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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 31 octobre 1991, n° 89-19610

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Barichella (SA)

Défendeur :

SAF des Montres Rolex (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Poullain

Conseillers :

MM. Gouge, Jacomet

Avoués :

SCP Roblin Chaix de Lavarene, SCP Varin Petit

Avocats :

Mes Cesari, Faure.

T. com. Paris, 18e ch., du 11 juill 1989

11 juillet 1989

La société Barichella qui exploite des magasins de joaillerie à Nice et à Vichy a sollicité de la SAF Montres Rolex (ci-après Rolex) d'être admise dans son réseau de distribution. Cette demande a été formulée pour le magasin de Nice au début de l'année 1985, pour celui de Vichy au début de l'année 1986. Rolex ne lui a pas donné satisfaction. Elle lui a indiqué par sa lettre du 15 janvier 1986 qu'elle était suffisamment représentée à Vichy par la maison Faucheux mais qu'elle gardait sa demande en attente et ne manquerait pas de reprendre contact avec elle au cas où un changement devrait intervenir. Le 14 avril 1987, Barichella rappelait sa candidature pour Vichy, indiquant que, selon certains renseignements, le concessionnaire Rolex dans cette ville était sur le point de cesser son activité. Rolex lui répondait le 17 avril " il ne nous est pas possible de donner de réponse affirmative à votre demande pour le moment ", l'informait qu'un inspecteur commercial lui rendrait visite à l'automne et indiquait que la constitution du stock de base Rolex représentait un investissement d'environ 500 000 F HT. Il semble qu'aucune autre suite n'ait été donnée aux lettres de Barichella par Rolex.

Le 12 février 1988, l'avocat de Barichella demandait à Rolex une réponde concrète et positive, faute de quoi une procédure s'imposerait. Le 20 juin 1988 Barichella adressait à Rolex une commande de 30 montres et se voyait répondre par l'avocat de Rolex que l'affaire serait traitée entre les deux avocats.

Le 4 octobre 1988, Barichella assignait Rolex devant le Tribunal de commerce de Paris qu'elle sollicitait de condamner Rolex à lui payer 500 000 F de dommages-intérêts pour réparation du préjudice commercial et 1 F pour réparation du préjudice moral que lui causait le refus d'une part de lui consentir un contrat de distribution, d'autre part, celui de satisfaire la commande du 10 juin 1987, faits constitutifs d'un refus de vente prévu par l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986. Elle demandait aussi qu'il lui soit ordonné de mettre fin à ce refus de vente sous astreinte de 5 000 F par jour de retard et de lui payer 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Rolex s'opposait à ces demandes, sollicitait la condamnation de Barichella au titre de l'article 700 du NCPC.

Le Tribunal de commerce de Paris, par jugement de sa 18e Chambre rendu le 11 juillet 1989, a débouté Barichella de ses demandes et l'a condamnée à payer à Rolex 4 000 F par application de l'article 700 du NCPC.

Barichella, appelante, demande à la Cour de réformer le jugement, de condamner Rolex à lui payer 500 000 F pour réparation de son préjudice commercial et 1 F pour réparation de son préjudice moral, de la condamner sous astreinte définitive de 5 000 F par jour de retard de cesser son refus de satisfaire à ses commandes, l'astreinte définitive devant sanctionner chaque commande non livrée dans les 45 jours, aussi bien pour son magasin de Vichy que pour celui de Nice. Elle demande qu'il lui soit donné acte de son accord pour engager un horloger et pour installer un atelier de réparation et conclut, enfin, à la condamnation de Rolex à lui payer 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Rolex expose que le refus d'agréer Barichella dans son réseau est justifié tant au regard des besoins des secteurs où sont implantés les magasins Barichella que des qualités du service que Barichella était en mesure d'offrir à sa clientèle et fait valoir, très subsidiairement, que les demandes de Barichella ne constituaient pas des demandes " normales ". Elle conclut à la confirmation du jugement et à la condamnation de Barichella à lui payer 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Sur ce, LA COUR,

