CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 16 octobre 1990, n° 1447-89
DIJON
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Sodigar Centre Leclerc (SA)
Défendeur :
Parfums Christian Dior (SA), Parfums Nina Ricci (Sté), Estée Lauder (Sté), Parfums Givenchy (Sté), Parfums Lanvin (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Combes
Conseillers :
MM. Martin, Ruyssen, Littner, Gaget
Avoués :
SCP Fontaine Tranchand, SCP Avril-Hanssen, Me Gerbay
Avocats :
SCP Farne-Simon, Mes Jourde, Lebel.
Faits, procédure, prétentions et moyens des parties
Au motif que la société Sodigar, qu'elles n'avaient pas agréée, vendait dans son magasin du Centre Leclerc à Roques-sur-Garonne des produits de parfumerie portant leur marque, les sociétés Parfums Christian Dior, Parfums Nina Ricci, Parfums Lanvin, Parfums Givenchy et Estée Lauder l'ont assignée en référé pour faire cesser le trouble manifestement illicite que leur causaient, selon elles, ces actes de concurrence.
Retenant que la commercialisation de leurs produits sans l'agrément des sociétés demanderesses semblait de nature à constituer pour chacune d'elles un dommage imminent et un trouble manifestement illicite, susceptibles de désorganiser le réseau commercial qu'elles avaient mis en place, le Président du Tribunal de commerce de Toulouse a fait défense sous astreinte à la société Sodigar de mettre en vente ces produits et a ordonné la mise sous séquestre de ceux qu'elle détenait, par ordonnance du 29 mars 1985 que cette société a frappée d'appel.
La Cour d'appel de Toulouse (2e Chambre) a confirmé cette décision le 20 novembre 1985 au motif principal que le système de distribution sélective portant sur des produits de luxe et de haute technicité comme les parfums n'est pas en lui-même illicite tant au regard du droit positif français que du droit communautaire, en sorte que l'atteinte qui lui est portée est manifestement illicite. Elle a condamné la société Sodigar à payer à chacune des parties intimées la somme de 8 000 F pour frais de justice non taxables.
La Cour de cassation (Chambre commerciale) a censuré cet arrêt le 20 juin 1989, sous le visa des articles 873 du nouveau Code de procédure civile et 1382 du Code civil, au motif qu'en ayant ainsi statué sans rechercher si la société Christian Dior a qui incombait la charge de la preuve, établissait la licéité de son réseau de distribution sélective considéré dans l'ensemble des conventions s'y rapportant, dès lors qu'étaient cités l'avis de la Commission de la concurrence et l'amende infligée en conséquence à cette société pour des pratiques contraires à la concurrence, la Cour d'appel n'avait pas donné de base légale à sa décision.
Devant cette cour, désignée comme cour de renvoi, la société Sodigar soutient que les sociétés susnommées ne justifient ni de l'existence concrète ni de la licéité de leurs réseaux de distribution sélective à l'époque considérée, que même en tenant pour établie cette preuve, il leur appartiendrait de démontrer dans quelles circonstances précises, dès lors que sa mauvaise foi ne peut être présumée, elle se serait procuré les produits litigieux et enfin qu'au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, ne constituent ni des actes de concurrence déloyale ni des actes de publicité mensongère la commercialisation hors réseau de produit portant la mention qu'ils ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé.
Elle conclut donc à la réformation en toutes ses dispositions de l'ordonnance entreprise et à l'allocation d'une somme de 10 000 F pour frais non compris dans les dépens.
