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Décisions

CA Poitiers, ch. civ. sect. 2, 13 novembre 1991, n° 210-91

POITIERS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Procureur général près la Cour d'appel de Poitiers

Défendeur :

Bécaud

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Cheveau

Conseillers :

MM. Andrault, Barthélémy

Avoué :

SCP Paille-Thibault

Avocat :

Me Reye.

TGI Poitiers, pres., du 21 nov. 1990

21 novembre 1990

EXPOSE DES FAITS, DE LA PROCEDURE ET DES MOYENS INVOQUES

Inscrite au registre du commerce de Poitiers le 24 janvier 1986 sous le n° A 332 831 742, Mme Lucette Bécaud exploite à Poitiers 17 avenue de Paris depuis le 6 juin 1985 un fonds de commerce de fabrication de lettres adhésives et de vente de papeterie à l'enseigne " Alpha'B ".

Elle envisage de le concéder en location-gérance à la SARL Gaschet-Alpha'B récemment créée par elle-même et M. Michel Gaschet et dont elle et lui sont les gérants.

Elle ne remplit que l'une des deux conditions de délais requises par l'article 4 de la loi du 20 mars 1956. Son exploitation personnelle a bien duré en effet plus de deux ans mais elle n'a pas été commerçante pendant sept ans.

Conformément aux dispositions de l'article 5 de ladite loi elle a donc présenté requête au Président du Tribunal de grande instance de Poitiers pour y être, par réduction de ce second délai, autorisée, en faisant valoir que depuis l'origine elle avait toujours travaillé en concours avec M. Michel Gaschet qui exerçait au 19 de l'avenue de Paris une activité de peintre en bâtiment et d'agence de publicité, activité désormais assumée par la SARL Gaschet-Alpha'B dont la création procédait précisément de leur souci commun de regrouper la gestion de leurs fonds respectifs.

Le Ministère Public a émis un avis défavorable à cette requête en rappelant qu'une demande identique avait peu de mois auparavant été rejetée et en soulignant que Mme Lucette Bécaud, qui ne justifiait pas de l'impossibilité d'exploiter son fonds de commerce personnellement ou par l'intermédiaire de préposés alors que la mise en gérance projetée avait un caractère spéculatif certain, n'excipait pas de circonstances nouvelles.

Par ordonnance du 21 novembre 1990 le Président du Tribunal de grande instance de Poitiers a cependant fait droit à cette requête. Il a estimé que d'autres situations que celle résultant d'une impossibilité pour le propriétaire du fonds de commerce de l'exploiter directement étaient susceptibles d'être retenues et que l'intention spéculative alléguée n'était pas caractérisée, ses éléments d'appréciation s'étant par ailleurs modifiés depuis sa précédente décision de rejet.

M. le Procureur de la République a régulièrement relevé appel de cette ordonnance et M. le Procureur Général, reprenant les critiques développées devant le premier juge, en demande l'infirmation et conclut au rejet de la requête de Lucette Bécaud.

Il considère qu'il n'existe en l'espèce aucune des circonstances habituellement retenues par la jurisprudence pour l'octroi d'une dérogation qu'un intérêt spéculatif, à son sens ici certain, si légitime serait-il au plan commercial, ne saurait permettre d'envisager.

Mme Lucette Bécaud pour solliciter la confirmation de la décision entreprise, argue à la fois des termes mêmes de la loi du 20 mars 1956 et de la genèse de celle-ci au travers d'une analyse approfondie des travaux parlementaires qui ont conduit à restreindre les rigueurs de la réglementation initiale des locations-gérances résultant du décret-loi du 22 septembre 1953.

Elle insiste sur le fait que l'impossibilité d'exploitation personnelle du fonds n'est plus l'exclusive condition mais un cas parmi d'autres de perspective admissible de mise en gérance et affirme que le souci d'économie qui la détermine à vouloir regrouper deux fonds dont les activités s'interpénètrent déjà étroitement ne correspond, comme le Président de Tribunal de grande instance l'a retenu, qu'à une saine stratégie commerciale qu'il n'y a pas à assimiler aux opérations spéculatives que le législateur a entendu écarter.

Il convient pour plus ample exposé des moyens réciproquement proposés de se reporter aux conclusions qui ont été déposées. La Cour y renvoie expressément.

