CA Paris, 5e ch. A, 30 octobre 1991, n° 8508-91
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Oakley Inc (Sté)
Défendeur :
New Charmes (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chavanac
Conseillers :
Mmes Briottet, Vigneron
Avoués :
Me Bolling, SCP Narrat Peytavi
Avocats :
Mes Thieffry, Pigassou.
LA COUR,
Par déclaration remise au Secrétariat Greffe le 4 mars 1991, la société de droit californien Oakley Inc et la SARL Oakley Europe ont interjeté appel du jugement du 7 février 1991 par lequel le Tribunal de commerce de Bobigny :
- a rejeté leur exception d'incompétence,
- a dit qu'elles avaient rompu sans un délai de préavis suffisant, le contrat de distribution exclusive les liant à la SARL New Charmes et qu'elles avaient commis de concert, à l'égard de cette société des actes de concurrence déloyale,
- et en conséquence les a condamnés solidairement à payer à la société New Charmes la somme de 4 000 000 F à titre de dommages-intérêts, toutes causes de préjudice confondues, et la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
- enfin a ordonné, à leur frais avancés solidairement, la publication d'extraits de ce jugement dans trois quotidiens ou revues spécialisées au choix de la société New Charmes sans que ces insertions puissent dépasser un coût unitaire de 20.000 F à titre de dommages-intérêts complémentaires ;
- cette affaire a été régulièrement instruite selon la procédure à jour fixe.
Les appelants font d'abord grief au tribunal de s'être déclaré compétent pour connaître de ce litige relatif à l'exécution d'un contrat de distribution exclusive au motif que la société Oakley Europe l'un des concédants, avait son siège social dans le ressort du tribunal alors que cette société qui s'est contentée de transmettre les commandes de la société New Charmes à la société Oakley Inc en qualité d'agent commercial n'est pas le cocontractant de la société New Charmes et n'est donc pas un défendeur réel et sérieux.
Les appelants persistent à soutenir que conformément à l'article 46, alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile, le tribunal aurait dû se déclarer incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris dans le ressort duquel le contrat a été exécuté.
Sur le fond, les appelants prétendent à titre principal, que le tribunal les a condamnées, à tort, à indemniser la société New Charmes pour avoir refusé d'honorer des commandes de décembre 1989 à avril 1990, résilié le contrat de distribution exclusive sans observer un préavis suffisant et manifesté leur intention de nuire à la société New Charmes en tentant de débaucher ses représentants et en prenant contact avec ses clients avant la fin des relations contractuelles alors que le préavis de 4 mois était suffisant compte tenu que la société New Charmes était le distributeur exclusif des produits Oakley depuis 4 ans seulement et réalisait une faible part de son chiffre d'affaires avec la vente de ces produits ; que le préjudice résultant de l'interruption des livraisons n'est pas établi et qu'elle ne s'est pas rendue coupable d'une tentative illicite de débauchage de personnel et de démarchage de la clientèle de la société New Charmes.
Les appelants demandent donc d'ordonner la mainlevée de la caution bancaire donnée par la Bank of Tokyo le 12 avril 1991 au bénéfice de la société New Charmes conformément à l'ordonnance du 8/3/1991 rendue par Madame le Premier Président de cette cour qui a arrêté l'exécution provisoire dont le jugement déféré était assorti sous réserve de la constitution de cette garantie.
A titre subsidiaire, les appelants sollicitent une expertise aux fins d'évaluer le préjudice subi par la société New Charmes et en tout cas, la réduction du montant de la condamnation mise à leur charge ;
Enfin, les appelants réclament, chacun, le paiement de la somme de 20 000 F hors taxes au titre de leurs frais non répétibles.
La société New Charmes réplique que son action en responsabilité contre la société Oakley Inc et la société Oakley Europe est fondée sur le terrain contractuel pour rupture irrégulière du contrat de concession et sur le terrain délictuel pour refus de vente, manœuvre de débauchage de ses représentants et dénigrement auprès de sa clientèle de sorte que le Tribunal de commerce de Bobigny dans le ressort duquel est situé le siège social de l'un des défendeurs, c'est à bon droit déclaré compétent pour statuer ;
La société New Charmes allègue, au fond que sa demande en paiement de dommages-intérêts pour rupture abusive des relations contractuelles est fondée sur le contrat de distribution exclusive du 20/11/1985 qu'elle a conclu avec la société Oakley Inc et de la société Oakley Europe à cette société.