Les sociétés Nina Ricci, Givenchy et Estée Lauder affirment que sont licites et conformes aux critères dégagés par la Cour de cassation les contrats de distribution sélective les liant à leurs vendeurs et que le caractère incontestable de cette licéité ayant été reconnu par un arrêt de la Cour d'appel de Paris du 8 juillet 1983, le juge des référés a considéré à bon droit qu'étaient constitués le dommage imminent et le trouble manifestement illicite propres à justifier les mesures prescrites ;
Elles sollicitent la confirmation de sa décision et l'allocation d'une somme de 10 000 F pour frais irrépétibles ;
La société Lanvin développe une argumentation similaire. Après avoir rappelé, en effet, les conditions de licéité des contrats de distribution sélective définies par la Cour de cassation, elle indique que tous les contrats la liant à ses distributeurs répondent à ces exigences, qu'ils n'enfreignent pas les dispositions de l'article 85 alinéa 1 du traité de Rome et qu'au demeurant leur licéité a été reconnue par un récent arrêt de la Cour d'appel de Paris du 28 septembre 1989. Elle prétend aussi que n'est pas fondée l'argumentation de la société Sodigar dont la responsabilité délictuelle résulte de l'entrave par elle apportée à l'exécution normale et satisfaisante par les distributeurs agréés de leurs obligations contractuelles envers le fabricant.
Elle conclut aussi à la confirmation de l'ordonnance et à l'allocation d'une somme de 10 000 F pour frais de justice non taxables.
La société Parfums Christian Dior soutient quant à elle que sont étanches ses réseaux de distribution en ce qu'aucune livraison de ses produits ne peut être faite licitement à un commerçant n'ayant pas souscrit un contrat de distribution sélective lui interdisant la revente en dehors du réseau. Elle affirme aussi qu'ils sont licites au regard du droit de la concurrence, qu'il s'agisse des dispositions du droit positif interne ou de celles du traité de Rome. Elle estime enfin qu'est une faute constitutive d'un trouble manifestement illicite la mise en vente de ses produits dans des conditions dénigrantes ayant pour conséquence d'entraîner la désaffection du public attaché à l'image de luxe qu'ils évoquent.
Elle conclut à l'entière confirmation de l'ordonnance.
La cause a été communiquée au Ministère public.
Il convient de se reporter pour plus ample exposé aux décisions précitées et aux conclusions des parties devant la cour de renvoi.
Motifs de la décision
Attendu que l'appréciation de la licéité d'un réseau de distribution sélective implique l'analyse des obligations réciproques des contractants, celle des conditions de l'agrément du revendeur qui doit avoir été choisi en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif relatifs à sa qualification professionnelle, à celle de son personnel et à l'agencement de ses installations, en vue d'assurer au consommateur une prestation de meilleure qualité sans qu'il en résulte une restriction de la liberté du revendeur de fixer lui-même le prix de vente des produits ; qu'elle requiert aussi l'étude du contexte économique et du fonctionnement de l'ensemble du réseau tant sur le territoire national que dans le pays de la Communauté économique européenne (CEE) que dans ceux qui n'en font pas partie ainsi que la vérification du libre jeu de la concurrence entre fabricants de produits de marque différente et entre distributeurs de produits de même marque ;
Attendu qu'en raison de sa complexité une telle analyse constitue une contestation sérieuse excédant la compétence du juge des référés ;
Attendu, certes, qu'en vertu de l'article 873 du nouveau Code de procédure civile modifié par le décret n° 87-434 du 17 juin 1987, le président du tribunal de commerce peut, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé des mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;
Attendu que saisie de l'appel d'une ordonnance de référé, la cour doit se placer, pour apprécier l'imminence du dommage ou l'illicéité manifeste du trouble invoqué, à la date à laquelle elle statue et non à celle de la décision déférée ;