Sur le refus de principe opposé par Rolex à toute fourniture à Barichella

Considérant que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 indique qu'en pratiquant à l'égard d'un partenaire économique des conditions de ventes discriminatoires ou en refusant de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits qui ne présentent pas un caractère anormal et qui sont faites de bonne foi, et alors que le refus n'est pas justifié par les dispositions de l'article 10, un producteur commerçant, industriel ou artisan, engage sa responsabilité civile et s'oblige à réparer le préjudice ainsi causé ; que l'article 10 de la même ordonnance, invoqué par Rolex pour justifier les refus opposés à Barichella, vise les pratiques dont les auteurs peuvent justifier qu'elles ont pour effet d'assurer un progrès économique et qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause ; qu'au nombre de telles pratiques il y a lieu de ranger la distribution sélective, répondant à certaines conditions et notamment à celle d'une application objective des clauses du contrat qui les réglemente à l'ensemble des distributeurs ou candidats distributeurs, entre lesquels il ne doit pas exister de discrimination ; que si les mêmes conditions ne sont pas exigées de tous, les contrats de distribution sélective ne répondant plus à la définition de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne peuvent plus être un fait justificatif du refus de fournir des produits ou des prestations à un client de bonne foi présentant une commande normale ;

Considérant que, pour une société qui ne livre que des revendeurs agréés, le fait de refuser l'agrément à un candidat est un refus de vente, puisqu'il empêche par principe toute livraison à ce distributeur ou détaillant ;

Considérant que Barichella ayant demandé à être admise à distribuer des montres Rolex à Vichy et à Nice, Rolex lui a fait savoir que son réseau de distribution, qui selon elle répondait à toutes les exigences de validité au regard de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, était suffisant tel qu'il existait et ne permettait pas l'implantation, dans son état actuel, de nouveaux distributeurs dans ces deux villes ;

Considérant que le concessionnaire de Vichy ayant cessé ses activités en 1987, Rolex n'a pourtant pas donné satisfaction à Barichella pour cette ville, mais a donné la concession à un autre professionnel sans justifier ou même prétendre que sa candidature aurait été antérieure à celle de Barichella ; qu'ainsi l'argument " quantitatif " de saturation du réseau apparaît avoir été, au moins en ce qui concerne Vichy, présenté de mauvaise foi par Rolex ;

Considérant que pour refuser de livrer des marchandises à Barichella, Rolex se prévaut d'un réseau de distribution sélective dont la validité aurait déjà été reconnue dans de nombreuses instances ; que le contrat-type qu'elle verse aux débats prévoit (II-2) que : " la société Rolex ne livre des produits Rolex qu'aux établissements commerciaux spécialisés dont elle a préalablement vérifié la qualification professionnelle selon les critères du commerce spécialisé énoncés à l'article III " et que selon l'article III : " la qualité de commerçant spécialisé suppose ... un atelier avec un personnel ayant reçu une formation d'horloger-spécialiste, garantissant l'exécution dans des conditions convenables et dans les délais fixés de toute prestation éventuelle relative à la garantie et au service après-vente " ;

Considérant que Rolex, qui ne fait état dans ses correspondances antérieures à la procédure d'aucune insuffisance des conditions offertes par les magasins Barichella au regard de ses exigences qualitatives, fait valoir dans ses écritures d'appel que, comme l'a retenu le Tribunal de commerce, cette société qui exerce l'activité de joaillier ne justifie pas qu'elle possède un atelier de réparation et du personnel compétent pour le tenir, " ce qui est essentiel pour le renom d'une marque " ;

Considérant que Barichella répond qu'exiger d'elle, pour lui reconnaître la qualification lui permettant de distribuer des montres Rolex qu'elle dispose d'un atelier de réparation avec un personnel ayant reçu une formation d'horloger-spécialiste est une discrimination injustifiée dès lors qu'une telle exigence n'est pas remplie par tous les distributeurs du réseau ; que Barichella indique, à l'appui de cette affirmation, qu'un réparateur - dont elle produit des factures - est agréé par Rolex et assure, depuis au moins vingt ans, un très grand nombre de réparations des montres Rolex pour toute la région sud-est, ce qui n'aurait pas lieu d'être si chaque concessionnaire était en mesure d'effectuer dans son propre atelier les réparations demandées par la clientèle ;

Considérant que le fait ainsi indiqué, aisé à contredire s'il est inexact, donne une vraisemblance sérieuse à l'allégation selon laquelle de nombreux distributeurs Rolex ne disposeraient pas d'un atelier propre ; que pourtant, à aucune moment Rolex n'a estimé utile de répondre à ce sujet ; qu'elle n'a pas même cru devoir donner le moindre indice permettant de connaître, à cet égard, la situation des distributeurs des villes de Nice et de Vichy, pour lesquelles Barichella sollicitait son agrément ;

