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Décisions

CA Paris, 5e ch. C, 31 mai 1990, n° 8458-88

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Huard

Défendeur :

Société française des Pétroles BP

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rouchayrole (faisant fonction)

Conseillers :

M. Thery, Mme Garnier

Avoués :

SCP Roblin Chaix de La Varenne, Me Meurisse

Avocats :

Mes Bourgeon, Brillatz.

T. com. Paris, 8e ch., du 21 oct. 1988

21 octobre 1988

Michel Huard a interjeté appel d'un jugement rendu le 21 octobre 1987, par le Tribunal de commerce de Paris qui l'a débouté de sa demande en dommages-intérêts formée à l'encontre de la société Française des Pétroles BP et l'a condamné à payer à celle-ci, une somme de 3 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Le 2 octobre 1970 Michel Huard, qui est propriétaire à Lisieux d'un fonds de commerce de réparation automobile et de vente de carburants, a conclu avec la société BP un accord de distributeur agréé pour une durée de 15 ans, prenant effet le 25 mars 1971.

Aux termes de ce contrat, Huard s'est engagé :

- à acheter à la société BP un minimum de 234 000 hectolitres de carburants, aux conditions générales de vente et au prix " pompiste de marque " résultant de barèmes ;

- à réserver à BP :

-- 80 % de ses achats en lubrifiants,

-- l'exclusivité de ses besoins en autres produits fournis par la société pétrolière ;

En contrepartie de ces engagements, la société BP a, d'une part, mis à la disposition de Huard, un ensemble de matériel de distribution, et lui a, d'autre part, consenti une avance financière de 470 955 F, amortissable pendant la durée du contrat, au prorata des achats annuels de carburants par rapport à la quantité globale convenue ;

Huard n'ayant pas atteint les débits prévus, la durée du contrat a été prorogée jusqu'au 31 décembre 1988, par avenant du 14 octobre 1981, afin de lui permettre de rembourser la somme de 346 810 F, dont il restait redevable ; cette avance devait être remboursée en 8 annuités, de 43 352 F sans intérêt, le 31 décembre des années 1981 à 1988 ; au cours de cette même période Huard, bénéficiait d'une remise de 6 F par hectolitre au 31 décembre de chaque année sur les volumes de carburants achetés au cours de l'année écoulée ; toutes les autres clauses du contrat initial demeuraient inchangées ;

Jusqu'en 1982, les prix de vente des produits pétroliers au détail, ont été fixés par les pouvoirs publics.

Le régime légal des ventes de carburants a été modifié par les dispositions de l'arrêté du 29 avril 1982 fixant le régime des barèmes d'écart, et celles de l'arrêté du 9 novembre 1983 relatif aux prix de vente au détail qui ont imposé aux compagnies pétrolières d'appliquer le même tarif de vente à leurs détaillants ont libéré les prix de vente au détail, et ont autorisé les distributeurs à consentir, par rapport aux prix plancher fixé par les pouvoirs publics un rabais à la pompe de 16 centimes par litres d'essence et de 17 centimes par litre de super carburant ;

Pour lui permettre de résister à la concurrence qui s'est développée à compter de 1984, la société BP a proposé à Huard comme aux autres distributeurs agréés, d'adopter le statut de commissionnaire pour la vente des carburants.

Aux termes de ce statut, les revendeurs n'étaient plus rémunérés par une marge bénéficiaire, mais devenaient des mandataires de la société pétrolière, et percevaient à ce titre un taux de commission sur les litrages vendus pour le compte de la société, de cette façon le coût des rabais nécessaires pour faire face à la concurrence, et à la politique de " dumping " menée par certains établissements, était pris en charge par la société pétrolière ;

Huard a refusé cette offre, et déclaré vouloir conserver la maîtrise de ses propres prix de vente.

Le 14 mars 1985 Huard a attiré l'attention de la société BP sur la gravité de sa situation, la baisse inquiétante de ses ventes, et a sollicité une aide " en dehors du contrat de commissionnaire " ;

Par lettre du 12 août 1985, la société BP a proposé à Huard :

- soit d'opter pour le contrat de commissionnaire,

- soit de demeurer dans le cadre de leurs engagements contractuels,

- soit de reprendre sa liberté après remboursement du solde des avances financières consenties, et paiement de toutes les créances commerciales.

Le 24 novembre 1986 Huard a assigné la société BP en paiement d'une somme de 250 000 F à titre de dommages-intérêts.