La société New Charmes fait également valoir que si le Tribunal a bien admis sa demande en son principe, il a sous estimé son préjudice.
En conséquence, la société New Charmes relève appel incident pour faire condamner solidairement la société Oakley Inc et la société Oakley Europe à lui payer la somme de 1 284 314 F à titre de perte de marge brute au cours de la période de refus de vente, la somme de 4 441 263 F en réparation du trouble commercial provoqué par la concurrence déloyale liée au refus de vente, aux manœuvres de rupture abusive et brutale du contrat de concession et la somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Enfin la société New Charmes demande d'ordonner la publication de cet arrêt dans trois journaux ou revues spécialisées de son choix aux frais avancés solidairement par les appelants dans la limite de 20 000 F pour chaque insertion.
Sur l'exception d'incompétence :
Considérant que la société New Charmes a saisi le tribunal d'une demande d'indemnisation en réparation de son préjudice causé par un refus de vente, une tentative de débauchage de salariés, des dénigrements auprès de sa clientèle et une rupture abusive et injustifiée du contrat de concession ;
Considérant qu'il s'en suit que l'action en responsabilité de la société New Charmes repose sur le terrain délictuel pour ses trois premiers griefs et sur le terrain contractuel pour le dernier ;
Que sans qu'il soit nécessaire de rechercher si la société Oakley Europe est ou non la cocontractante de la société New Charmes, il y a lieu de constater que le Tribunal était compétent pour connaître de ce litige par application de l'article 42, alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile compte tenu que la société Oakley Europe, l'un des défendeurs, a son siège social dans le ressort de cette juridiction ;
Sur le fond du litige :
Considérant que par acte sous seing privé non daté la société de droit suisse Oakley a concédé à la société New Charmes le droit exclusif de distribuer les produits Oakley en France et en Andorre, pendant une durée minimale d'une année par tacite reconduction sauf dénonciation en cas de carence reconnue de l'une ou l'autre des parties et avec un préavis de trois mois pour la fin d'une année ;
Qu'il est également stipulé que Lussy (Suisse) est le lieu d'exécution du contrat et que cette convention est soumise au droit interne suisse ;
Considérant que par lettre datée du 9 décembre 1987, la société Oakley Inc avisait la société New Charmes que son "bureau" suisse sera fermé avant la fin de l'année, qu'elle ouvrait de nouveaux bureaux à Paris et que Gérard Valat sera chargé de toutes les ventes, opérations, expéditions et marketing pour Oakley en Europe ;
Considérant qu'il résulte de la correspondance échangée entre la société Oakley Inc et la société New Charmes et des documents produits qu'à compter de l'année 1988, les commandes de la société New Charmes sont adressées à Gérard Valat en qualité de représentant de la société Oakley Europe, qui les transmet à la société Oakley Inc laquelle livre et facture directement ses produits à la société New Charmes ;
Considérant que par lettre du 18 octobre 1989, la société Oakley Inc confirmait à la société New Charmes son intention de mettre fin au contrat de concession afin de pouvoir distribuer directement ses produits en France ;
Que par la suite, la société Oakley Inc et la société New Charmes ont échangé des courriers pour tenter de négocier une résiliation amiable du contrat de concession ;
Que celle-ci n'ayant pas abouti, la société Oakley Inc a par lettre du 28 mars 1990, indiqué à la société New Charmes qu'elle mettrait fin au contrat de concession le 28 juillet suivant.
