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Décisions

CA Nancy, 2e ch. civ., 3 juin 1991, n° 1519-90

NANCY

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Total France (SA)

Défendeur :

Barnaba, Barnaba (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Garrigue (faisant fonction)

Conseillers :

MM. Georges, Courtois

Avoués :

Mes Berlet, Gretere

Avocats :

Mes Misserey, Jourdan.

T. com. Nancy, du 27 févr. 1990

27 février 1990

La SARL Barnaba constituée en 1986 a conclu un " contrat d'exploitation de station service " le 23 juillet 1986.

La SA Total a résilié le contrat avec effet immédiat le 4 septembre 1987.

Par assignation du 28 septembre 1987, la SARL Barnaba a saisi le Tribunal de commerce de Nancy en nullité du contrat, et aux fins d'établissement d'un compte entre les parties incluant essentiellement les pertes d'exploitation.

Sur demande reconventionnelle, la SA Total sollicite, tant à l'égard de la société que de son gérant, Pierre Barnaba, une somme de 364 579,38 F.

Le Tribunal de commerce de Nancy par décision du 27 février 1989, rejetant l'ensemble des moyens de nullité, a considéré que la SARL Barnaba n'avait pas renoncé à l'application des articles 1999 et 2000 du Code civil, sans contrepartie, a ordonné une expertise afférant à une perte d'exploitation, et sur la demande reconventionnelle de SA Total.

La SA Total a interjeté appel en limitant son recours à la décision d'application des articles 1999 et 2000 du Code civil, rappelant que la commission sur les ventes d'hydrocarbures " couvre parfaitement l'ensemble des frais exposés " et qu'il n'existe pas de pertes d'exploitation indemnisables à partir du moment où il subsiste des frais non couverts par la rémunération forfaitaire.

Elle rappelle qu'une somme de 358 515,38 F reste incontestablement due, et souligne que la discussion élevée pour la première fois en appel sur le compte carburant, ne saurait être suivie ; elle fait valoir que le problème de la température livraison n'a pas d'importance, dès lors que la SARL Barnaba est mandataire et lui restitue la contrepartie exacte du litrage vendu, établi sur bordereaux.

Elle conteste essentiellement l'appel incident qui tend à la nullité du contrat d'origine et à l'obtention d'un contrat de rémunération.

Elle fait valoir qu'elle ne répond qu'aux arguments expressément développés devant la Cour.

Elle souligne que le contrat litigieux a été signé dans un contexte d'accords interprofessionnels régissant les relations entre les parties, après avoir été longuement négociés ; qu'il recouvre des activités de distribution au détail d'hydrocarbures, pour laquelle la SARL exploitante est mandataire, avec rémunération à la commission, et l'exploitation des autres activités est faite dans le cadre d'une location-gérance, avec clause d'approvisionnement exclusif pour les lubrifiants.

Elle expose que le prix de vente est déterminé par référence à un tarif connu et accepté, que les modifications ultérieures permettent d'user d'une procédure selon laquelle la société fait valoir son opposition entraînant la caducité du contrat.

Elle indique que la SARL Barnaba n'a contesté le mécanisme que lorsqu'il lui a été demandé de rembourser le solde de fin de gestion, et que ce comportement s'apparente à un détournement de procédure.

Elle critique l'application des articles 1129 et 1591 du Code civil à un contrat d'approvisionnement inclus dans la convention de location-gérance, qui se divise en accord cadre caduc et en des contrats d'application lors de chaque vente.

Elle souligne au surplus que ce contrat est constitué par un ensemble unique complexe excluant l'application des articles précités.

Elle indique que le contrat du 23 juillet 1986 tout à fait complexe (comme un contrat de franchise) ne saurait se réduire à un contrat d'approvisionnement exclusif.

Elle ajoute que la clause est valable puisqu'elle organise un accord sur le prix en permettant à la SARL exploitante de faire cesser le contrat à tout moment en cas de désaccord.

