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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 24 septembre 1990, n° 89-19.958

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Honda France (SARL)

Défendeur :

Europ Auto (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Hannoun

Conseillers :

MM. Canivet, Bergougnan

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Roblin

Avocats :

Mes Deveau, Threard.

T. com. Meaux, du 8 nov. 1988

8 novembre 1988

La Cour est saisie de l'appel formé, le 29 octobre 1989, par la société Honda France contre un jugement prononcé le 8 novembre 1988 par le Tribunal de commerce de Meaux qui l'a condamnée, par application de l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et de l'article 69 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, à payer à la société Europ Auto une somme principale de 500 000 F, à titre de dommages et intérêts, en réparation du préjudice matériel et moral résultant d'un refus de vente de véhicules automobiles.

Référence étant faite à cette décision pour l'exposé de la procédure initiale et des faits, il sera seulement rappelé les éléments essentiels suivants :

Depuis le 31 décembre 1979, la société Europ Auto, installée au Cannet à Cannes, était liée, avec la société Honda France, par un contrat dit de " concession ", annuel et non tacitement renouvelable, pour la distribution des véhicules de cette marque dans l'arrondissement de Grasse, à l'exception des cantons de Cagnes-sur-Mer et Vence.

Le 21 septembre 1982, la société Honda France a informé la société Europ Auto de sa décision de ne pas conclure un nouveau contrat pour l'année à venir.

Estimant toutefois réunir les conditions pour être agréée en tant que distributeur des voitures de marque Honda, la société Europ Auto a, par des courriers répétés, des 14 octobre, 24 novembre, 6 décembre 1982, demandé à son fournisseur de lui faire parvenir le contrat en vigueur pour l'année 1983 lequel ne lui a cependant pas été communiqué, de même que ne furent pas honorées 23 commandes enregistrées pour le compte de clients ; la société Honda France justifiant ses refus par la nécessité d'adapter la distribution de ses produits au contingentement à l'importation imposé aux véhicules de marque japonaise.

En se prétendant victime d'un refus de vente, à l'époque constitutif du délit prévu par l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945, la société Europ Auto a, le 24 septembre 1983, saisi le doyen des juges d'instruction du Tribunal de Grande Instance de Meaux d'une plainte avec constitution de partie civile, la procédure d'instruction ayant ensuite été clôturée par une ordonnance de non-lieu du 10 décembre 1987, déclarant l'action publique éteinte par abrogation du texte pénal susvisée par les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Sur le même fondement, ladite société a ensuite saisi d'une action en responsabilité le Tribunal de commerce de Meaux qui a rendu le jugement dont appel.

Pour se déterminer ainsi qu'elle l'a fait, la juridiction commerciale a estimé :

- que, par le contrat litigieux, la société Honda France n'avait pas instauré un système de distribution par concessions exclusives mais, seulement un réseau de distribution sélective,

- que l'éviction de la société Europ Auto de ce réseau n'était pas fondée sur des dispositions objectives mais qu'elle relevait d'une discrimination puisqu'en l'espèce ne pouvait être invoqué, ni indisponibilité juridique du produit, dès lors que le distributeur satisfait aux conditions qualitatives d'agrément, ni indisponibilité physique, faute de justification d'un contingentement à l'importation desdits produits.

Au soutien de son appel, la société Honda France objecte tout d'abord que l'intimée ne peut invoquer les dispositions de l'article 59 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 pour fonder la preuve du refus de vente dont elle se prévaut sur les constatations de l'information ouverte sur sa plainte, alors que ces pièces, selon elle couvertes par le secret de l'instruction et qui n'ont jamais été contradictoirement débattues, n'ont ni valeur juridique ni force probante.

Sur le fond, l'appelante soutient :

- que le contrat litigieux est un contrat de concession exclusive,

- qu'elle n'a commis aucune faute en y mettant fin dans les conditions contractuellement prévues et par une décision qu'elle estime discrétionnaire,

- qu'elle n'a commis aucun refus de vente en s'abstenant de conclure un nouveau contrat avec son ancien concessionnaire, même s'il ne s'agissait que d'un contrat de distribution sélective, dès lors que la spécificité de la vente automobile autorise une limitation quantitative des revendeurs,

- que les quotas d'importation de véhicules japonais imposent une indisponibilité tant physique que juridique des produits litigieux.

La société Honda France prie en conséquence la Cour d'infirmer le jugement entrepris et d'ordonner le remboursement des sommes versées à la société Europ Auto par l'effet de l'exécution provisoire dont était assortie la décision attaquée.

