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Décisions

CA Lyon, 1re et 2e ch. réunies, 5 novembre 1990, n° 2774-89

LYON

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Geparo Im En export (BV)

Défendeur :

Parfums Cacharel et Compagnie (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

M. Oriol, M. Farge

Conseillers :

Mme Bailly Maitre, Mme Martin, M. Chauvet

Avoués :

Mes Junillon, Wicky, Guilhem

Avocats :

Mes Deveau, Henriot-Bellargent

T. com. Paris, 3e ch., du 12 sept. 1984

12 septembre 1984

Faits, procédure et prétentions des parties

La société de droit hollandais Geparo Im En export (société Geparo) exerce à partir de Rotterdam le commerce d'exportation-importation entre les différents Etats membres de la Communauté économique européenne et les pays tiers à cette communauté.

Le 15 août 1983, elle a adressé à un certain nombre de parfumeurs de la région parisienne une lettre leur demandant leurs conditions de vente pour 73 marques de parfums, dont la marque Cacharel. Elle précisait qu'elle procéderait à la suppression du code apposé sur ces parfums par la société en nom collectif Les Parfums Cacharel et Compagnie (société Cacharel).

Le 2 janvier 1984, la société Cacharel a fait assigner la société Geparo devant le Tribunal de Commerce de Paris afin d'obtenir sa condamnation au paiement de dommages-intérêts pour concurrence déloyale.

Par jugement du 12 septembre 1984, le Tribunal a dit que la société Geparo avait engagé sa responsabilité en sollicitant des revendeurs agréés de la société Cacharel de lui céder, en violation de leur contrat, des produits de la marque Cacharel et en offrant de supprimer le code apposé sur lesdits produits. Il a condamné la société Geparo à payer à la société Cacharel la somme de 100.000 F à titre de dommages-intérêts, a ordonné la publication du jugement et a enjoint à la société Geparo, à peine d'astreinte définitive, de cesser immédiatement ses agissements déloyaux.

La société Geparo a relevé appel du jugement qui a été confirmé par arrêt du 18 décembre 1986. La Cour d'appel de Paris a en outre condamné la société Geparo à payer à la société Cacharel la somme de 20.000 F au titre de la liquidation de l'astreinte prononcée en première instance.

Sur pourvoi de la société Geparo, la Cour de cassation (Chambre commerciale) a par arrêt du 21 mars 1989 cassé en toutes ses dispositions l'arrêt de la Cour d'appel de Paris et a renvoyé les parties devant la Cour de Lyon.

La Cour de Cassation a considéré qu'en statuant ainsi, sans énoncer des motifs tirés des éléments de fait et sans rechercher si la société Cacharel, à qui incombait la charge de la preuve, établissait la licéité de son réseau de distribution sélective considéré dans l'ensemble des conventions s'y rapportant, dès lors qu'était cité l'avis de la Commission de la concurrence relatif à des pratiques contraires à la concurrence et qu'étaient invoqués, après production d'éléments de preuve, des différences de prix artificiellement maintenues, le réseau développé par la société Cacharel au niveau européen et la similitude des contrats adoptés par les concurrents, la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

La société Geparo conclut à l'infirmation du jugement et demande la condamnation de la société Cacharel à lui payer 200.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et à lui rembourser toutes les sommes perçues en exécution du jugement du 12 septembre 1984 et de l'arrêt du 18 décembre 1986, y compris les dépens et les frais d'insertion dans les journaux, avec intérêts au taux légal à compter des paiements effectués.

Elle soutient que :

- le réseau de distribution sélective de la société Cacharel est contraire à l'article 85 paragraphe 1 du traité de Rome et à l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945, notamment parce que la société Cacharel, par les règles d'approvisionnement qu'elle impose à ses distributeurs, conduit une politique de cloisonnement des marchés entre les différents États membres de la Communauté économique européenne et encore parce que la clause qui interdit la pratique des rétrocessions entre points de vente agréés est restrictive de concurrence.