Elle considère que cette technique est la seule envisageable eu égard au droit de la concurrence qui interdit toute pratique discriminatoire.

Elle ajoute qu'il n'existe en outre aucune conséquence pratique sauf pour des clauses prenant effet à compter de la résiliation, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

Elle en conclut que la demande de complément de rémunération n'a alors aucun fondement juridique.

Elle précise que la mise à néant du contrat laisse intacte la dette de la SARL et le cautionnement de M. Barnaba.

La SARL Barnaba, Pierre Barnaba entendent solliciter la nullité du montage contractuel par application des articles 1129, 1591 et 1174 du Code civil, en conséquence, concluent à un complément de rémunération effaçant les conséquences négatives de la nullité du contrat, à la confirmation de l'expertise en ajoutant la vérification des prix de vente consentis par Total aux autres distributeurs locaux, à la nullité du cautionnement de Pierre Barnaba.

Ils rappellent que pour échapper aux conséquences de l'application de la loi du 21 mars 1941 (L. 781-1 CT), les sociétés pétrolières ont imaginé un montage contractuel, à savoir, un mandat pour la distribution des carburants et une prétendue location-gérance pour les activités annexes contenant au surplus une clause d'approvisionnement exclusif en lubrifiants au tarif potestatif du fournisseur.

Ils font valoir qu'il résulte d'une jurisprudence constante, reconnue récemment par la Cour de cassation, que de tels contrats sont nuls.

Ils demandent dès lors, par le biais d'une expertise, le règlement des conséquences de la nullité encourue, en évaluant, en particulier, les services rendus (prestation de travail et charges d'exploitation) à la SA Total.

Ils précisent que la réparation des conséquences dommageables du fonctionnement d'un contrat nul ayant généré un déficit d'exploitation, est nécessairement due indépendamment de l'analyse de l'appelante sur la nature des contrats à exécution successive.

Ils exposent enfin que la SA Total ne verse aucune pièce probante aux débats concernant le compte carburants ; ils font valoir à ce propos qu'il existe une distinction entre les quantités prétendument livrées et l'exactitude du compte réclamé, soulignant que l'incidence de la température sur le mesurage des volumes de carburants doit être pris en compte.

Ils sollicitent un complément d'expertise sur ce point.

DISCUSSION :

I- Sur la validité des conventions :

Attendu qu'il est constant que le mécanisme contractuel destiné à assurer l'exploitation de la station service SARL Barnaba incluait (titre III article 2) une clause d'approvisionnement exclusif de lubrifiants ;

Que le prix de cession est celui " en vigueur au jour de la livraison et aux conditions générales de vente ", que la société déclare connaître ;

Attendu que le contrat cadre (la convention d'exclusivité) dont l'objet est de préparer les ventes à intervenir ultérieurement, fixe la détermination du prix des livraisons, sans référence à des éléments extérieurs sérieux et objectifs; qu'il implique nécessairement la fixation selon la volonté discrétionnaire de la SA Total, d'autant plus que le désaccord manifesté par la SARL Barnaba n'aurait eu d'autre issue que la caducité de l'ensemble des relations contractuelles ;

Attendu qu'une telle clause imprime au contrat cadre un caractère potestatif, source de nullité, concrétisée également par l'indétermination du prix de chaque livraison (articles 1595 et 1129 du Code civil) au cours de l'application du contrat;

Qu'en effet, le prix n'est pas déterminé lors de chaque vente puisque la liberté de fixation des parties et notamment de l'acheteur a été aliénée en vertu du contrat cadre;

Attendu en outre que les multiples exécutions successives sans contestation ne couvrent nullement la nullité de la convention d'origine, qui est une nullité absolue insusceptible de confirmation et de ratification;