A titre subsidiaire, si sa responsabilité était néanmoins retenue, elle demande la réduction du montant des dommages et intérêts auxquels elle a été condamnée, en soutenant que la société Europ Auto ne peut prétendre à réparation que pour la perte d'une chance.

Pour conclure à la confirmation du jugement dont appel, la société Europ Auto soutient qu'ainsi que l'a relevé le Tribunal, le contrat qui, en 1982 la liait à la société Honda France, n'instaurait pas une concession exclusive ;

Qu'en refusant de lui communiquer les conditions de distribution adoptées en 1983 et de satisfaire les commandes passées, alors que ses aptitudes à vendre les véhicules de marque Honda ne sont pas mises en cause et qu'il n'est pas non plus justifié que, pour l'avenir la société appelante avait réservé l'exclusivité de ses concessions, celle-ci s'est livrée à son encontre à des pratiques tombant sous le coup des articles 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945, 37 de la loi du 27 décembre 1973 et 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, lui causant un préjudice dont elle est fondée à poursuivre réparation.

L'intimée prétend en outre que le refus qui lui a été opposé est le résultat d'une concertation entre la société Honda France et les établissements Collomb, autre distributeur des véhicules de la marque dans la zone considérée, pratique qui, aux termes de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, engage la responsabilité de la société appelante.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux écritures échangées devant la Cour, étant précisé que chacune d'elles demande l'application à son bénéfice de l'article 700 du NCPC et que l'intimée réclame des dommages et intérêts en se référant à l'article 559 dudit code.

Sur quoi, LA COUR,

Considérant que l'article 59 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dispose, en son dernier alinéa, que demeurent valables les actes de constatations et de procédure établis conformément aux dispositions de l'ordonnance 45-1483 du 30 juin 1945 et notamment ses articles 52 à 55 et de l'ordonnance 45-1484 de la même date ; que selon l'article 5 de cette seconde ordonnance les infractions assimilées aux pratiques de prix illicites, tel le refus de vente, sont constatées au moyen de procès-verbaux ou par information judiciaire ;

Qu'il s'ensuit que les pièces de la procédure pénale consécutive à la plainte avec constitution de partie civile, déposée par la société Europ Auto, sur le fondement de l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945, visant les faits aujourd'hui allégués, qui ont été produites sur l'avis conforme du Procureur général près la Cour, peuvent être invoquées à titre de preuve dès lors qu'elles ont été contradictoirement débattues dans le cadre de la présente instance, sans que le secret de l'instruction n'interdise cette production ;

Considérant que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 qui reproduit les dispositions de l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945, prévoit qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan de refuser de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits ou aux demandes de prestations de service, lorsque ces demandes ne présentent aucun caractère anormal, qu'elles sont faites de bonne foi et que le refus n'est pas justifié par les dispositions de l'article 10 ;

Considérant que, pour apporter la preuve qui lui incombe du fait justifiant le refus de communiquer les dispositions contractuelles mises en œuvre pour l'année 1983 et de satisfaire les commandes passées par la société Europ Auto, la société Honda France soutient qu'elle n'était pas tenue de donner les raisons de son refus de conclure avec son ancien partenaire un nouveau contrat de concession à durée déterminée et que cette décision ne peut être qualifiée de refus de vente, au sens des textes susvisés, dès lors que par l'effet du non-renouvellement de la convention expirée les commandes passées par la société intimée sont dépourvues de bonne foi ;

Considérant que la société appelante prétend encore que les premiers juges ont fait une application erronée des règles d'interprétation des contrats en qualifiant à tort de contrats de distribution sélective les conventions passées avec ses distributeurs pour l'année 1982 et notamment celle signée avec la société Europ Auto le 22 février 1982, puisque, selon elle, ces engagements conféraient à la société distributrice une exclusivité territoriale tout en lui imposant, en contrepartie, une exclusivité d'approvisionnement, un objectif minimum de ventes et une obligation de non-concurrence ;

Mais considérant que le contrat de concession exclusive se distingue du contrat de distribution sélective, dont il n'est pas par nature différent, en ce que les parties entendent limiter au préalable leur liberté commerciale, le concédant s'obligeant à ne pas vendre à un concurrent actuel ou éventuel du concessionnaire et à ne pas créer d'autres concessions dans la zone qui lui a été attribuée alors que, par réciprocité, le concessionnaire s'engage à ne pas vendre de produits qui concurrencent celui pour lequel la concession a été accordée ;