- que le contrat de distributeur agréé de Cacharel est nul de plein droit en vertu de l'article 85 paragraphe 2 du traité de Rome et de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945, la société Cacharel ne pouvant bénéficier ni de l'article 85 paragraphe 3 du traité ni de l'article 50-2° de l'ordonnance du 30 juin 1945.

La société Cacharel, intimée et appelante incidente, demande à la Cour de :

- dire et juger qu'elle apporte la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective apprécié dans son ensemble et en tenant compte de la politique de distribution sélective mise en œuvre par les fabricants concurrents, tant au regard de l'article 85 du traité de Rome que de l'article 50 de l'ordonnance 45-1483 du 30 juin 1945,

- dire et juger que la société Geparo a engagé sa responsabilité délictuelle en incitant les distributeurs agréés à lui rétrocéder des produits Cacharel en faisant pression sur eux et en portant ainsi délibérément atteinte à l'organisation commerciale mise en place par la société Cacharel pour la distribution adéquate de ses produits,

- dire et juger en conséquence la société Geparo mal fondée en toutes ses demandes, fins et conclusions devant la Cour,

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris,

Toutefois, le compléter, comme suit :

- dire et juger que l'arrêt sera publié dans deux quotidiens nationaux et un journal professionnel, au choix de la société Cacharel et aux frais de la société Geparo, dans la limite de 15.000 F par insertion, la société Cacharel pouvant faire l'avance desdits frais d'insertion en cas de carence de la société Geparo et en demander sur justification la répétition,

- condamner la société Geparo à payer à la société Cacharel la somme de 30.000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, pour les frais irrépétibles de procédure engagés en appel,

- condamner la société Geparo à payer à la société Cacharel la somme de 20.000 F au titre de la liquidation de l'astreinte définitive dont était assorti le jugement frappé d'appel.

Elle fait valoir que :

- contrairement à ce qui est prétendu par la société Geparo, son système de distribution sélective est un système " clos ",

- compte tenu de la nature des produits en cause qui sont des produits de luxe, eu égard à la structure du marché, compte tenu des conditions appliquées à la sélection des distributeurs, son système de distribution constitue un élément de concurrence conforme aux dispositions de l'article 85 du traité de Rome et de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 applicable à l'époque des faits litigieux.

Motifs et décision

Attendu que la société Cacharel a organisé en France et dans les autres pays de la Communauté économique européenne un réseau de distribution sélective caractérisé par la présence d'un nombre limité de détaillants agréés, étant précisé que la société Cacharel n'a pas de grossistes et a créé dans chaque pays de la communauté une filiale qui est l'interlocuteur des distributeurs agréés dans le pays concerné ;

Attendu qu'il incombe à la société Cacharel qui invoque une dérogation au principe de la libre concurrence d'apporter la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective au regard des dispositions de l'article 85 du traité de Rome et des articles 50 et 51 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ;

Attendu que la société Cacharel verse aux débats le contrat qu'elle a conclu avec ses distributeurs agréés à l'époque des faits litigieux ;

Que parmi d'autres clauses, ce contrat prévoit la possibilité de rétrocession entre dépositaires situés dans des Etats membres différents de la CEE ; que le distributeur agréé peut donc s'approvisionner soit directement auprès de la société Cacharel soit auprès de dépositaires installés dans d'autres pays de la CEE ; que le distributeur a un intérêt certain à pouvoir recourir à la seconde forme d'approvisionnement car il existe dans le réseau Cacharel des différences de prix sensibles pour des produits identiques selon les pays de la communauté (ainsi, 44 % de différence hors taxe entre les Pays-Bas et la France pour le parfum de toilette n° 45 1220, 20 % hors taxe entre la RFA et les Pays-Bas pour l'eau de toilette n° 45 0720) ;

