CA Paris, 1re ch. A, 8 juillet 1991, n° 91-9140
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SAF des Montres Rolex (SA)
Défendeur :
Sofidi (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vengeon
Conseillers :
MM. Canivet, Guerin
Avoués :
SCP Varin-Petit, SCP Fisselier Chiloux Boulay
Avocats :
SCP Faure, Blandin, Me Terrier.
La Cour est saisie de l'appel formé par la société SAF des Montres Rolex contre une décision prononcée le 30 janvier 1991 par le Tribunal de commerce de Paris qui a constaté la décision de ladite société d'intégrer la société Sofidi dans son réseau de distributeurs agréés, dit n'y avoir lieu à soumettre cet agrément au changement par celle-ci de son enseigne " Royal Quartz " et rejette toutes autres demandes des parties.
Référence faite à cette décision pour l'exposé des faits et de la procédure de première instance, ne seront rappelés que les éléments essentiels suivants :
La société Sofidi qui exploite, 10 rue Royale à Paris 8ème, un magasin d'horlogerie de luxe, sous la dénomination " Royal Quartz " a, en 1979, son enseigne étant alors " Quartz Center ", demandé à vendre des montres de marque Rolex.
Invoquant d'abord l'impossibilité " d'augmenter le nombre de ses concessionnaires dans le centre de Paris " en fonction de ses possibilités de production et de l'existence d'un réseau de distribution sélective par lequel elle distribue ses produits dans les pays du marché commun, la société SAF des Montres Rolex a d'abord refusé de satisfaire aux demandes de la société Sofidi, puis à la suite d'un accord intervenu entre elles le 2 juillet 1981, non produit aux débats, a finalement accepté d'honorer les commandes de celle-ci, sans toutefois la considérer comme concessionnaire agréé.
A partir du mois de janvier 1990, la société Sofidi a adressé à la société SAF des Montres Rolex diverses réclamations relatives au contingentement et aux retards d'exécution de ses commandes ainsi qu'au refus de l'envoi de catalogues et de matériels d'exposition puis, le 6 juin 1990, par une lettre de son conseil, a protesté contre le refus qui lui était opposé d'accéder aux conditions du contrat de distributeur agréé de la marque Rolex.
Ses demandes étant insatisfaites, la société Sofidi a engagé la présente instance le 17 juillet 1990, alors que, par une lettre du 19 septembre suivant, la société SAF des Montres Rolex, ayant rappelé les accords gouvernant leurs relations commerciales depuis 1982, lui a fait savoir qu'elle acceptait désormais de l'intégrer dans son réseau, à la condition préalable qu'elle modifiât son enseigne dont la " connotation quartz " lui semblait contraire à " l'ensemble de sa démarche technique et commerciale " et qu'en outre elle fît le nécessaire pour répondre aux critères et exigences des " Accords de distribution Rolex pour le commerce de détail spécialisé dans le marché commun ".
En cet état des positions des parties, la société Sofidi ayant refusé de changer d'enseigne, le Tribunal de commerce a rendu la décision dont appel aux motifs que la société SAF des Montres Rolex, qui a admis, depuis 1981, la société Sofidi comme revendeur non agréé, à condition qu'elle modifiât l'enseigne de son point de vente, ce que celle-ci a fait en remplaçant la dénomination " Quartz Center " par " Royal Quartz ", ne saurait lui imposer sur ce point un nouveau changement au demeurant injustifié alors que, par la lettre précitée du 19 septembre 1990, elle a accepté de l'intégrer dans son réseau de distribution sélective.
Pour conclure à l'infirmation du jugement dont appel, la société SAF des Montres Rolex soutient :
- qu'elle a mis en place, dans l'ensemble des pays du marché commun, un mode de distribution de ses produits par des revendeurs sélectionnés selon des critères objectifs définis dans un accord qu'elle a notifié à la Commission des Communautés européennes le 22 décembre 1977 ;
- que facteur essentiel de l'identification du point de vente, l'enseigne est un critère déterminant de ce principe de sélection qui l'autorise à s'opposer à ce que ses fabrications, dont la notoriété repose sur la perfection de leur mécanique d'horlogerie, soient distribuées sous une enseigne dont la référence à la technique des montres à " quartz " est incompatible avec l'image qu'elle entend donner de sa marque ;
- qu'il s'ensuit que la demande d'agrément doit de ce fait, et a priori, être rejetée sans que, contrairement à ce qu'a fait la décision dont appel, soit jugée la conformité du magasin en cause avec les critères de sélection des revendeurs dont l'examen est, selon elle, réservé ;
- que si elle a consenti en 1981 à livrer la société Sofidi, sans l'admettre comme distributeur agréé, ni, affirme-t-elle, déterminer ou approuver un changement d'enseigne, cette situation ne saurait constituer des droits acquis au profit de la dite société ;
- que les termes de sa lettre du 19 septembre 1990 ne peuvent être interprétés comme un accord pour l'intégration de la société Sofidi dans son réseau de distribution sélective ;
- que cette société, qui par l'effet d'une conciliation a accepté la situation de revendeur hors réseau, ne saurait demander réparation du préjudice prétendument subi de ce fait, alors qu'en outre, jusqu'au 25 septembre 1990, elle a été régulièrement livrée de ses commandes dont la dernière remonte au 3 juillet 1990.
