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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch. civ., 15 mai 1990, n° 88-3882

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Parfumerie Michelle (SARL)

Défendeur :

Chanel (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mistral

Conseillers :

MM. Degrandi, Brejoux

Avoués :

SCP Sider, SCP Blanc

Avocats :

Mes Lopez, Rosenfeld.

TGI Aix-en-Provence, du 10 déc. 1987

10 décembre 1987

La SA Chanel est titulaire de plusieurs marques pour distinguer les produits de parfumerie qu'elle fabrique et commercialise par un réseau de distributeurs agréés.

Par lettre du 28 juillet suivie d'une sommation interpellative du 22 septembre 1982, la SARL Parfumerie Michelle a sollicité son agrément.

Le 19 octobre 1982, la société Chanel a fait constater par un huissier que cette dernière distribuait, sans être agréée, ses parfums. Se prévalant de cette circonstance, elle lui a notifié le 17 août 1983, son refus de donner suite à la demande.

Le 5 mars 1986, Chanel a fait dresser un procès-verbal de saisie-contrefaçon révélant que la société Michelle détenait et offrait à la vente des produits Chanel. Elle l'a assignée le 20 mars 1986 devant de Tribunal de Grande Instance d'Aix-en-Provence qui, par jugement contradictoire du 10 décembre 1987, a déclaré la défenderesse coupable de délit d'usage illicite de marque, lui a interdit de commercialiser tout produit Chanel sous astreinte de 2.000 F par jour de retard, ce avec exécution provisoire, et l'a condamnée à payer 10.000 F de dommages et intérêts et 5.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La SARL Parfumerie Michelle a interjeté appel. Elle souhaite la réformation et le rejet de toutes les prétentions de l'intimée ainsi que la condamnation de celle-ci à payer 100.000 F pour frais irrépétibles, en faisant valoir :

- que l'article 422 du Code pénal n'a pas pour objet de sanctionner les acquéreurs et revendeurs de produits authentiques même commercialisés au mépris d'un circuit de distribution sélective ;

- que le droit sur la marque s'épuise par le premier usage ;

- que le comportement discriminatoire de Chanel constitue un abus de dépendance économique qui a engendré un préjudice commercial justifiant l'allocation d'une indemnité de 100.000 F.

La SA Chanel sollicite la confirmation, sauf à porter à 100.000 F le montant des dommages-intérêts, ainsi que le rejet des demandes reconventionnelles de l'appelante, outre 10.000 F en application de l'article 700 du Code précité, en soutenant :

- que l'article 422-2 du Code pénal vise l'usage d'une marque authentique sans autorisation de son titulaire ;

- que conformément au droit européen, le principe de l'épuisement du droit conféré par la marque à la suite de la mise dans le commerce dans la communauté par le titulaire ou avec son consentement, de produits portant celle-ci, n'est pas applicable lorsque des motifs légitimes s'oppose à une commercialisation ultérieure, ce qui est le cas pour les parfums ;

- que la société Parfumerie Michelle a commis une faute en diffusant des produits sans être agréée puis en dépit du refus d'agrément alors qu'elle connaissait l'existence du réseau dont elle ne conteste pas la licéité, mais également en se rendant tiers complice de la violation du contrat de distribution Chanel interdisant la revente à un négociant ;

- que l'indemnité compensatrice du préjudice doit prendre en compte l'impossibilité de Chanel de contrôler sa production et la répartition de ses efforts promotionnels, les investissements réalisés pour préserver l'image de marque et la charge que représente la lutte contre le marché parallèle ;

- que la SARL Michelle ne démontre pas une quelconque pratique discriminatoire ni un abus de position dominante, se contentant de vagues allégations sur ce point.

La mise en état n'a pas été clôturée.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Attendu que la SARL Michelle, qui ne met pas en cause la licéité du réseau de distribution de la société Chanel, ne formule aucun grief précis sur la discrimination dont elle aurait été l'objet ; qu'elle ne produit aucun document de nature à étayer la réalité d'un comportement discriminatoire, ne fournissant pas d'éléments qui révéleraient que ses locaux et ses prestations répondent aux critères d'agrément de la société Chanel, ou qu'elle aurait été victime d'une limitation quantitative injustifiée ;

Attendu au demeurant qu'en décidant de passer outre l'absence puis le refus d'agrément alors qu'elle connaissait l'existence d'un réseau de distributeurs agréés et n'avait pas obtenu une décision de justice constatant et sanctionnant l'attitude qu'elle dénonce, elle s'est mise jusqu'à présent en situation de légitimer le refus d'agrément et de vente, ne pouvant plus exciper de sa bonne foi ;

Attendu que le principe de l'épuisement du droit sur la marque par la première mise en circulation à l'intérieur du marché commun ne s'applique pas, aux termes du paragraphe 2 de l'article 7 de la première directive du Conseil des Communautés européennes, lorsque des motifs légitimes, notamment l'altération du produit, s'opposent à la commercialisation ultérieure;

Attendu que les parfums, produits de luxe dont le dépérissement nécessite une rotation rapide des stocks susceptibles d'être compromise par un nombre trop important de distributeurs, ne peuvent après l'écoulement initial être diffusés dans des conditions non contrôlées par le fabricant; qu'ils entrent donc dans les exceptions prévues par ce texte;

Attendu qu'en admettant même le contraire par une interprétation strictement littérale de la disposition concernée, autrement dit en limitant les exceptions aux cas où toute commercialisation serait impossible, il y aurait lieu d'observer que ce principe est subordonné à l'écoulement initial du produit par le titulaire de la marque ou avec son consentement, et à l'acquisition licite et sans fraude par celui qui le détient ;

Attendu que le preuve de la régularité de la mise en circulation, qui peut résulter d'un vol ou d'un abus de confiance, et de l'achat, incombe à l'utilisateur de la marque d'autrui ;

Attendu que la SARL Michelle ne verse aux débats aucune pièce, en particulier les factures, de nature à établir la provenance et les conditions de ses acquisitions ; qu'elle ne démontre donc pas la licéité de son approvisionnement en produit Chanel ;

Attendu que l'article 422-2 du Code pénal n'exige pas la réalisation préalable d'une contrefaçon, le législateur ayant entendu réprimer l'usage d'une marque authentique sans autorisation de son titulaire ;

Attendu que la distribution de produits marqués, acquis dans des conditions dont la licéité n'est pas établie, contre la volonté expressément manifestée par le titulaire, caractérise l'usage illicite de marque ; qu'aucun moyen ne justifie donc une réformation en son principe de la décision intervenue ;

Attendu que la société Chanel a subi du fait de cet usage, un dommage résultant de l'impossibilité de contrôler les conditions de vente de ses produits et de l'atteinte portée à la cohésion de son réseau de distribution et par là-même à sa propre image ;

Attendu qu'en prenant en considération la notoriété de la marque, la durée de l'usage, la quantité de produits saisie, il y a lieu de porter à 30.000 F le montant de l'indemnité allouée par le tribunal ;

Attendu qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Chanel les frais irrépétibles exposés en cause d'appel ;

Attendu que la SARL Michelle, qui succombe, doit supporter les dépens.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et par arrêt contradictoire, reçoit l'appel ; Clôture la mise en état à l'ouverture des débats ; Confirme le jugement entrepris sauf à porter à 30.000 F (trente mille francs) le montant de l'indemnité allouée ; Condamne la SARL Parfumerie Michelle à payer à la SA Chanel une somme de 5.000 F (cinq mille francs) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toutes autres prétentions ; Condamne la SARL Parfumerie Michelle aux dépens d'appel qui seront recouvrés par la SCP d'avoués Blanc, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.