Considérant qu'il ressort de l'ensemble de ces éléments que la société Oakley Inc qui vend directement ses produits à la société New Charmes dans le cadre d'un contrat de concession exclusive et qui a pris l'initiative de résilier cette convention, est le seul concédant et que la société Oakley Europe est intervenue dans cette opération en qualité d'agent commercial de la société Oakley Inc ;
Considérant que la société New Charmes prétend qu'une novation du contrat initial s'est opérée par substitution de concédant ;
Mais considérant que la novation ne se présume pas et doit résulter clairement des faits et actes intervenus entre les parties ;
Considérant qu'il suffit d'observer que certaines stipulations contractuelles n'ont pas été maintenues telle que le lieu d'exécution des prestations initialement fixé à Lussy pour en déduire que le contrat ne s'est pas nové par changement de concédant ;
Considérant qu'en réalité la société Oakley Inc et la société New Charmes ont conclu verbalement un nouveau contrat de distribution exclusive à durée indéterminée ;
Que la société Oakley Inc est en droit de mettre fin à ce contrat en observant un délai de préavis suffisant pour permettre à la société New Charmes de réorganiser son activité ;
Considérant que compte tenu de la durée des relations contractuelles et du fait qu'en 1989 la société New Charmes a réalisé 13 % environ de son chiffre d'affaires en vendant des produits Oakley, le délai de préavis aurait du être de six mois au lieu de 4 mois ce qui a entraîné pour la société New Charmes une perte de marge brute pendant deux mois ;
Considérant qu'il est également établi que la société Oakley Inc qui approvisionnait la société New Charmes dans un délai de 4 à 5 semaines à compter des commandes, a attendu le mois d'avril 1990 pour exécuter les commandes de décembre 1989 et de février 1990 ;
Que si la société New Charmes ne justifie pas que ces retards de livraison ont entraîné des annulations de commandes de ses clients ou des ruptures de stock, ils lui ont néanmoins causé un trouble commercial en lui faisant perdre des chances de vente de produits et plus particulièrement ceux de la saison d'hiver ;
Qu'aussi, la société New Charmes a du annuler, en avril 1990, la commande de 300 masques de ski passée en décembre 1989 compte tenu que la saison d'hiver était terminée ;
Considérant qu'il résulte d'une attestation émanant de l'expert comptable de la société New Charmes et certifiée conforme par son commissaire aux comptes que le chiffre d'affaires réalisé par la société New Charmes au titre de la distribution des produits Oakley s'est élevé à la somme de 5 041 219 F en 1988 et à celle de 7 310 918 F en 1989 et que sa marge brute était de 1 970 666 F en 1988 et de 2 753 441 F en 1989.
Considérant qu'eu égard à l'importance de ces résultats et à leur progression, il y a lieu de condamner la société Oakley Inc à payer à la société New Charmes la somme de 1 000 000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de la brusque rupture des relations contractuelles et du retard de livraison ;
Considérant que la société New Charmes ne prouve pas que les appelants l'ont dénigrée auprès de sa clientèle en se contentant de faire état des lettres que certains de ses clients ont adressées à la société Oakley Europe, au cours de l'année 1990, pour se plaindre de ses services ;
Considérant que si la société Oakley Europe a commis une faute en tentant de débaucher des représentants de la société New Charmes au cours du mois de février 1990 soit avant la résiliation du contrat de distribution, elle a renoncé à ce projet dès le 30 mars 1990 de sorte que la société New Charmes n'a pas subi de trouble commercial ;
Qu'en outre, il convient d'observer que cette société ne prouve et n'allègue même pas que certains de ses représentants l'ont quittée au profit de la société Oakley Europe à la suite de cette tentative prématurée de débauchage ;
Considérant que la concurrence déloyale n'étant pas établie, il n'a pas lieu d'ordonner la publication du présent arrêt ;
Considérant sur la demande des parties en paiement de leurs frais non répétibles qu'il paraît seulement inéquitable de laisser à la charge de la société New Charmes ses frais non répétibles exposés en première instance et en appel à concurrence de la somme de 10 000 F ;
Considérant que la demande de la société New Charmes étant partiellement fondée contre la société Oakley Inc, il y a lieu de condamner cette société aux dépens de première instance et de faire masse des dépens d'appel en les partageant par moitié entre la société Oakley Inc et la société New Charmes ;
Par ces motifs, LA COUR, Confirme le jugement déféré en ce que le Tribunal a rejeté l'exception d'incompétence ; L'infirmant partiellement sur le fond, Condamne la société de droit californien Oakley Inc à payer à la SARL New Charmes la somme de 1 000 000 F à titre de dommages-intérêts au titre du préjudice résultant du refus de vente et de la brusque rupture des relations commerciales ; Déboute la société New Charmes de ses autres prétentions ; Condamne la société de droit californien Oakley Inc à payer à la société New Charmes la somme de 10 000 F au titre des frais non répétibles exposés en première instance et en appel ; Condamne la société de droit californien Oakley Inc aux dépens de première instance ; Fait masse des dépens d'appel et les partage par moitié entre la société Oakley Inc et la SARL New Charmes ; Accorde un droit de recouvrement direct au profit des avoués de la cause ;