Livv
Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 12 décembre 1990, n° 89-014813

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Kookaï (SA)

Défendeur :

Belle Epine Sélection (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Rosnel

Conseillers :

Mme Mandel, M. Boval

Avoués :

Me Ribaut, SCP Verdun-Gastou

Avocats :

Mes Ayache, Skelding.

T. com. Paris, 1re ch., du 29 mai 1989

29 mai 1989

Faits et procédure :

A- Le 2 décembre 1986 Kookai et Epine sélection (ci-après BES) ont signé un contrat aux termes duquel article 1 Kookai s'engage à octroyer à BES sa franchise exclusive d'exploitation d'un magasin spécialisé dans la maille sous l'enseigne Kookai avec les agencements et installations du franchiseur, lequel s'interdit d'ouvrir un autre magasin à l'intérieur du territoire donné en exclusivité, savoir : le Centre commercial de Belle Epine.

Le contrat conclu pour une durée de quatre ans commençant à courir le 1er janvier 1987 prévoyait (article 18) une clause de résiliation par l'une ou l'autre partie en cas d'inexécution d'une quelconque des clauses et conditions convenues notamment la violation des clauses d'exclusivité spécifiées au contrat, et ce un mois après une mise en demeure restée sans effet d'avoir à respecter le contrat, faite par lettre recommandée avec accusé de réception et précisant l'intention de faire jouer la clause de l'article 18.

Après des travaux d'aménagement de ses locaux du centre commercial Belle Epine, BES y ouvrait une boutique à l'enseigne Kookai et commençait le 14 février 1987 à commercialiser les articles fournis par son franchiseur.

Début 1988 par diverses correspondances elle rappelait Kookai à ses obligations d'exclusivité en lui signifiant :

- qu'une boutique à l'enseigne " Milou Rosner " présentait une vitrine entièrement occupée par des articles de marque Kookai avec des panonceaux Kookai,

- que le grand magasin BHV du centre commercial offrait également à la vente l'ensemble de la collection Printemps Eté Kookai, faits établis par des constats d'huissier.

Dans ce contexte BES refuse en juin juillet 1988 de régler le prix de marchandises que lui a livrées Kookai quoique celle-ci lui ait :

- en ce qui concerne " Milou Rosner " (ayant pour nouvelle dénomination " Best of America "), dit que cette boutique n'existait plus et qu'elle avait fait cesser toute vente de produits Kookai par " Best of America ",

- et pour le BHV, rappelé que ce grand magasin avait sans réserve de la part de BES, poursuivi une commercialisation commencée depuis 1985, état de fait accepté par la franchisée.

Le 3 juin 1988 BES ferme sa boutique Kookai en invoquant outre des faits de commercialisation d'articles Kookai sur son territoire d'exclusivité, la mauvaise exécution de ses commandes (retard dans la livraison, commandes incomplètes ou insatisfaisantes) ainsi que des griefs relatifs à des réductions de prix.

B- Le 21 juin 1988 BES saisit le Tribunal de commerce de Paris d'une assignation délivrée à Kookai et tendant :

- à la constatation, au besoin, au prononcé de la résiliation aux torts de cette dernière du contrat de franchise avec effet à compter du 3 juin 1988,

- à la condamnation de la défenderesse à lui payer une indemnité de 1 500 000 F toutes causes de préjudice confondues et une somme de 25 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, sollicitant en outre la réserve des suites et conséquences de la résiliation au regard de l'article 20 du contrat notamment en ce qui concerne la restitution des matériels et les stocks en cours.

De son côté Kookai assigne le 24 août 1988 devant le même Tribunal, lui demandant de condamner BES au paiement de diverses factures et effets impayés ainsi que d'une somme de 1 500 000 F de dommages-intérêts réparant le préjudice subi du fait de la rupture du contrat de franchise dont elle demande que la franchisée soit jugée seule responsable. Elle demande en outre que soit déclarée bonne et valable la saisie conservatoire pratiquée à sa requête le 19 juillet 1988 et que soit ordonnée le cas échéant, la compensation.