MOTIFS DE L'ARRET

Attendu certes qu'en ouvrant une possibilité de dérogation judiciaire aux délais imposés par l'article 4 pour la mise en gérance d'un fonds de commerce, l'article 5 de la loi du 20 mars 1956 n'en a pas limité l'application à la seule hypothèse d'une impossibilité pour le propriétaire d'exploiter personnellement ou par l'intermédiaire de préposés ; que l'adverbe " notamment " utilisé retire à cette hypothèse le caractère exclusif qu'elle avait précédemment et laisse à la sagacité du magistrat saisi le soin d'apprécier, sur les observations du Ministère Public obligatoirement entendu, toutes autres qui lui seraient soumises.

Mais attendu que le choix d'un tel adverbe n'en privilégie pas moins cette situation d'impossibilité et impose, précisément à partir des considérations qui ont amené le législateur à l'insérer dans le texte naguère en vigueur du décret-loi du 22 septembre 1953 dont il était absent, une approche vigilante des autres raisons qu'invoquent les requérants pour tenter de s'affranchir d'une réglementation dont le principe et la finalité demeurent et doivent être sauvegardés.

Attendu qu'admettre trop volontiers, au prétexte d'opportunités commerciales, qu'il soit passé outre à l'interdiction d'une mise en gérance prématurée quand aucune raison d'impossibilité d'exploitation personnelle ou par préposés n'est vérifiée ni même alléguée, c'est vider la loi de sa portée en banalisant la dispense d'observer les limites dont en l'élaborant et la votant les parlementaires ont souhaiter maintenir la contrainte.

Attendu que ces derniers n'ont pas été guidés par des motifs d'ordre moral mais économique. Que la spéculation à laquelle ils ont voulu que la location-gérance ne se prête pas n'a pas de connotation péjorative. Qu'il s'agit seulement de la recherche en soi et a priori normale du profit. Qu'il leur est apparu qu'il fallait, et Mme Lucette Bécaud elle-même le met parfaitement en exergue dans ses conclusions, éviter qu'une mise en gérance n'ait pour but que de percevoir des redevances sans s'exposer aux aléas de l'exercice direct du commerce.

Or attendu que sous couleur d'une restructuration favorable aux activités concertées de son propre fonds de fabrication de lettres adhésives et de vente de papeterie et du fonds de M. Michel Gaschet devenu propriétaire de la SARL qu'elle vient avec lui de créer et dont elle est cogérante, c'est non pas sous la contrainte d'une impossibilité physique ou juridique d'exploitation personnelle mais dans le dessein lucidement réfléchi de maintenir cet élément de son patrimoine en dehors de l'actif social et d'en tirer un revenu à risques réduits qu'elle en envisage la mise en gérance plutôt que l'apport, malgré l'assimilation du tout qu'engendrerait aux yeux de la clientèle et des fournisseurs la confusion, sous une dénomination quasi identique, de l'enseigne de l'un et de la raison sociale de la personne morale désormais détentrice de l'autre.

Attendu qu'on ne voit pas quel intérêt si ce n'est effectivement spéculatif, quelque concevable qu'il soit, la guiderait dans cette mise en gérance qui lui apporte sans dépossession la sauvegarde d'un placement productif de revenus.

Attendu que cette opération n'est pas de celles que le législateur a eu l'intention de permettre à titre exceptionnel mais caractérise au contraire celles dont il n'a pas entendu ouvrir la voie tant que les deux délais de l'article 4 ne seraient pas écoulés.

Attendu que l'autorisation sollicitée n'avait donc pas à être accordée.

Attendu qu'il échet d'infirmer l'ordonnance déférée et de débouter Mme Lucette Bécaud de sa requête.

Par ces motifs : LA COUR, Reçoit le Ministère Public en son appel, L'y déclare bien fondé, Infirme l'ordonnance du Président du Tribunal de grande instance de Poitiers du 21 novembre 1990. Rejette la requête de Mme Lucette Bécaud tendant à la réduction de l'un des deux délais imposés par l'article 4 de la loi du 20 mars 1956 qui lui fait défaut pour pouvoir concéder en location-gérance son fonds de commerce de fabrication de lettres adhésives et de papeterie exploité sous l'enseigne " Alpha'B " 17 avenue de Paris à Poitiers. Laisse les dépens à sa charge.