Par le jugement déféré à la Cour, le Tribunal de Commerce a constaté :

- que le régime défini par le contrat de distributeur agréé avait été librement accepté par Huard ;

- que la modification de la réglementation et la libération des prix de vente au détail avaient été le fait des pouvoirs publics et non de BP ;

- que dans le cadre du contrat souscrit, BP ne pouvait approvisionner Huard à un prix différent de celui pratiqué sous peine d'être accusé de pratiques discriminatoires ;

- que BP ne pouvait aider Huard qu'en lui offrant le statut de commissionnaire ;

- que Huard avait reçu dès la signature par contrat, une aide financière, de surcroît protégée, le mettant en l'état de poursuivre normalement son activité,

et a débouté Huard de ses demandes ;

Michel Huard demande à la Cour :

- par conclusions signifiées le 19 janvier 1989 :

-- de dire que la société BP a manqué à son obligation d'exécuter de bonne foi le contrat de distributeur agréé et a engagé sa responsabilité en se rendant coupable, à son égard, de pratiques discriminatoires,

-- de condamner la société BP à lui verser la somme de 400 000 F à titre de dommages-intérêts,

-- de résilier aux torts et griefs de la société BP le contrat de distributeur agréé,

-- de le décharger du remboursement de solde non assorti du prêt consenti par BP,

-- subsidiairement, de condamner la société BP à lui verser des dommages-intérêts équivalents au montant de ce solde,

-- de condamner BP au paiement d'une somme de 10 000 F, en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,

- par conclusion signifiée le 8 novembre 1989 :

-- de dire que " les conditions de vente (à lui) appliquées par BP en sa qualité de revendeur de marque d'une part, et les prix pratiqués " par la station-service voisine liée à elle par un contrat de mandat ou de commission d'autre part, étaient contraires, notamment au 16 juin 1986, aux conditions fixées par l'article 50 de l'ordonnance n° 1483 du 30 juin 1945 et l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

-- de prononcer, en conséquence, la nullité de cette dernière convention,

-- en tout état de cause, de condamner la société BP à lui verser des dommages-intérêts qu'il fixe après réactualisation à 600 000F ;

-- subsidiairement, de solliciter l'avis du conseil de la concurrence ou du représentant du Ministre chargé de l'Economie.

La société BP France sollicite la confirmation du jugement entrepris et la condamnation de Huard au paiement d'une somme de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Considérant que Michel Huard expose que la convention signée le 2 octobre 1970, avait pour objet de l'intégrer dans le réseau de marque BP ;

Qu'à ce titre, la société BP lui a imposé des obligations (exclusivité d'approvisionnement, nécessité de réaliser des travaux d'un montant de 468 000 F) et lui a, en contrepartie, ouvert vocation à approvisionner la clientèle de la marque et à écouler des litrages permettant l'amortissement du prêt contracté, " tout ceci dans les limites d'une rentabilité acceptable ", comme le précise le préambule de la convention ;

Qu'il fait valoir que la société BP en vendant directement au consommateur, à travers un point de vente voisin, à des prix inférieurs aux prix de vente à revendeur, qu'elle lui appliquait, a incontestablement manqué à l'obligation d'exécuter de bonne foi la convention ;

Que BP ne saurait prétendre s'être acquitté de ses obligations contractuelles en continuant après la parution des arrêtés du 29 avril 1982 et du 9 novembre 1983, à lui appliquer le tarif " pompiste de marque " ;

Considérant que la société BP fait valoir que Huard propriétaire d'un garage important, et qui a d'autres activités, a préféré garder sa liberté de détermination des prix de vente au détail et demeurer dans le cadre du contrat de distributeur agréé ;

qu'elle-même s'est conformée à ses obligations contractuelles et n'avait pas la possibilité d'accorder à Huard un prix préférentiel ou des avantages financiers, assimilables à une pratique discriminatoire ;

Considérant que l'article 5 du contrat stipule que BP vend les carburants " à ses conditions générales de vente et au prix pompiste de marque résultant de ses barèmes " ;

Considérant qu'il résulte des dispositions de l'arrêté du 29 avril 1982 " relatif au régime des prix des produits pétroliers " et de l'arrêté du 9 novembre 1985 " relatif aux prix de vente au détail de carburants " que :

- les compagnies pétrolières doivent appliquer à " tout acheteur non consommateur final, quelle que soit la nature du contrat passé avec son consommateur ", le même barème de vente,

- qu'en revanche les détaillants sont autorisés à appliquer " une réduction de 16 centimes par litre pour l'essence et de 17 centimes par litre pour le super carburant, résultant de la moyenne du barème de prix de reprise des raffineurs français " ;

Considérant qu'il résulte de barèmes de prix établis par la société BP pour le mois de mars à août 1985 et de novembre 1985 à juin 1986 que les prix de vente de carburants à revendeur étaient supérieurs aux prix de vente à consommateur de :

- 14,35 centimes pour l'essence,

- 13,68 centimes pour le super carburant,

que cette différence est inférieure au rabais autorisé à la pompe par la réglementation et qui est de 16 centimes pour l'essence et de 17 centimes pour le super carburant ;

Considérant que le 16 juin 1986 Huard a fait constater par voie d'huissier que les prix de carburants affichés dans la station service tenue bd Sainte Anne à Evreux par M. Richard qui est lié à BP par un contrat de commission étaient les suivants :

Super carburant, 5,01 F,

Essence : 4,91 F,

Considérant qu'à cette même date la société BP a appliqué à Huard les prix de vente à revendeurs suivants (cf. facture du 16 juin 1986)