Or, attendu que la société Cacharel impose à ses distributeurs agréés d'assurer une rotation de leur stock correspondant à l'application d'un coefficient de rotation minimum de trois au stock outil et que selon l'article 5 du contrat, seule la valeur des commandes exécutées par la société Cacharel est incluse dans le montant des achats effectués dans l'année par le distributeur agréé;

Que si la clause relative à la rotation du stock s'explique par des considérations relatives à la rentabilité du point de vente et à la garantie qu'elle constitue face aux dépenses commerciales qu'engage le fabricant, elle a aussi un effet restrictif sur les échanges entre les Etats membres de la CEE; que la valeur des commandes passées par un distributeur agréé auprès d'un autre distributeur agréé n'étant pas incluse dans le montant annuel de ses achats, le distributeur agréé se trouve en effet dissuadé de recourir à une forme d'approvisionnement qui, dans certains cas, serait plus avantageuse pour lui compte tenu des différences de prix maintenues par la société Cacharel entre les divers pays de la communauté;

Attendu que le risque éventuel évoqué par la société Cacharel de voir se multiplier les rétrocessions dans le seul but de générer un supplément de remises quantitatives ne saurait justifier l'entrave à la libre circulation des produits entre revendeurs agréés situés dans la C.E.E. ; qu'en outre, la société Cacharel ne justifie pas pourquoi ses distributeurs agréés ne doivent pas cumuler l'avantage résultant d'un prix moins élevé obtenu auprès d'un autre distributeur agréé avec celui résultant de l'application des conditions générales de vente ;

Attendu, par ailleurs, que le même contrat interdit au distributeur agréé de vendre les produits Cacharel aux autres distributeurs agréés de la marque sur le territoire national alors que cette interdiction restrictive de concurrence à l'intérieur du réseau national n'est d'aucun bénéfice pour le consommateur pas plus qu'elle n'apparaît nécessaire à la promotion de la marque;

Attendu, sans préjuger de la licéité sur un plan général des réseaux de distribution sélective de parfums, que dans le cas particulier, en l'état des clauses relatives aux approvisionnements et aux ventes que comportait le contrat de distributeur agréé à l'époque des faits litigieux, la société Cacharel n'apporte pas la preuve qui lui incombe de la licéité de son réseau de distribution sélective;

Attendu, dès lors, que <B<la société Cacharel n'est pas fondée à se prévaloir d'une faute commise à son préjudice par la société Geparo ; qu'il y a lieu de réformer le jugement entrepris, de la débouter de toutes ses demandes et de la condamner à rembourser les sommes qu'elle a perçues en exécution du jugement du 12 septembre 1984 et de l'arrêt du 18 décembre 1986 ;

Attendu, sur les intérêts, que la société Cacharel a, jusqu'à l'arrêt de cassation, détenu en vertu d'un titre exécutoire le montant de la condamnation prononcée à son profit et que postérieurement à cet arrêt, la restitution à laquelle elle est tenue, son titre ayant disparu, obéit aux principes énoncés par l'article 1153 alinéa 3 du Code civil ; que les intérêts doivent courir non pas à compter du paiement mais à compter de la date des conclusions valant mise en demeure (12 décembre 1989) ;

Attendu que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au profit de la société Geparo ;

Par ces motifs, Vu l'arrêt de la Cour de cassation (Chambre commerciale) du 21 mars 1989, Infirme le jugement entrepris ; Déboute la société Cacharel de l'ensemble de ses demandes ; Condamne la société en nom collectif Les Parfums Cacharel et Compagnie (société Cacharel) à rembourser à la société de droit hollandais Geparo Im En Export (société Geparo) toutes les sommes payées en exécution du jugement du 12 septembre 1984 et de l'arrêt du 18 décembre 1986, y compris les frais d'insertion dans les journaux, avec intérêts au taux légal à compter du 12 décembre 1989 ; Rejette la demande de la société Geparo tendant à l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société Cacharel aux dépens de première instance et d'appel, avec pour ceux exposés devant cette Cour, droit de recouvrement direct au profit de la SCP Junillon-Wicky, Avoués.