Attendu que dans l'hypothèse même où, comme le soutiennent non sans quelque raison les sociétés intimées, serait établie la licéité de leur réseau de distribution sélective, en ce que les contrats les liant sur le territoire national et sur celui des États de la Communauté européenne à des parfumeurs seraient conformes aux conditions définies par la Cour de justice des Communautés européennes et par la Cour de cassation, resterait à rechercher, d'une part, dans quelle mesure ces sociétés peuvent exciper de ces contrats à l'égard de la société Sodigar et à vérifier, d'autre part, la réalité du dommage imminent et du trouble manifestement illicite qu'elles invoquent ;
Attendu qu'aux termes de l'article 1165 du Code civil, les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes ; que si les tiers auxquels elles sont étrangères ne peuvent en méconnaître l'existence, celle-ci ne les concerne que pour autant qu'il est prouvé qu'ils ont aidé avec connaissance l'un de contractants à enfreindre l'une des obligations auxquelles il est tenu envers l'autre ; qu'est alors engagée leur responsabilité au regard de l'article 1382 du Code civil ;
Attendu, en l'espèce, que n'est pas rapportée la preuve d'un approvisionnement illicite qui ne peut résulter du postulat tiré de l'obligation contractuelle du distributeur de ne revendre qu'à un autre distributeur agréé ; qu'en effet, la mauvaise foi ne se présume pas, alors que l'ignorance des circonstances précises dans lesquelles la société appelante s'est procuré des produits portant les marques des sociétés intimées n'exclut pas la possibilité de failles dans les réseaux mis en place par celles-ci ;
Attendu que les sociétés intimées soutiennent que l'une des finalités des contrats de distribution sélective est l'amélioration du service rendu au consommateur et que dès lors que cette finalité n'est pas satisfaite par la commercialisation effectuée par la société Sodigar sont constitués le dommage imminent et le trouble manifestement illicite qu'elles allèguent ;
Mais attendu, d'une part, que n'est pas évidente l'imminence d'un dommage relative à des faits constatés aux mois de janvier et de février 1985 dont il n'est pas prétendu qu'ils se soient renouvelés ;
Attendu, d'autre part, que la mise en place d'un système de distribution sélective ne peut conduire à faire obstacle à l'admission d'autres formes de commerce qui sont censées a priori ne pouvoir remplir les conditions du commerce spécialisé (arrêt du 25 octobre 1983 de la CJCE, aff. AEG c/ Commission) ;
Attendu, sur le moyen de publicité mensongère soutenu par la société Nina Ricci,que selon la jurisprudence convergente de la Chambre commerciale et de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, n'est pas un acte de cette nature la mise en vente de produits dont l'emballage indique qu'ils ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé, dès lors que le vendeur n'est pas l'auteur de ce message publicitaire ;qu'il n'est pas certain, au surplus, qu'il soit un facteur déterminant pour la clientèle des centres Leclerc plus intéressée par l'acquisition d'un parfum de luxe à un prix avantageux que par la vente de ce parfum par un professionnel à un prix supérieur et dans un cadre valorisant ; que pour ce même motif, ne peut davantage être considérée comme susceptible de porter atteinte au prestige des marques des sociétés intimées la mise en vente de leurs parfums dans une galerie marchande à côté d'appareils d'audiovisuel, d'accessoires de bureau et de bijoux fantaisie ; qu'il n'y a pas là un trouble manifestement illicite propre à justifier la saisine du juge des référés ;
Attendu qu'il suit de là que ce magistrat ne pouvait interdire sous astreinte la commercialisation des produits litigieux ni ordonner leur mise sous séquestre ; qu'il y a donc lieu de réformer la décision ;
Attendu qu'il n'est pas équitable, toutefois, de laisser à la charge de la société Sodigar les frais non compris dans les dépens qu'elle a exposés devant cette Cour ;
Décision
Par ces motifs, LA COUR, Réformant l'ordonnance entreprise, Dit qu'il ne pouvait être fait défense à la société Sodigar de vendre les parfums portant les marques des sociétés intimées ; Ordonne, en conséquence, la mainlevée des mesures d'astreinte et de séquestre ; Rejette toute autre demande ; Condamne les sociétés intimées aux entiers dépens qui comprendront ceux exposés devant le premier juge, devant la Cour d'appel de Toulouse et devant la cour de renvoi.