Considérant que sans répondre sur les faits avancés par Barichella et sur la non exigence, en fait, de la condition de disposer d'un atelier propre avancée pour refuser la candidature de Barichella, Rolex se borne à faire valoir que son réseau a été reconnu valable par diverses décisions judiciaires et que le contrat-type a été déposé auprès de la Commission des Communautés européennes ; que cette réponse n'éclaire en rien sur le respect dans les faits, à la date où les refus de vente ont été opposés à Barichella, de l'exigence de disposer d'un atelier propre posée par le contrat-type ; qu'il convient de constater dès lors que Rolex n'établit pas que son réseau fonctionne réellement selon les règles du contrat-type, sans discrimination non justifiée entre les commerçants demandant à distribuer ses produits ; que par suite, Rolex n'est pas fondée à opposer ce contrat-type à Barichella pour lui refuser de l'accepter comme revendeur de ses montres ;

Considérant qu'ainsi Rolex n'était pas justifiée à refuser à Barichella toute possibilité de livraison, pour ses établissements de Nice et de Vichy, dès lors qu'elle présentait des commandes normales et de bonne foi; qu'elle reproche à Barichella de n'avoir pas présenté une demande normale, en sollicitant d'être admise à distribuer des montres Rolex alors qu'elle exerce un commerce de joaillier et non pas d'horloger spécialisé; que cet argument ne saurait être retenu dès lors qu'il est établi que Barichella distribue des montres d'autres grandes marques et que l'on ne saurait retenir l'exigence, pour un horloger spécialisé, de disposer d'un atelier de réparation propre puisque Rolex n'a pas établi avoir de telles exigences à l'égard de tous ses distributeurs;

Considérant que Rolex expose dans ses dernières écritures qu'il y aurait une " tentative de pression " dans le fait que la société Barichella a indiqué dans ses écritures que M. Barichella est juge au Tribunal de commerce ; qu'elle invoque ainsi implicitement la mauvaise foi ; que ce fait, de toute façon postérieur aux demandes d'agrément et de livraison ne saurait les entacher du vice de mauvaise foi ; que d'ailleurs, il n'est pas allégué que la qualité revendiquée, de nature à établir l'honorabilité de M. Barichella, serait inexact ; que c'est à tort que Rolex y voit une tentative de pression, les qualités des dirigeants d'une société étant, sauf le cas où la loi interdit l'exercice de certaines fonctions à raison de ces qualités, sans influence sur l'appréciation par le juge des actes, comportements et droits de cette société ;

Considérant ainsi que Rolex, refusant sans motifs légitimes le principe de la livraison de ses produits à Barichella pour ses magasins de Vichy et de Nice s'est rendue coupable du refus de vente qui lui est reproché ; qu'elle devra indemniser Barichella du préjudice qu'elle lui a ainsi causé, en la privant du bénéfice qu'elle aurait retiré d'une telle concession, par un prestige accru auprès d'une clientèle aisée ;

Considérant qu'il y a lieu, non pas comme le demande Barichella de prononcer une astreinte pour le défaut de livraison dans les 45 jours de commandes à venir, délai qui pourrait être insuffisant pour fournir de très grandes quantités, mais seulement d'enjoindre à Rolex de fournir à Barichella, aux conditions indiquées au dispositif, tous documents utiles pour lui permettre de passer ses commandes et d'en recevoir livraison sans retard ;

Sur la commande du 10 juin 1988

Considérant que Rolex expose dans ses écritures, comme première raison de son refus, que cette commande lui a été adressée de façon comminatoire et alors qu'un contentieux existait déjà ; qu'en réalité, il faut entendre cette remarque comme s'appliquant au fait qu'à l'époque Barichella avait fait agir son avocat pour tenter d'obtenir un accord de principe sur des livraisons de produits Rolex et que Rolex avait transmis le dossier Barichella à son avocat ; qu'aussi bien, l'existence de ce " dossier contentieux " n'autorisait en rien Rolex à " opposer une fin de non-recevoir à cette missive ", mais aurait dû, bien au contraire, l'amener à reconsidérer attentivement la position prise par elle antérieurement sur le principe même d'un refus de contracter avec Barichella ; qu'il ne s'agit nullement de contentieux créés par l'inexécution fautive de ses obligations par un client, lors de relations antérieures ;