La société Sofidi prétend au contraire :
- qu'elle remplit l'ensemble des conditions pour être agréée comme distributeur des montres de marque Rolex ;
- que la condition préalable de changement d'enseigne n'est pas justifiée dans la mesure où c'est à la demande de la société SAF des Montres Rolex qu'elle a procédé à une première modification de sa dénomination commerciale et que ce fournisseur lui a laissé distribuer ses montres sous son actuelle enseigne depuis 1982 ; qu'une telle exigence est sans fondement tant au regard de la motivation de l'acheteur que d'un prétendu effet dépréciatif sur la marque en cause alors qu'au surplus la société productrice commercialise elle aussi des montres à quartz ;
- que la rupture d'approvisionnement en montres de cette marque depuis le mois de juillet 1990 lui a causé un préjudice de 1.500.000 F dont elle demande réparation.
En conséquence la société Sofidi conclut à la confirmation du jugement dont appel en ce qu'il a consacré son droit à distribuer les montres litigieuses et à son infirmation en ce qu'il a rejeté ses demandes de dommages et intérêts.
Pour un exposé plus complet des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux écritures échangées en cause d'appel, étant précisé que chacune d'elles demande l'application à son profit des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur quoi LA COUR,
Considérant que bien que la société SAF des Montres Rolex ne justifie pas avoir obtenu l'exemption individuelle de ses accords de distribution sélective sollicitée conformément aux dispositions de l'article 85 paragraphe 3 du traité instituant la Communauté économique européenne et du règlement 17-62 du Conseil, la société Sofidi ne conteste pas la licéité du dit accord et, en cause d'appel, borne sa demande à la confirmation du jugement qui a constaté son admission au réseau de distribution des montres de marque Rolex et à des dommages-intérêts sur le fondement de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant qu'un réseau de distribution sélective n'a de sens et d'existence que si, sur un marché géographique déterminé, la vente des produits en cause se fait uniquement par des revendeurs agréés ; qu'il s'ensuit que, dans les cas où il est licite, l'instauration d'un tel mode de distribution, qui permet à un fournisseur de choisir à certaines conditions ses revendeurs, ne l'autorise pas pour autant de refuser, à une partie de ceux qu'il accepte d'approvisionner, la qualité de distributeur agréé et l'assistance commerciale dont bénéficient les autres membres du réseau;
Considérant que si la société Sofidi a paru tolérer cette situation ainsi que les restrictions de livraisons et d'assistance commerciale qui en ont résulté et pour lesquelles elle ne sollicite aucune réparation, il ressort de la lettre adressée le 6 juin 1990 par son conseil à la société SAF des Montres Rolex qu'à compter de cette date, elle demandait à bénéficier de toutes les contreparties commerciales attachées à la revente des produits litigieux ;
Considérant que la société SAF des Montres Rolex n'était fondée à opposer à son adversaire, ni la réserve préalable à la conformité de son enseigne au produit distribué, ni le respect des critères objectifs de l'agrément, alors qu'il n'est pas contesté que depuis 1982 celui-ci revendait les produits en cause et que, depuis lors, est demeuré inchangé le contenu de ses accords de distribution, qui en outre ne comprennent aucune clause particulière quant à la présentation de produits relativement à leur spécificité technique ;
Considérant au surplus que saisie par l'intimée d'une demande d'agrément pour revendre les montres litigieuses, la société appelante limite arbitrairement la discussion à l'incompatibilité avec l'image de sa marque de l'enseigne sous laquelle l'intimée exerce le commerce des produits d'horlogerie ; qu'il ne peut qu'être constaté qu'elle ne soulève dans ses écritures aucun moyen visant à contester que la société Sofidi remplit les conditions prévues par les clauses de ses accords de distribution ;
Considérant en conséquence, qu'à compter du 6 juin 1990, la société Sofidi était en droit de continuer à recevoir livraison des produits litigieux tout en bénéficiant, sans aucune restriction, des clauses et conditions des accords de distribution par lesquels la société SAF Montres Rolex organise la distribution de ses produits dans les pays du marché commun ;
Considérant que la société Sofidi demande réparation du préjudice résultant du défaut d'approvisionnement en montres de marque Rolex depuis le mois de juillet 1990 ; que l'appelante prétend que ses demandes doivent être rejetées au motif que depuis la date sus-indiquée, l'intimée ne leur a adressé aucune commande ;
Mais considérant que, par sa lettre du 19 septembre 1990, la société SAF des Montres Rolex a notifié à la société Sofidi sa décision de ne plus approvisionner les points de vente non agréés tout en l'informant des conditions sus-énoncées de son éventuelle admission dans le réseau ; qu'en subordonnant la reprise des livraisons à des conditions prétendument insatisfaites, la société SAF Montres Rolex a exprimé par avance son refus de répondre en l'état à toutes demandes de la société Sofidi à qui elle ne peut opposer, pour éluder les conséquences de son comportement, de ne lui avoir pas néanmoins passé de commandes ;
Considérant que selon les justifications produites, le préjudice commercial et financier, supporté par la société Sofidi du fait de la rupture de ses approvisionnements depuis le 19 septembre 1990, doit être évalué à la somme de 200.000 F ;
Par ces motifs, substituant ses motifs à ceux du jugement dont appel , Dit que, depuis le 19 septembre 1990, la société SAF des Montres Rolex a refusé sans justification de satisfaire, aux conditions de ses accords de distribution sélective, les demandes de la société Sofidi, Condamne la société SAF des Montres Rolex à payer à la société Sofidi une somme de 200.000 F à titre de dommages et intérêts et une somme de 20.000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société SAF Montres Rolex aux entiers dépens et admet sur sa demande la SCP Fisselier, titulaire d'un office d'avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.