloyale ;
Considérant que la société Delta soutient que la société Peugeot n'a pas exécuté de bonne foi le contrat en lui proposant pour l'année 1987 un quota de 530 véhicules neufs à vendre, chiffre qui serait en augmentation de 20,5 % par rapport à celui de 86 lui même en augmentant de 33,33 % par rapport à l'objectif de 1985 ;
Qu'il résulte des propres documents de la société Delta que les augmentations de quota pour 1985 et 1986 avaient suivi celles de ventes pendant les années précédentes ;
Qu'il n'est pas contesté que pour les deux années les deux sociétés avaient été d'accord sur les chiffres proposés ;
Que la société Peugeot dans sa lettre du 9 janvier 1987 demandait à la société Delta de lui faire connaître le volume qu'elle considérait comme le mieux adapté à sa concession pour 1987 si elle refusait celui de 530 proposé ;
Que les lettres de la société Delta du 13 janvier 1987, du 19 janvier 1987, du 6 février 1987 et du 22 avril 1987, au lieu de proposer des chiffres présentaient des récriminations de cette société ;
Que, par suite celle ci ne peut reprocher à la société Peugeot ni une exécution de mauvaise foi du contrat ni une pratique discriminatoire au sens de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 alors surtout que l'objectif proposé tenait compte dans les mêmes proportions que les années précédentes des résultats en hausse de l'activité de la société Delta et qu'il n'est pas établi qu'il a été calculé sur une base différente de ceux proposés aux autres membres du réseau de concessionnaires ;
Que le chiffre finalement arrêté pour l'année 1987 de 440 véhicules neufs était égal à celui proposé pour l'année 1986 et largement dépassé au cours de cet exercice où auraient, selon la société Delta, été vendues 535 voitures neuves ;
Qu'il n'est pas établi que la société Peugeot ait commis un abus de droit ou de l'état de dépendance économique de la société Delta pour lui imposer des conditions de vente discriminatoires ;
Considérant que la société Delta n'apporte aucun élément de preuve du débauchage de son vendeur par la société Peugeot soit directement soit, sur ordre, par une des sociétés filiales ;
Considérant qu'il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de la société Delta les sommes, non comprises dans les dépens, qu'elle a exposées à l'occasion de la présente procédure ;
Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris, Y ajoutant, Déboute la société anonyme Garage du Delta de sa demande fondée sur l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Condamne la société anonyme Automobiles Peugeot aux dépens d'appel ; Admet les avoués au bénéfice des dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.