Considérant que le contrat-type conclu le 22 février 1982 entre la société Honda France et la société Europ Auto stipule en son article 3, sous la rubrique : " absence d'exclusivité " que " le présent contrat ne confère au concessionnaire aucun droit exclusif de vente non plus qu'aucune obligation de se fournir exclusivement chez Honda France ". " De ce fait, Honda France se réserve le droit d'effectuer directement ou indirectement dans la zone d'influence toute vente portant sur des véhicules Honda, pièces détachées et accessoires ou encore (d'y) désigner ... un ou plusieurs autres concessionnaires " ;

Considérant qu'il en résulte, sans qu'il y ait lieu de prendre en compte que d'autres clauses de la convention obligent le concessionnaire à solliciter l'accord du concédant pour vendre des véhicules d'autres marques que celles déjà autorisées par la convention, lui imposent des objectifs minimums de vente ou que le concédant n'a en fait pas désigné, dans la zone d'influence, de concessionnaires autres que ceux qui y sont établis, le contrat litigieux ne peut être qualifié de concession exclusive dès lors qu'en contrepartie des obligations limitant la liberté commerciale du distributeur le fournisseur ne prend aucun engagement de lui laisser une exclusivité même provisoire, partielle ou partagée dans le secteur prétendument concédé ;

Considérant qu'il était loisible à la société Honda France de reconsidérer, pour l'année 1983, son système de distribution en fonction des restrictions à l'importation qu'elle invoque, à condition toutefois que la limitation quantitative de ses revendeurs ne soit pas discriminatoire ;

Qu'en l'espèce, elle ne rapporte pas la preuve qu'elle a mis en place à partir de cette date une structure de distribution différente notamment en accordant des concessions exclusives ; qu'au contraire, la lettre qu'elle a adressée le 24 novembre 1982 à la société Europ Auto pour lui indiquer qu'elle pouvait continuer à la livrer, au prix applicable à tous vendeurs libres, mais seulement dans l'hypothèse où compte tenu des demandes du réseau des véhicules demeureraient disponibles à la vente, montre qu'elle n'entendait pas conférer d'exclusivité à tout autre concessionnaire ; qu'il s'en déduit que, nonobstant l'éviction de la société Europ Auto, elle a maintenu l'ancien système de distribution sélective ;

Considérant que si la société Europ Auto ne peut en principe contraindre la société Honda France à renouveler en l'état le contrat de distribution sélective ayant pris fin le 31 décembre 1982, le refus de vente que celle-ci lui a imposé n'est pas légitime, dès lors que, comme il est ci-dessus démontré, la société Honda France n'a procédé à aucune réorganisation juridique de son réseau en remplaçant des distributeurs sélectionnés par des concessionnaires exclusifs et qu'il n'est pas contesté que la société Europ Auto continue à remplir les critères objectifs de qualité qui avaient permis son agrément;

Considérant qu'il résulte des documents produits que les restrictions de fait à l'importation invoquées par la société appelante existaient avant le 31 décembre 1982 et qu'il n'est aucunement établi qu'elles avaient eu jusqu'alors une quelconque incidence sur la vente des véhicules de marque Honda dans le secteur géographique considéré ; que l'appelante ne rapporte pas la preuve que la pratique restrictive de concurrence qu'elle a imposé à l'intimée a eu pour effet d'assurer le progrès économique, qu'elle a réservé aux utilisateurs une part équitable du profit et qu'elle était indispensable pour assurer cet objectif de progrès ;

Considérant qu'il n'est en revanche pas prouvé que la pratique litigieuse soit le résultat d'une entente illicite concertée entre la société Honda France et l'un de ses distributeurs afin d'écarter la société Europ Auto du système de distribution ;

Considérant en conséquence que l'entreprise intimée est en droit d'obtenir réparation du préjudice qu'elle a subi de fait du refus de vente qui lui a été opposé en violation des textes susvisés ;

Considérant que c'est par une exacte appréciation des éléments de preuve qui lui ont été soumis et de justes motifs que la Cour fait siens que le premier juge a apprécié le montant du préjudice souffert par la société Europ Auto ;

Considérant qu'en conséquence la décision entreprise doit être confirmée en toutes ses dispositions mais que toutefois l'appel formé par la société Honda France ne peut être regardé comme abusif ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Europ Auto les frais non compris dans les dépens exposés en cause d'appel ;

Sur quoi LA COUR, Confirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris ; Y ajoutant condamne la société Honda France à payer à la société Europ Auto une somme de 20 000 F par application de l'article 700 du NCPC ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne la société Europ Auto aux entiers dépens d'appel et admet la SCP Roblin titulaire d'un office d'avoué à la Cour au bénéfice de l'article 699 du NCPC.