Attendu qu'il convient de constater que la clause est incluse dans un contrat d'exploitation comprenant à la fois un mandat sur la vente des hydrocarbures, et un contrat de location-gérance ayant précisément pour branche d'activité la vente des lubrifiants, objet de la clause d'approvisionnement exclusif, dont le fonctionnement économique est indivisible (titre IV article 1er : " le présent contrat recouvre deux activités qui devront s'exercer indivisiblement dans le cadre d'un fonds de commerce ");

Que la cause de nullité intégrée au contrat et cheville économique du système mis en place par la SA Total, vicie intégralement l'ensemble du contrat d'exploitation ;

Attendu que la SA Total ne peut soutenir sérieusement que les articles 1129 et 1595 du Code civil ne s'appliquent pas à un contrat qualifié de complexe, dès lors qu'il s'agit en l'espèce de conventions visant de façon essentielle des obligations de donner et payer des livraisons successives de produits pétroliers ;

II- Sur les conséquences de l'annulation :

1) Sur le principe des restitutions :

Attendu qu'il n'existe aucune raison d'écarter la règle de la rétroactivité pour des contrats à exécution successive (en l'espèce vente de lubrifiants, prestations de mandataires sur les hydrocarbures) ;

Que la restitution matérielle impossible (service ou jouissance du bien) doit s'opérer sous la forme de compensation pécuniaire appréciée après expertise dans un compte de restitutions ;

Que cette analyse conduit cependant à dégager deux critères particuliers ;

Attendu que la disparition des produits, en raison de la consommation, implique une restitution en " valeur réelle " qui n'est pas nécessairement le prix de la chose, car une telle solution équivaudrait à l'exécution d'un contrat nul ; qu'en théorie, la SA Total ne peut nullement tirer profit du contrat annulé ; qu'en conséquence, la SARL Barnaba est fondée à solliciter, au cours de l'expertise, à mettre en compte le coût des livraisons de lubrifiants, au prix " coûtant " sans marge au profit de Total (en vérifiant en pratique la moyenne des prix de vente consentis aux autres distributeurs, en particulier, les grandes surfaces) ;

Qu'en outre, concernant les services effectués par la SARL Barnaba, en particulier à titre de " mandataires " pour la vente des hydrocarbures et pour la distribution des lubrifiants, il convient d'en restituer la valeur " à titre de peine et charge, directement liées à l'exécution du contrat annulé " (prestations de travail, charges normales d'exploitation) en tenant compte des commissions versées ;

2) Sur le compte d'exploitation :

Attendu que la SA Total réclame la somme de 358 515,38 F au titre du compte d'exploitation, sans distinguer les différentes causes ; qu'il s'agit en fait d'un résultat du compte courant entre les parties, sans distinction des factures de ventes et des commissions à titre de mandataire ; que ce compte doit nécessairement être repris dans le cadre total des comptes de restitutions ;

3) Sur le compte carburants :

Attendu que ce problème constitue un litige particulier dans le règlement de l'ensemble ;

Attendu qu'il existe une contestation sur le montant réel des livraisons d'hydrocarbures dès lors que la SARL Barnaba allègue l'importance de l'incidence de la température sur le mesurage des valeurs de carburants ;

Attendu que sur ce point, les parties ont conclu devant la Cour, sans se référer aux règles contractuelles qui prévoyaient le contrôle des livraisons, des stocks et des quantités vendues, et qui auraient dû nécessairement être appliquées avant la procédure d'annulation, à titre de règles professionnelles ;

Que le contrat prévoyait minutieusement une procédure de vérification spécialement par comparaison entre les stocks physiques et comptables, dans la mesure où la société Barnaba devait rembourser les quantités manquantes ; qu'après annulation, le problème reste identique, puisqu'à l'origine mandataire, elle doit également restituer par équivalent les quantités livrées et non payées ;

Que la Cour considère également qu'il appartenait à la SARL Barnaba de signaler les discordances des quantités réellement dépotées, et l'impossibilité, en particulier, de mesurer les températures des livraisons, permettant un réajustement ;

