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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 13 mai 1991, n° 90-14498

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Cachia Holding (SA), Garages Cachia (SA)

Défendeur :

Fiat Auto France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Hannoun

Conseillers :

MM. Canivet, Guerin

Avoués :

SCP Roblin, Me Ribaut

Avocats :

Mes Thréard, Triet.

T. com. Paris, 6e ch., du 23 avr. 1990

23 avril 1990

LA COUR est saisie de l'appel formé par les sociétés Cachia Holding et Les Garages Cachia (ci-après société Cachia), contre un jugement prononcé par le Tribunal de Commerce de Paris le 23 avril 1990 qui, à titre principal, les a déboutées de leurs demandes contre la société Fiat Auto France (ci-après société Fiat).

Référence étant faite à cette décision pour l'exposé des faits, de la procédure de première instance et des moyens retenus par les premiers juges, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants :

Depuis l'année 1963, la société Cachia, établie à Bondy (95), était concessionnaire exclusif de la vente des véhicules automobiles de marque Fiat pour le département de la Seine-Saint-Denis, par l'effet de contrats successifs d'une durée d'un an sans possibilité de tacite reconduction, lorsque, le 25 juin 1984, la société concédante lui a signifié qu'elle n'entendait pas conclure un nouveau contrat pour l'année suivante.

Tout en contestant la licéité de cette rupture de leurs relations contractuelles, la société Cachia a, le 21 novembre 1984, demandé à la société Fiat son agrément en qualité de distributeur, ce que celle-ci a refusé le 6 décembre suivant.

Puis, en lui faisant savoir qu'elle avait réparti le secteur de la Seine-Saint-Denis en deux nouvelles concessions, l'une aux établissements Prault à Neuilly-Plaisance, l'autre aux établissements Cormier à Aulnay-sous-Bois, la société Fiat a, le 5 février 1990, refusé de satisfaire les commandes passées par la société Cachia et, le 11 février suivant, lui a fait sommation, d'avoir à retirer les insignes de sa marque.

S'estimant victime de refus de vente et de discrimination, la société Cachia a déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instructions du Tribunal de Grande Instance de Nanterre qui, par ordonnance du 17 mai 1987, a constaté l'extinction de l'action publique par abrogation des dispositions pénales de l'article 37-1 de l'ordonnance du 30 juin 1945.

Elle a également, le 15 juillet 1987, saisi le Directeur Général de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes d'une demande d'enquête sur le fondement de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Enfin, elle a introduit une action en paiement de dommages et intérêts devant le Tribunal de Commerce de Paris qui a rendu le jugement entrepris.

Au soutien de son appel, la société Cachia fait valoir :

- que le refus par la société Fiat de renouveler son contrat de concession est abusif, d'une part parce que ladite société l'a déterminée à faire d'importants travaux d'aménagement de ses garages dont elle a ensuite approuvé la réalisation, sans lui laisser entrevoir l'éventualité d'une cessation de leurs relations commerciales, d'autre part parce que, telles qu'invoquées par la société concédante, les raisons de la rupture de leur collaboration commerciale sont fallacieuses et visent à masquer la véritable cause de son exclusion du réseau, à savoir les exportations de véhicules vers l'Italie,

- que l'article X, premier alinéa, du contrat conclu par la société Fiat, avec elle comme avec les nouveaux concessionnaires du secteur, n'est pas conforme au règlement n° 1983-83 de la Commission des Communautés Européennes (CEE) concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité instituant la CEE à des catégories d'accords de distribution exclusive, en ce qu'il interdit au concessionnaire la cession de produits à des revendeurs non agréés et qu'en outre, ledit contrat n'a pas, dans le délai prescrit, été mis en conformité avec le règlement CEE n° 123-85 de la Commission concernant l'application de l'article 85 paragraphe 3 du traité à des catégories d'accords de distribution et de service de vente et d'après-vente de véhicules automobiles,

- qu'il s'ensuit que la clause susvisée est nulle et n'a pu licitement motiver le grief d'importations parallèles en Italie, en fait retenu par la société Fiat pour refuser de reconduire la concession pour l'année 1985,

- qu'en outre, la prohibition édictée par l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE étant inapplicable aux contrats de concession exclusive conclus par ladite société avec ses concessionnaires, ni par l'effet d'une exemption individuelle, ni par celui des règlements susvisés, lesdits accords sont nuls de plein droit et ne peuvent être invoqués pour justifier le refus d'agrément ou de vente que la société intimée lui a opposé ; que dès lors, par application de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, lesdits refus engagent la responsabilité de la société Fiat et l'obligent à réparer le préjudice qui en résulte.

Aux termes de cette argumentation, la société appelante prie la Cour d'infirmer le jugement entrepris et de condamner la société intimée lui payer des dommages et intérêts fixés, dans le dernier état de ses écritures, à la somme de 5 298 091 F et de désigner un expert pour déterminer le montant de son préjudice définitif.