Par le jugement déféré du 29 mai 1989 le Tribunal joignant les instances :

- constate que le contrat de franchise est résilié aux torts exclusifs de la société Kookai qui n'a pas respecté la clause d'exclusivité,

- condamne celle-ci à payer à BES une indemnité de 640 000 F,

- condamne BES à payer à Kookai la somme de 363 429,18 F (montant des effets et factures impayés),

- ordonne la compensation,

- condamne Kookai à payer à BES une somme de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,

- ordonne mainlevée du séquestre pour la somme de 363 429,18 F et de la saisie conservatoire du 19 juillet 1988,

- ordonne à BES de restituer la matériel commercial et publicitaire fourni par Kookai,

- laisse à BES le choix du mode de liquidation du stock en respectant les clauses contractuelles,

- ordonne l'exécution provisoire à charge pour BES de fournir une caution bancaire du montant de la condamnation prononcée,

- condamne Kookai aux dépens.

C- Appelante suivant déclaration du 7 juillet 1989, Kookai demande à la Cour de :

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné BES au paiement de la somme de 363 429,18 F au titre du règlement des marchandises livrées,

- de le réformer pour le surplus et en conséquence, de débouter BES de toutes ses prétentions, de décharger Kookai de toutes condamnations, de dire le contrat de franchise résilié aux torts exclusifs de la franchisée contre laquelle elle réitère sa demande d'une indemnité de 1 500 000 F sollicitant en outre sa condamnation au paiement à compter du 5 juillet 1988 (date de la mise en demeure) des intérêts produits sur la somme de 363 429,18 F ainsi qu'une somme de 50 000 F pour ses frais non taxables de procédure.

D- L'intimée conclut à la confirmation de l'ensemble des dispositions qui lui sont favorables et à la réformation pour le surplus.

Formant appel incident, elle demande la condamnation de Kookai au paiement d'une somme de 860 000 F à titre de complément de dommages-intérêts pour parfaire sa demande initiale de 1 500 000 F et d'une somme complémentaire de 35 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Discussion :

I- Sur la résiliation du contrat de franchise :

Considérant que Kookai expose que, titulaire d'une marque de vêtements prêt-à-porter, elle l'exploitait jusqu'en 1986 par le canal de magasins multimarques dont le BHV du centre commercial Belle Epine quand elle a signé avec BES qui commercialisait des articles de prêt-à-porter sous l'enseigne " Bulle ", le contrat de franchise du 1er janvier 1987 ;

Qu'elle affirme que dès la signature de ce contrat elle a cessé de livrer les boutiques multimarques de ce centre sauf le BHV pour lequel un accord verbal est intervenu avec BES ;

Qu'elle rappelle les difficultés de paiement qu'aurait, dès son début d'activité, connues la franchisée et fait état à cet égard de reports d'échéances de deux effets du 10 au 30 novembre 1987 et du 30 novembre au 27 janvier 1988 ; qu'elle invoque encore six factures de mars 1988 qui devaient être réglées par deux traites acceptées au 30 juin 1988 et 31 juillet 1988 et encore impayées début août 1988 ce qui l'a amenée à une saisie-arrêt du 30 juin 1988 révélant pour BES un compte débiteur, à une inscription de nantissement et une saisie conservatoire autorisées par ordonnance du 18 juillet 1988, saisie qui a permis de constater que le magasin de sa franchisée était vide de marchandises de marque Kookai ;

Qu'elle souligne que BES qui avait fermé sa boutique le 3 juin 1988 l'a rouverte le 27 août 1988 sous l'enseigne Camaïeu et en induit que la rupture décidée sous de faux prétexte avait été préméditée par BES qui, étant encore liée pour 2 ans 1/2 à Kookai, devait ainsi se libérer du contrat pour réaliser une cession de contrôle au profit du groupe Torck (Camaïeu) ;

Considérant que Kookai fait essentiellement valoir que le bien fondé de sa thèse est mis en lumière par l'inconsistance des griefs de la lettre du 3 juin 1988 invoquant des livraisons tardives et défectueuses, le fait que certains articles n'auraient pas été proposés à BES, le fait que le franchiseur n'aurait pas offert à BES des ristournes consenties à d'autres franchisées, tous griefs dont la preuve n'est pas rapportée ;

Que sur les violations de l'exclusivité, elle soutient :

- que BES n'a pu " découvrir " en mai 1988 que le BHV commercialisait des articles Kookai, situation qu'elle avait acceptée lors de la signature de leur contrat en raison même du volume d'affaires dérisoire réalisé par cette boutique du centre Belle Epine,

- que la boutique anciennement dénommée " Milou Rosner "s'était approvisionnée auprès d'un tiers Coroner boulevard Saint Michel à Paris ;