Considérant que, selon Rolex, la commande de Barichella était encore anormale par son ton, l'absence d'indication de l'établissement à livrer (Nice ou Vichy), l'absence d'indication du prix des articles commandés et des conditions de paiement offertes par Barichella ;

Considérant que le " ton " de la lettre accompagnant la commande n'a rien d'anormal, s'agissant d'une lettre commerciale et non d'une missive mondaine ; que le fait que Barichella demande à être livrée " dans les meilleurs délais " est parfaitement normal et parfaitement justifié eu égard à la désinvolture avec laquelle Rolex a traité ses offres antérieures ;

Considérant que la commande était datée de Nice et qu'à défaut d'indications contraires, il y avait lieu de l'interpréter comme faite pour l'établissement de Nice, au prix normal de distribution aux détaillants et aux conditions habituelles de paiement pratiquées pour des commandes semblables ; qu'il appartenait à Rolex, en cas de doute, de faire préciser les points qui pouvaient ne pas être intégralement connus par Barichella, société à laquelle elle avait dénié, en principe, le droit d'être livrée, et à qui dès lors il y a tout lieu de penser qu'elle n'avait pas fait connaître précisément ses conditions de vente ; que les griefs " d'anomalie " de la commande ne sont pas même assortis d'une comparaison avec d'autres commandes faites à Rolex à la même époque et apparaissent infondés dès lors que la commande de Barichella indique la référence et le nombre d'exemplaires de chaque article demandé et qu'il était aisé pour Rolex de se faire donner toute indication complémentaire utile, alors qu'elle s'est bornée, comme elle le dit dans ses écritures, à opposer à cette demande " une fin de non-recevoir ", c'est à dire, là encore, un refus de principe ; qu'ainsi, à défaut de toute excuse légitime, Rolex s'est, là encore, rendue coupable de refus de vente ; que Barichella, qui a été privée depuis à présent trois ans du bénéfice matériel et commercial qu'elle aurait pu retirer de cette livraison sera indemnisée du préjudice que lui a causé la faute de Rolex et que la commande devra, à présent, être satisfaite ;

Considérant que la Cour dispose d'éléments lui permettant d'évaluer à 100 000 F l'ensemble des préjudices subis par Barichella ;

Considérant qu'il y a lieu, en outre, d'enjoindre à Rolex, sous astreinte, comme il sera dit au dispositif, de satisfaire à la commande du 10 juin 1988, aux conditions de prix, de délais et de paiement qu'elle pratiquait à l'époque ;

Considérant que Barichella ne fournit aux débats aucun autre document qui puisse constituer une commande précise, à laquelle il n'aurait pas été satisfait ;

Considérant qu'il y a lieu de donner à Barichella l'acte requis ;

Considérant qu'il est conforme à l'équité de faire rembourser à Barichella 10 000 F pour ses frais de procédure non taxables ;

Par ces motifs, Donne acte à la société Barichella de son accord pour engager un horloger et installer un atelier de réparation ; Infirme le jugement entrepris, Condamne la société SAF Montres Rolex à payer à la société Barichella cent mille francs (100 000 F)de dommages-intérêts ; Enjoint à la société SAF Montres Rolex : - de fournir à la société Barichella, dans le mois de la signification du présent arrêt, tous documents, commerciaux lui permettant de présenter des commandes des produits qu'elle fabrique ou distribue, - de satisfaire, dans les deux mois de la signification, après, le cas échéant, s'être fait donner toutes précisions utiles pour la bonne exécution, la commande que la société Barichella lui a présentée le 10 juin 1988, aux prix et conditions de paiement qu'elle pratiquait à cette date pour des clients présentant, pour l'année, une commande d'un tel montant ; Dit que le respect de chacune de ces dispositions sera garanti par une astreinte comminatoire de mille francs(1 000 F)par jour de retard ; Condamne la société SAF Montres Rolex à payer à la société Barichella dix mille francs (10 000 F)au titre de l'article 700 du NCPC. La condamne aux entiers dépens de première instance et d'appel et admet la SCP d'avoués Roblin Chaix de Lavarene au bénéfice de l'article 699 du NCPC.