Concluant à la confirmation dudit jugement, la société Fiat invoque, à titre préalable, la nullité des pièces provenant de la Direction nationale des enquêtes de concurrence, au motif que les investigations de l'administration ont été effectuées en violation des droits de la défense et du principe contradictoire, notamment en ce que les prescriptions de l'article 46 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ont été méconnues, aucun double des procès-verbaux d'enquête ne lui ayant été laissé.

Sur le fond, la société intimée fait valoir :

- que le contrat de concession exclusive à durée déterminée qu'elle a conclu avec la société Cachia a normalement pris fin à son échéance annuelle sans aucun abus de sa part,

- qu'elle était parfaitement libre de réorganiser son réseau de distribution et de diviser en deux le territoire précédemment attribué à son ancien concessionnaire,

- que le système de distribution exclusive qu'elle a adopté était conforme au droit de la concurrence français et communautaire et de ce fait opposable à la société appelante,

- que dès lors les griefs d'entente et de refus de vente formés à son encontre sont sans fondement.

Pour un exposé plus complet des moyens et prétentions, la Cour renvoie aux écritures devant elle échangées, étant précisé que chacune des parties revendique l'application à son bénéfice des dispositions de l'article 700 du NCPC.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant qu'aux termes de l'article 46 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les enquêtes en matière de concurrence donnent lieu à l'établissement de procès-verbaux dont un double est laissé aux parties intéressées ;

Que ni les procès-verbaux produits, ni le rapport d'enquête ne rendent compte de cette formalité dont l'accomplissement n'est de ce fait pas justifié ; qu'il s'ensuit, sans avoir à examiner les autres moyens d'annulation invoqués, que ces procès-verbaux et le rapport qui en fait la synthèse doivent être écartés des débats ;

Considérant que si, sans en indiquer les motifs, le concédant est en droit de ne pas conclure pour l'année suivante un contrat de concession lorsque, comme en l'espèce, il s'est engagé par contrat d'une durée déterminée d'un an non renouvelable par tacite reconduction, il doit user de cette faculté sans abus et en respectant l'obligation générale de loyauté édictée par l'article 1134 alinéa 3 du code civil ;

Considérant qu'il résulte des correspondances produites par l'appelante que le 27 septembre 1982 que la société Fiat a informé la société Cachia que la faveur exceptionnelle qui lui avait été accordée de vendre des véhicules Fiat en même temps que ceux d'autres marques ne pourrait être maintenue en 1983 qu'à la condition que soient mises en place des organisations commerciales séparées concernant aussi bien les services de vente de voitures neuves que les services après-vente ;

Que pour satisfaire cette exigence, la société Cachia a entrepris d'importants travaux que le concédant a constaté sans faire de réserves le 1er juillet 1983 mais, qu'en dépit de la réalisation de ces aménagements pour un coût total de près de 6.000.000 F et sans aucun égard pour les conditions d'amortissement d'un tel investissement qu'elle avait cependant suscité, la société Fiat a notifié à la société Cachia, moins d'un an plus tard, qu'elle n'entendait pas convenir d'un nouveau contrat de concession;

Considérant en outre que les attestations produites par l'appelante montrent que, bien qu'elle n'ait pas invoqué cette raison dans la lettre de notification de non-renouvellement du contrat, la société Fiat a entendu faire de la cessation de ses relations commerciales avec la société Cachia, un exemple visant à montrer au sein de son réseau qu'elle était déterminée à sanctionner ceux de ses revendeurs qui procéderaient à des réexportations de véhicules neufs à destination de l'Italie;

Considérant qu'un tel comportement, empreint de malveillance et de désinvolture à l'égard d'un partenaire commercial exempt de reproches, caractérise, à l'encontre de la société Fiat, un usage abusif du droit de ne pas contacter qui a causé à la société intimée un dommage qu'elle doit réparer;

Considérant, en outre, que le réseau de distribution exclusive mis en place par la société Fiat constitue un accord entre entreprises susceptibles d'affecter le commerce entre les états membres de la CEE et qui a pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun en ce qu'il consiste notamment à répartir géographiquement les marchés ;

Que par application de l'article 85 paragraphe 1 et 2 du Traité instituant la CEE, de tels accords sont interdits et nuls de plein droit, sauf s'ils sont exemptés, conformément aux dispositions du paragraphe 3 dudit article, par une décision individuelle ou catégorielle de la Commission de la CEE ;

Considérant qu'il n'est pas allégué que la société Fiat ait obtenu ou sollicité une exemption individuelle concernant le contrat litigieux ;

Qu'à la date des faits la seule exemption catégorielle applicable résultait du règlement CEE 183/83 du 22 juin 1983, relatif aux accords de distribution exclusive ;

