CA Paris, 15e ch. B, 28 septembre 1990, n° 88-9950
PARIS
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Fina France (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gourlet
Conseillers :
Mmes Favre, Jaubert
Avoués :
Me Ribaut, SCP Goirand
Avocats :
Mes Montreynaud, Regniez
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
La société Fina France a accordé à la société Vicquoise de Location SARL qui exploitait un garage à Ibos (Hautes-Pyrénées) et un autre à Tarbes :
a) un prêt de 100 030 F par acte des 2 et 5 mars 1984 dans lequel le cogérant M. Y et son épouse se sont portés cautions solidaires entre eux et avec la société à hauteur de la somme empruntée majorée des intérêts, frais et accessoires,
b) un prêt de 36 400 F par acte des 15 et 29 août 1984 contenant la même garantie.
Le 28 mai 1984, la société Vicquoise de Location s'est reconnue débitrice envers Fina France de la somme de 153 157,92 F en principal représentant la valeur de carburants livrés dans le cadre des conventions passées pour le garage d'Ibos ; par acte du même jour les époux Y ont apporté à Fina France leur caution solidaire à hauteur de cette somme et des accessoires.
M. Y était par ailleurs exploitant en nom propre d'un garage à Vic-en-Bigorre et Fina France a prêté le 19 septembre 1983 la somme de 122 760 F à M. et Mme Y contractant solidairement.
La liquidation des biens de la SARL a été prononcée le 5 novembre 1984 et celle de M. Y le 3 décembre suivant.
Mme Y a été recherchée par Fina France en sa double qualité de codébitrice solidaire et de caution solidaire et a été assignée le 18 novembre 1986 en paiement de diverses sommes ; elle a été condamnée par jugement du 25 mars 1988 du Tribunal de grande instance de Paris à payer à la compagnie pétrolière :
- 97 039,80 F avec intérêts au taux de 14,50 % l'an à compter du 3 décembre 1984,
- 95 022,04 F avec intérêts au taux de 14,50 % l'an à compter du 5 novembre 1984,
- 39 494,40 F 36 400 F et 153 157,92 F avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation.
Mme Y a relevé appel de cette décision et en poursuit l'infirmation en faisant valoir :
a) sur son engagement en qualité de codébitrice :
- qu'elle n'est pas commerçante, qu'elle ne s'est pas occupée du commerce qu'exerçait son mari à Vic-en-Bigorre et qu'elle en ignorait la situation financière lorsqu'elle s'est engagée sur ses instances et manœuvres, Fina France ayant exigé une garantie supplémentaire,
- que son engagement doit être annulé en application des articles 1109 à 1111 et 1116 du code civil ;
b) sur ses engagements de caution :
- qu'elle ignorait l'insolvabilité du débiteur principal et que son erreur a été déterminante des engagements suscités par son mari en qui elle avait confiance, qui par la suite a été incarcéré pour abus de confiance et escroquerie et qui l'a quittée,
- que son consentement a été vicié et que les cautionnements doivent être annulés,
- qu'en outre, Fina France n'a pas cru devoir vérifier l'état de solvabilité de la SARL Vicquoise de Location ;
c) subsidiairement :
- que les conventions litigieuses avaient pour cause des marchés d'approvisionnement exclusif auprès de Fina au prix en vigueur au jour de chaque livraison selon le tarif de cette compagnie, et qu'elles sont nulles en ce que le prix est indéterminé et potestatif,
- que la nullité des conventions principales entraîne celle des conventions accessoires,
- qu'elle n'est dès lors pas redevable des intérêts conventionnels sur les sommes co-empruntées et que Fina France devra fournir le compte sans majoration d'agios et sans pouvoir prétendre à une indemnité pour non-exécution du marché nul du 12 août 1983,
- que le cautionnement est nul.
L'appelante prie donc la Cour, principalement de débouter Fina France de toutes ses prétentions, subsidiairement de dire n'y avoir lieu à paiement des intérêts conventionnels ou d'une indemnité au titre des prêts consentis aux époux Y et de la décharger des condamnations prononcées au titre des sommes dues par la SARL Vicquoise de Location.