Qu'il faut constater que pendant huit mois, l'exploitante ne s'en est pas préoccupée et qu'elle n'apporte aucun commencement de preuve au sens de l'article 146 du nouveau Code de procédure civile devant la Cour ;

Qu'une expertise sur ce point devra être rejetée ;

III - Sur le cautionnement de M. Barnaba :

Attendu qu'il résulte du principe de l'article 2012 du Code civil, que le cautionnement ne peut exister que sur une obligation valable ;

Attendu que s'il peut être soutenu que seule la disparition des obligations déclenche la disparition du cautionnement, et que les obligations principales, en l'espèce, celles des restitutions, peuvent survivre à l'annulation du contrat dont elles sont issues, il faut constater que l'obligation garantie change alors de fondement sans que cette modification ait d'incidence sur le cautionnement ;

Attendu que cette analyse est en contradiction complète avec l'interprétation actuelle, restrictive de l'article 2015 du Code civil ; qu'en effet, même s'il est exact que la caution s'est valablement engagée, dès que les obligations sont déterminables, même pour la généralité de la couverture accordée, il ne peut être admis, alors que la jurisprudence est fondée sur la volonté de la caution et sur l'analyse de la portée de son engagement de dire, qu'elle a entendu nécessairement couvrir les suites de l'annulation du contrat pour nullité absolue ;

Attendu que d'autre part, le maintien du cautionnement ne saurait être fondé que sur l'originalité du contrat cadre, et l'autonomie des contrats d'application, laissant alors subsister la validité des livraisons ponctuelles garanties ;

Que cependant, ainsi qu'il a été souligné supra, les contrats successifs ayant été également anéantis, il n'existe plus aucun support de la caution sur la base de dettes déterminées ;

Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement ; Déclare recevables les appels principal et incident des parties ; Réforme la décision entreprise ; Statuant à nouveau : Déclare nulle la convention d'exploitation du 23 juillet 1986 ; Dit en conséquence, qu'il y a lieu de remettre les parties dans l'état antérieur, et ce en établissant un compte de restitution par équivalent ; Ordonne, avant dire droit, une mesure d'expertise par les soins de M. Raymond Boda, expert, 81-83 rue Saint-Georges BP 675 54063 Nancy Cedex, qui, les parties préalablement convoquées, après avoir pris connaissance de l'ensemble des documents contractuels et comptables de la SARL Barnaba, aura pour mission : D'établir le compte de restitution, selon les critères dégagés par les motifs de l'arrêt : (remise en état sans profit, ni préjudice ; vérification des états de vente de carburant et de lubrifiants au prix coûtant ; calcul des services de la SARL Barnaba pour la distribution des carburants, en tenant compte des charges normales d'exploitation et des avantages de l'usage du matériel appartenant à la SA Total) ; De donner, au surplus tous les éléments techniques ou comptables permettant à la Cour d'établir le compte permettant une remise en état rigoureuse et objective ; Dit que si les parties viennent à se concilier, l'expert constatera que sa mission est devenue sans objet et dans ce cas en rendra compte au conseiller de la mise en état chargé du contrôle de l'expertise par simple lettre, sinon établira rapport écrit et motivé de ses opérations qu'il déposera au greffe de la Cour dans les quatre mois de l'avis du greffier l'avertissant de la consignation de la provision au greffe ; Fixe la provision à valoir sur les travaux de l'expert à la somme de vingt mille francs (20.000 F) à consigner par la SA Total, avant le trente et un août mil neuf cent quatre vingt onze (31 août 1991), à peine de caducité ; Dit qu'en cas d'empêchement ou de refus motivés de l'expert désigné, il sera pourvu à son remplacement par simple ordonnance du conseiller de la mise en état ; Evoque sur la demande de cautionnement à l'encontre de Pierre Barnaba ; Déclare nul le cautionnement du 23 juillet 1986 ; Réserve le surplus et les dépens après dépôt du rapport d'expertise ; Renvoie à la mise en état.