Que ledit règlement exclut du champ de l'exemption "les accords par lesquels les parties ou l'une d'entre elles restreignent la possibilité pour les intermédiaires ou utilisateurs d'acheter les produits visés au contrat auprès d'autres revendeurs à l'intérieur du marché commun ou, dans la mesure où il n'existe pas de source alternative d'approvisionnement, à l'extérieur de celui-ci, en particulier (...) lorsqu'elles prennent des mesures en vue d'entraver l'approvisionnement de revendeurs ou utilisateurs de produits visés au contrat en dehors du territoire concédé ou la vente de produits par ces revendeurs ou utilisateurs dans le territoire concédé" ;

Que contrairement à l'interprétation de cette disposition alléguée par la société intimée et retenue par les premiers juges, l'hypothèse visée est précisément celle de la clause prévue à l'article X du contrat litigieux qui stipule que "le concessionnaire n'est pas autorisé à vendre les véhicules neufs de marque Fiat qui font l'objet du contrat, à des personnes physiques ou morales ne faisant pas partie du réseau Fiat, qui achèteraient lesdits véhicules dans le but de les revendre" ;

Qu'il s'ensuit que la clause litigieuse tombe sous le coup de la prohibition édictée par l'article 85 paragraphe 1 du Traité et que, par l'application de son paragraphe 2, elle est nulle de plein droit, cette nullité pouvant être invoquée par toute personne, fût-elle tiers au contrat, qui y a intérêts ;

Considérant que si le règlement CEE 123-85, du 12 décembre 1984, relatif à des accords de distribution et de service d'après-vente de véhicules automobiles, permet d'accorder le bénéfice de l'exemption aux contrats de concession exclusive de vente de véhicules automobiles comprenant la clause critiquée, les dispositions de ce texte ne peuvent être alléguées par la société intimée, dès lors que, comme l'indique son article 14, ledit règlement n'est entré en vigueur que le 1er juillet 1985 et qu'il n'est pas soutenu que la société Fiat ait rempli les conditions de l'article 8 quant aux effets de l'exemption antérieurement à cette date ;

Considérant que la Cour, qui n'a pas le pouvoir de déclarer l'article 85 paragraphe 1 du Traité inapplicable aux accords satisfaisant aux conditions de son paragraphe 3, ne peut faire produire aux règlements d'exemption catégorielle pris pas la commission un effet dans le temps autre que celui de cette autorité à expressément prévu ;

Considérant en conséquence que la clause litigieuse prévue à l'article X des contrats de concession conclu par la société Fiat doit être tenue pour nulle à la date où ladite société a refusé toutes relations commerciales avec la société Cachia ; que toutefois dès lors que ladite clause a ensuite été admise dans le règlement CEE 123-85, du 12 décembre 1984, relatif à des accords de distribution et de service et d'après-vente de véhicules automobiles, sa nullité n'a pu affecter ni la validité du contrat de concession, ni celle de l'exclusivité de vente accordée par la société Fiat à ses nouveaux revendeurs ;

Mais considérant que la violation de l'interdiction de céder des véhicules de marque Fiat à des revendeurs hors réseau, fût-ce en Italie, n'a pu légitimement fonder la sanction déguisée qui lui a été infligée par le refus de renouvellement du contrat d'exclusivité dont elle avait jusqu'alors bénéficié pour la vente de ces véhicules;

Considérant qu'il échet en conséquence d'infirmer le jugement entrepris et d'ordonner une expertise aux fins de déterminer le montant du dommage supporté par la société Cachia résultant de la faute, retenue contre la société Fiat, d'avoir abusivement refusé de conclure avec son ancien concessionnaire un contrat d'exclusivité territoriale pour la vente de véhicules automobiles neufs de cette marque pour l'année 1985 ;

Qu'au vu des justifications comptables produites par la société appelante, il échet d'ordonner par provision, à son profit, le paiement d'une somme de 1.500.000 F à valoir sur le montant de son préjudice ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société appelante les frais non compris dans les dépens exposés à l'occasion du procès ;

Par ces motifs : Infirme le jugement entrepris et statuant à nouveau : Désigne Félix Thorin demeurant 51 boulevard Saint-Michel 75005 PARIS en qualité d'expert, avec mission de fournir à la Cour tous éléments permettant d'évaluer le préjudice souffert par les sociétés Cachia Holding et Garages Cachia du fait du refus par la société Fiat de conclure avec elles un nouveau contrat de concession, sur le secteur qui leur était jusqu'alors attribué, pour l'année 1985 ; Dit que l'expert donnera son avis avant le 31 décembre 1991 ; Fixe à la somme de 20.000 F le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert que devront consigner les sociétés Cachia Holding et Garage Cachia, dans le délai de deux mois du prononcé du présent arrêt ; Désigne Monsieur Canivet, cConseiller, pour contrôler les opérations d'expertise ; Condamne la société Fiat Auto France à payer aux sociétés Cachia Holding et Cachia Garages une indemnité provisionnelle d'un montant de 1.500.000 F à valoir sur le montant de son préjudice. Condamne la société Fiat Auto France aux entiers dépens de première instance et d'appel à ce jour exposés et admet sus sa demande la SCP Roblin, titulaire d'un office d'avoué, au bénéfice de l'article 699 du NCPC.