Fina France a répondu :
a) sur la validité des engagements : que, si l'appelante se plaint que son époux l'a trompée sur sa solvabilité et sur celle de la société qu'il animait, cette argumentation lui est inopposable puisqu'elle n'est pas à l'origine de cette soi-disant erreur, qu'il n'est pas prétendu qu'elle puisse l'être et que l'allégation est invraisemblable de la part de la propre épouse du codébiteur par ailleurs fonctionnaire ;
b) sur la nullité des conventions :
- que ses débiteurs n'ont jamais contesté ses tarifs, qu'il est constant que les livraisons sont antérieures au décret du 29 janvier 1985 portant libération du prix de vente des produits pétroliers et qu'il ne peut être sérieusement soutenu que les prix pratiqués n'étaient pas déterminés comme fixés par les pouvoirs publics,
- subsidiairement qu'une annulation n'aurait qu'une portée limitée :
. Mme Y doit comme codébitrice principale rembourser le solde du prêt en principal, 97 039,80 F augmenté des intérêts au moins légaux,
. son cautionnement en garantie des marchandises impayées doit être déclaré valide,
. son cautionnement en considération duquel le prêt a été consenti subsiste tant que l'obligation de restituer inhérente au prêt n'est pas éteinte.
La société intimée sollicite avec la confirmation du jugement entreprise l'octroi d'une somme complémentaire de 5 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Cela exposé, LA COUR,
Sur les vices du consentement allégués :
Considérant que Mme Y prétend que son mari l'a trompée sur sa solvabilité ou celle de l'entreprise qu'il gérait, mais n'apporte aucun élément probant à ce sujet ; qu'à plus forte raison aucune incitation à la tromperie ne peut être imputée à son cocontractant Fina ;
Qu'elle ne démontre pas plus une réticence dolosive de la part de celui-ci pour avoir reçu ses engagements en connaissance d'une situation irrémédiablement compromise ou gravement obérée ; que l'octroi par Fina France de larges délais à la société Vicquoise de Location pour lui permettre de rembourser sa dette reconnue (le calendrier du remboursement de 153 157,92 F a été établi jusqu'au 10 mai 1987) indique au contraire que la compagnie n'était pas au fait d'une telle situation,
Qu'à supposer que Mme Y ait omis de se renseigner sur la solvabilité de son mari avec qui elle s'engageait solidairement ou sur celle de la société à qui elle apportait sa caution solidaire, l'erreur qu'elle a pu commettre ne porte pas sur une qualité substantielle de l'objet des conventions et n'est pas de nature à entraîner leur annulation ; qu'elle n'a pas fait de la solvabilité présente de la société la condition de son cautionnement ; qu'au demeurant, deux de ses trois cautionnements, ceux du 28 mai 1984 et du 15 août 1984, sont l'un concomitant, l'autre postérieur à la révélation de la dette importante de la société envers son fournisseur et que cette révélation ne permet pas d'invoquer valablement l'erreur.
Que l'appelante sera en conséquence déboutée de ses demandes fondées sur le vice de son consentement ;
Sur la nullité des conventions initiales et des conventions accessoires :
Considérant que :
a) l'acte de prêt de 100 030 F des 2 et 5 mars 1984 indique que cette somme, destinée à aider la société Vicquoise de Location " à disposer de fonds de roulement suffisants pour la bonne exploitation de son activité commerciale " à Ibos, est non productive d'intérêts sauf en cas d'exigibilité anticipée, notamment en cas d'inexécution ou de résiliation par l'emprunteur " de l'une quelconque de ses obligations résultant des conventions commerciales comportant marchés de lubrifiants et spécialités Fina intervenant en même temps que les présentes par acte ssp distinct ",
b) le prêt de 36 400 F du 15 août 1984 destiné selon la même formule que la précédente à un garage en location-gérance à Tarbes est stipulée sans intérêts sous la même réserve d'exigibilité anticipée en cas d'inexécution ou résiliation des marchés de carburants, lubrifiants et spécialités intervenus en même temps par actes distincts,
c) le prêt de 122 760 F est consenti le 19 septembre 1983 à M. et Mme Y " en vue d'accroître le potentiel et la valeur " du garage exploité à Vic-en-Bigorre, ce sans intérêts étant toujours réservée l'hypothèse de l'exigibilité anticipée pour inexécution ou résiliation de l'une des obligations résultant d'un marché de lubrifiants et spécialités Fina conclu dans le même temps par acte distinct ;
Considérant que par ces dispositions les parties ont voulu, comme il est d'usage dans ce domaine d'activité économique, rendre indissociable l'ensemble de leurs accords et que les prêts ont été indissolublement liés à la naissance et à l'évolution des conventions d'approvisionnement dont ils sont partie intégrante,
Considérant que seul est produit par Mme Y le marché de lubrifiants et spécialités passé entre Fina et les époux Y,
Qu'il s'agit d'un marché de fourniture de 33 tonnes de lubrifiants et spécialités à prendre du 1er septembre 1983 au 31 août 1988 " aux conditions générales de vente de Fina et notamment au prix en vigueur au jour de chaque livraison ", la facturation s'effectuant " aux prix des tarifs successifs de Fina " et une indemnité forfaitaire étant prévue en cas de non-respect des commandes et en cas de résiliation pour, en particulier, inexécution des engagements.