Considérant qu'en définitive, estimant que seule la franchisée n'avait pas respecté ses obligations contractuelle, Kookai conclut à la résiliation du contrat aux torts exclusifs de BES ;

Considérant qu'il convient tout d'abord d'observer que l'une et l'autre partie demandent la résiliation du contrat et que seule l'imputabilité de la rupture est discutée ;

Considérant qu'il sera encore noté que dans la lettre de rupture du 3 juin 1988 BES ne se plaint pas de livraisons défectueuses mais seulement de livraisons tardives, incomplètes ou non satisfaites " par exemple la référence A100 " ;

Qu'en troisième lieu, sur les demandes de reports d'échéances dont BES soutient qu'elles ont été provoquées par une mauvaise gestion des stocks importants que lui avait fait constituer imprudemment le franchiseur, les deux seuls incidents relevés ont été réglés et Kookai était intégralement payée, à la date du 3 juin 1988, ce sans avoir délivré aucune mise en demeure à la franchisée ; qu'il apparaît contradictoire qu'elle invoque à la fois sur ce point une tolérance compensatrice de ses manquements à la clause d'exclusivité et un grief justifiant la rupture aux torts de la franchisée ;

Considérant enfin que seuls doivent être pris en considération les faits qui ont pu provoquer la rupture, ceux postérieurs pouvant éventuellement influer sur l'évaluation du préjudice en résultant ;

Considérant qu'il est constant que BES a rempli ses obligations essentielles de franchisée : aménagements de ses locaux, ouverture de la boutique à l'enseigne Kookai dans le délai contractuel, approvisionnement exclusif auprès du franchiseur ; que si celui-ci a dû attendre des règlements de marchandises, eu égard au grief non formellement démenti d'une part de responsabilité dans la gestion des stocks et au fait que les effets ci-avant indiqués ont été réglés par consignation puis compensation, et pour l'essentiel avaient une échéance postérieure au 3 juin 1988, il apparaît que les griefs de Kookai ne saurait justifier une sanction aussi grave que la résiliation du contrat aux torts de la franchisée ;

Considérant en revanche que celle-ci est fondée à faire valoir que Kookai a manqué à son obligation essentielle de franchiseur, savoir le respect de l'exclusivité territoriale consenties à BES;

Qu'en effet aucun élément du dossier n'établit que BES à laquelle le contrat accordait une exclusivité pour le centre commercial Belle Epine des articles de marque Kookai, ait par un accord verbal accepté une exception au profit du BHV;

Que non seulement le fait apparaît contraire à ses intérêts mais l'article 1 du contrat qui prévoit une exclusivité d'enseigne stipule : " il est précisé que le franchiseur s'interdira de distribuer ses produits par l'intermédiaire de magasins multimarques dans la zone d'exclusivité concédée ";

Or considérant qu'après avoir fait constater que le BHV exposait toute la collection Printemps Eté 1988 de Kookai (procès verbal du 22 avril 1988) BES a mis son franchiseur en demeure par lettre recommandée avec avis de réception du 29 avril 1988 en " attirant une nouvelle fois son attention sur les faits " constitutifs d'une violation de son exclusivité et dont elle l'avait informé " depuis de début de la saison en février " regrettant qu'il n'ait rien fait pour y remédier;

Considérant en effet qu'antérieurement par lettre du 15 janvier 1988 BES avait porté à la connaissance de Kookai (qui l'en remerciait quatre mois plus tard...) d'autres faits de commercialisation constatés en pleine saison de soldes par procès verbaux des 11 et 16 janvier 1988 dans une boutique anciennement dénommée " Milou Rosner " où l'huissier instrumentaire avait constaté la présence en vitrine d'articles Kookai, de panonceaux Kookai et fait procéder à un achat avec factures portant indication Milou Rosner ; qu'après cette réclamation, Kookai prétend sans l'établir par des éléments indiscutables, avoir fait cesser la commercialisation par cette boutique, n'envoyant quelqu'un sur place que le 18 mai 1988, pour constater qu'à cette date n'y étaient plus vendus d'articles Kookai ;

Considérant que c'est surabondamment dans sa lettre du 3 juin - qui vise tout d'abord le non respect de son exclusivité - que BES invoque outre des problèmes de livraisons incomplètes, l'inégalité de traitement entre franchisés (ceux de Paris lui paraissant favorisés) et le fait que des réductions de prix sur certains articles étaient pratiquées sans qu'elle en soit avisée ;