Supercarburant : 5,24 F TTC,

Essence : 4,96 F TTC,

Considérant qu'il résulte de ces différents documents, que le prix de vente appliqué par BP à ses distributeurs agréés étaient pour le super carburant et l'essence, supérieur à celui auquel elle vendait ces mêmes produits au consommateur final, par l'intermédiaire de ses mandataires ;

Qu'il s'ensuit que la société BP a mis ses distributeurs agréés dans l'impossibilité d'offrir ces carburants, à leur clientèle, sans perte par rapport au prix du marché ;

Considérant qu'en présence de cette situation la société BP, tenue envers Huard de l'intégrer dans le réseau dans les limites d'une rentabilité acceptable avait l'obligation impérative de rechercher avec lui un moyen de se maintenir sur le marché et de répondre à la concurrence, alors surtout que la plus directe provenait d'un commissionnaire vendant les produits de la même marque ;

Considérant qu'elle ne pouvait imposer à Huard un changement de son statut en distributeur agréé alors que le contrat n'était pas arrivé à son terme ;

Qu'elle lui fait donc à tort grief de ne pas avoir accepté de devenir commissionnaire ;

Considérant que la société BP n'est cependant pas fondée à soutenir " qu'elle ne pouvait, dans le cadre du contrat de distributeur agréé, approvisionner M. Huard à un prix inférieur au tarif " pompiste de marque " sans enfreindre la réglementation et s'exposer à des sanctions pénales pour pratiques discriminatoires ", et qu'elle ne pouvait l'aider qu'en lui offrant un statut différent ;

Qu'en effet, s'il est vrai qu'elle était tenue de lui vendre ses produits au tarif applicable à tout acheteur, non consommateur, il lui appartenait de rechercher par un accord de coopération commerciale conforme au contrat de distribution, des compensations qui ne seraient pas tombées sous la sanction de pratiques discriminatoires définies par les articles 37 de la loi du 27 décembre 1973 ou des lois successives qui ont précédé l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Qu'un tel accord de coopération aurait nécessairement eu pour objet de permettre à M. Huard de s'aligner sur les conditions économiques pratiquées par les concurrents, de répondre à la concurrence et de se maintenir sur le marché et serait entré dans le cadre des exceptions d'alignement ou de pénétration protectrices d'un détaillant qui ont toujours été admises par l'administration et les juridictions commerciales ; considérant qu'en privant Huard des moyens de pratiquer des prix concurrentiels, la société BP n'a pas exécuté de bonne foi, le contrat qui la liait à celui-ci et qui lui imposait de se fournir exclusivement auprès d'elles en carburants, qu'elle doit donc réparer le préjudice qu'elle a causé directement par sa faute contractuelle ;

Considérant qu'il résulte des pièces régulièrement versées aux débats que les quantités de carburants vendues ont chuté dans des proportions importantes à partir de 1984, et que la Cour dispose des éléments nécessaires pour fixer à 150 000 F le montant de la réparation à allouer ;

Considérant, dès lors que le préjudice subi par Huard est intégralement réparé, qu'il n'y a pas lieu de résilier ce contrat qui a été exécuté jusqu'à son terme fixé au 31 décembre 1988 ;

Considérant que Huard ne saurait être déchargé du paiement du solde non amorti du prêt comme il le sollicite ;

Qu'en effet ce prêt lui a permis d'exécuter les travaux nécessaires à l'aménagement de la station service qu'il exploite à ce jour en qualité de pompiste libre ;

Considérant que Huard fait valoir que le contrat de commissionnaire conclu par la société BP avec M. Richard qu'il verse aux débats, est non conforme aux dispositions de l'article 50 de l'ordonnance n° 1483 du 30 juin 1945 et de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et en sollicite l'annulation ;

Considérant qu'il résulte des écritures de la société BP et du contrat de commission, qu'elle a conclu avec Roland Richard, que ce dernier est le mandataire de la société pétrolière, rémunéré à un taux de commission sur les litrages de carburants qu'il vend pour le compte de BP aux consommateurs ;

Que Richard n'est donc responsable que de la bonne exécution du mandat et du contrat de dépôt qui en est l'accessoire ; considérant qu'une telle convention n'a pas pour objet et ne peut avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence ;

Qu'il convient donc de rejeter la demande en nullité du contrat formée par Huard, sans qu'il soit utile de solliciter l'avis du Conseil de la Concurrence ou l'intervention du Représentant du Ministre chargé de l'Economie ;

Considérant que la société BP qui succombe, est mal fondée à solliciter une somme au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de M. Huard les frais irrépétibles qu'il a engagés, et que la Cour fixe, compte tenu des éléments de la procédure à 3 500 F ;

Par ces motifs, LA COUR, Contradictoirement, Infirme le jugement entrepris et statuant à nouveau, Condamne la société Française des Pétroles BP à verser à Michel Huard, la somme de 150 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 3 500 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, Déboute Michel Huard de ses autres chefs de demande ; Déboute la société Française des Pétroles BP de ses demandes ; La condamne aux dépens de première instance et d'appel ; Autorise la SCP Roblin avoué à recouvrer ceux d'appel conformément à l'article 699 du nouveau code de procédure civile.