Que Fina France ne produit pour sa part qu'un marché de location de matériels destinés exclusivement à la revente des carburants Fina (garage de Tarbes) mais ne dénie pas que les autres marchés de fourniture contiennent des clauses analogues.
Qu'elle excipe seulement du régime administré des prix jusqu'au 1er février 1985 mais que la réglementation en vigueur à l'époque considérée ne fixait que les prix maximaux de reprise aux raffineries et de détail,
Qu'en l'espèce les prix figurant aux tarifs de la compagnie ont été, dans les limites qu'imposait le régime réglementaire, laissés à la discrétion du seul vendeur,
Que les conventions, qui sont des contrats cadre portant promesses de fourniture et d'approvisionnement dans lesquels le prix est un élément essentiel de l'accord des volontés, sont dès lors nulles pour indétermination du prix et doivent être regardées comme sans existence légale,
Que la nullité des conventions d'approvisionnement entraîne celle des contrats de prêts avec lesquels elles forment un tout indivisible ;
Sur les conséquences de cette nullité :
Considérant qu'il est de principe que lorsqu'un contrat nul a été partiellement exécuté les parties doivent être remises en l'état où elles se trouvaient auparavant,
Que, s'agissant d'un contrat de prêt, l'emprunteur doit restituer le capital prêté ou la partie non amortie de ce capital, avec des intérêts lorsqu'ils ont été inscrits dans le champ contractuel,
Que l'obligation de restituer étant inhérente au prêt, le cautionnement en considération duquel le prêt a été consenti subsiste sur cette obligation valable tant qu'elle n'est pas éteinte et que la caution reste donc tenue dans la limite de ses engagements,
Que, s'agissant de produits livrés et revendus, sont dues faute de restitution possible les sommes correspondant aux factures impayées, l'engagement de la caution étant reporté sur l'obligation de restitution,
Qu'en revanche la nullité des contrats initiaux rend sans effet leur clause prévoyant des indemnités en cas d'inexécution des obligations conventionnelles,
Que, les prêts ayant été stipulés sans intérêts, l'ensemble des sommes dues ne peut porter des intérêts de retard qu'au taux légal à compter de la mise en demeure qui est ici la date de l'assignation introductive d'instance (18 novembre 1986),
Considérant, en conséquence de ce qui précède, que Fina France sera déboutée de sa demande en paiement de la somme de 39 494, 40 F ; que sa créance sur Mme Y s'établit comme suit :
- à raison des engagements de la codébitrice solidaire : le capital restant dû sur la somme prêtée de 122 760 F, soit 97 039,10 F,
- à raison des engagements de caution :
. le capital restant dû sur le prêt de 100 030 F, soit 95 022,04 F,
. en totalité la somme de 36 400 F qui n'a fait l'objet d'aucun remboursement partiel,
. la somme de 153 157,92 F ;
Que cette dernière somme est justifiée par la production de factures, la dette étant au demeurant reconnue par la société Vicquoise de Location ; que les autres sommes ne peuvent être sérieusement contestées en leur montant, Fina France ayant déduit la partie du capital remboursé aux échéances convenues et les ristournes affectées à cet effet par les conventions initiales ;
Considérant qu'il n'est pas inéquitable de laisser à Fina France la charge de ses frais irrépétibles non taxables ;
Par ces motifs, Réformant partiellement le jugement entrepris : Déclare nul, avec les contrats de fourniture et d'approvisionnement qui y sont liés, les contrats de prêts intervenus le 19 septembre 1983 entre la société Fina France et les époux Y, les 2 et 5 mars 1984 et les 15 et 29 août 1984 entre cette compagnie et la société Vicquoise de Location, Dit Mme Y tenue à restitution au titre de son engagement de codébitrice solidaire et de ses cautionnements et la condamne à payer à la société Fina France avec les intérêts au taux légal à compter du 18 novembre 1986, les sommes de : 97 039,10 F - 95 022,04 F - 36 400 F et 153 157,92 F ; Déboute la société Fina France de sa demande en paiement de la somme de 39 494,40 F, Déboute les parties du surplus de leurs prétentions et partage par moitié entre elles les dépens de première instance et d'appel ; admet pour ces derniers les avoués concernés au bénéfice des dispositions de l'article 699 du NCPC.