Considérant que sans qu'il y ait lieu de s'attarder à ces griefs dont la preuve n'est pas établie, il suffit de constater que les violations de l'exclusivité justifient à elles seules la résiliation par la franchisée du contrat aux torts exclusifs de Kookai;

II- Sur la réparation du préjudice :

Considérant que cette rupture fautive a causé à BES un préjudice dont elle évalue la réparation à une indemnité de 1 500 000 F ;

1°) dommage moral pour l'atteinte à son image de marque auprès de la clientèle et de ses partenaires habituels (banquiers notamment), en raison d'imputations calomnieuses sur son état de cessation des paiements soutenues à l'audience publique des référés et maintenues aux cours des procédures, ainsi que des saisies et inscriptions pratiquées avec une légèreté blâmable par Kookai ;

2°) préjudice commercial : la rupture du contrat ayant contraint BES à effectuer de nouvelles modifications des locaux qu'elle avait agencés en fonction des exigences du franchiseur, investissements perdus pour un montant de 400 000 F pour les agencements de la boutique Kookai outre 600 000 F pour des travaux supplémentaires pour l'élévation d'un mur de séparation entre cette boutique et sa boutique Bulle avec remplacement de vitrines, travaux qui ont nécessité la fermeture du commerce, ajoutant à ceci le trouble d'exploitation subi par la franchisée du fait de la commercialisation des articles Kookai en violation de son exclusivité ;

Considérant que BES souligne qu'elle n'inclut nullement dans son préjudice, ainsi qu'en a tenu compte le Tribunal, les frais par elle exposé pour l'aménagement des locaux sous l'enseigne Camaïeu ;

Mais considérant que sur le préjudice moral et le trouble commercial invoqués, le Tribunal se devait de tenir compte de la précipitation et de l'imprudence avec lesquelles a agi BES dont il relève qu'elle n'a pas honoré sa signature et a commis des fautes, même si, ainsi qu'il a été ci-devant retenu, elle ne suffisaient pas à faire prononcer une résiliation à ses torts exclusifs ou aux torts respectifs des parties ;

Considérant qu'il convenait donc de modérer la demande de dommages-intérêts ;

Considérant que compte tenu des éléments de la cause il a équitablement arbitré à 640 000 F le montant de l'indemnité allouée toutes causes de préjudice confondues à BES, décision qui mérite confirmation ;

III- Sur les demandes de Kookai :

Considérant que le jugement étant confirmé en ce qu'il a prononcé la résiliation du contrat aux torts exclusifs de Kookai, cette société ne peut que voir rejetée sa demande en paiement d'une indemnité de 1 500 000 F fondée sur le préjudice causé par la rupture d'un contrat qui devait normalement se poursuivre pendant encore deux ans et demi ;

Considérant qu'aucun discussion n'est maintenue sur la condamnation à la somme de 363 429,18 F au titre des marchandises livrées par Kookai à BES, somme qui avait été placée sous séquestre, puisque BES dans ses écritures demande confirmation de la mesure ordonnant compensation de cette somme avec l'indemnité qui lui a été allouée ;

Considérant que Kookai est fondée à demander que cette somme soit augmentée des intérêts légaux à compter de sa mise en demeure du 5 juillet 1988 ainsi que l'avait retenu le Tribunal dans les motifs de son jugement, en omettant de l'indiquer dans son dispositif ; que ces intérêts sont arrêtés à la date du jugement ordonnant compensation ;

IV- Sur l'article 700 du nouveau code de procédure civile :

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser supporter par BES l'intégralité de ses frais non taxables de la procédure d'appel ; que sa demande est justifiée à hauteur d'une somme complémentaire de 5 000 F ;

Considérant qu'en revanche il n'y a pas lieu de faire droit à la demande formée par Kookai sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges : Confirme en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de commerce de Paris (1re chambre) du 25 mai 1989 ; Y ajoutant : Condamne la société Belle Epine Sélection à payer à la société Kookai les intérêts au taux légal sur la somme de 363 429,18 F à partir du 5 juillet 1988 jusqu'à la date du jugement ; Condamne la société Kookai à payer à la société Belle Epine Sélection au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile une somme complémentaire de 5 000 F ; Rejette toutes demandes plus amples ou contraires des parties ; Condamne la société Kookai aux dépens d'appel tant principal qu'incident ; Admet la SCP Verdun Gastou, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.