CA Bordeaux, 1re ch. B, 11 décembre 1991, n° 5861-89
BORDEAUX
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Union Coopérative Agricole Laitière de Vendée
Défendeur :
Lucmaret
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bouscharain
Conseillers :
Mme Ellies-Thoumieux, M. Vergez
Avoués :
SCP H., L. Boyreau, Labory-Moussie-Rustmann
Avocats :
Mes Lustin, Leloup.
Titulaire d'une carte professionnelle de dépositaire des produits de l'Union Coopérative Agricole Laitières de Vendée, dite UCAL de la Vendée, titre payable par prélèvements réguliers sur le montant de ses commissions, M. Jean-Claude Lucmaret a conclu le 24 février 1986 avec cet organisme un contrat d'agent commercial soumis aux dispositions du décret du 23 décembre 1958.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 30 septembre 1987, l'UCAL a mis fin à ce contrat sans reprocher de faute à son agent, avec effet au 30 décembre suivant, pour respecter le délai de trois mois de préavis, en proposant une indemnité de rupture égale à la somme payée par M. Lucmaret pour acquérir la carte de représentant.
Mais, le 15 avril 1988, ce dernier l'a assignée en paiement d'une somme de 535 199,98 F au titre de l'indemnité compensatrice de son préjudice, en application de l'article 3 du décret du 23 décembre 1958, en soutenant que l'usage et la jurisprudence la fixent à raison de deux années de rémunération, soit, en ce qui le concerne, en 1986 une somme de 264 913,47 F, et en 1987 une rémunération de 270 286,51 F.
L'UCAL a prétendu n'être tenue qu'à une indemnité ne pouvant excéder 160 000 F, et encore sous réserve de la déduction de la somme de 15 000 F restant due au titre de la carte. Elle reprochait à M. Lucmaret d'ajouter aux commissions proprement dites les frais de dépôt, et observait qu'en sa qualité de grossiste il est son propre client pour 20 % du chiffre d'affaires commissionnables, et ne peut être indemnisé d'une partie du préjudice invoqué, puisqu'il poursuit la vente avec des produits concurrents auprès de ses anciens clients. Elle précisait que, pour sa cliente la SCASO, M. Lucmaret percevait des commissions inférieures à celle des ventes normales, alors que cette société représentait 65 % de son chiffre d'affaires et a été développée par la force commerciale de l'UCAL elle-même, si bien que le profit de son agent résulte d'un accroissement qui n'est pas de son fait.
Mais, par jugement du 7 novembre 1989, le Tribunal de grande instance de Bordeaux a condamné l'UCAL à payer à M. Lucmaret à titre d'indemnité de rupture 535 199,98 F avec intérêt au taux légal à compter de la date de l'assignation jusqu'au paiement et exécution provisoire, ainsi que 3 000 F au titre de l'article 700, en mettant à sa charge les dépens.
Le 18 décembre 1989, l'Union Coopérative Agricole Laitière de Vendée a relevé appel de cette décision pour maintenir devant la Cour le même système de défense et la même proposition.
Déduction faite du versement par l'UCAL de 366 799,18 F en principal et de 56 090 F d'intérêt au titre de l'exécution provisoire, M. Lucmaret demande la condamnation de l'appelante à lui payer le solde des sommes dues, à savoir :
- 535 199,98 - 356 799,18 = 178 400,80 F
- les intérêts au taux légal à compter de la date d'assignation sur ce solde de 178 400,80 F, ces intérêts étant eux-mêmes productifs d'intérêts en application de l'article 1154 du Code Civil ;
- 10 000 F au titre de l'article 700.
Il invoque la jurisprudence évaluant l'indemnité à raison de deux années de commissions brutes, pour compenser la perte de la valeur patrimoniale que représentait le mandat, cette durée étant considérée comme nécessaire pour reconstituer la part de marché perdue dans un marché ouvert, alors que celui des produits laitiers est en situation d'oligopole et qu'il est quasiment impossible de retrouver de nouveaux mandats. Il fait valoir que les cessions de cartes sont négociées sur la base de deux années de commissions, ces dernières ayant été fixées par le contrat sous le régime duquel lui ou son successeur auraient continué à travailler si la rupture n'était intervenue, et estime qu'aucune distinction n'est à faire dans le chiffre d'affaires pour établir l'assiette de l'indemnité. Au sujet des frais de dépôt, il fait remarquer que la rupture du contrat l'a privé des rémunérations auxquelles il avait droit pour son activité de dépositaire comme pour celle de mandataire, et que la patrimonialité du contrat, reconnue par la clause de présentation d'un successeur portait sur l'intégralité de la convention à laquelle la rupture a mis fin, sans exclure l'activité de dépositaire. Il invoque l'article 3 du décret du 23 décembre 1958 imposant l'indemnisation du préjudice subi, sans exclure de l'assiette la part relative à l'activité de dépôt, car ce ne serait alors qu'une réparation partielle.
Au sujet du chiffre d'affaires réalisé par son activité de grossiste, il observe que l'UCAL ne s'en est jamais plainte et qu'il n'y a donc aucune raison de l'exclure, et pas davantage celle concernant la SCASO, car, si la coopérative n'avait pas eu besoin de son agent pour traiter avec ce client, elle l'aurait exclu du mandat. Il estime que la tentative d'exclusion du chiffre d'affaires réalisé avec cette société tend à abolir l'article 3 du décret de 1958.
A propos du solde du prix de la carte, il rappelle que celui-ci était payable "par retenue de la moitié des commissions jusqu'au 31 mars 1988" et qu'il sera au maximum égal "au montant total des retenues sur les commissions entre le 1er avril 1984 et le 31 mars 1988", selon les termes d'une lettre de l'UCAL du 31 mars 1988, si bien, fait-il valoir, qu'en mettant fin unilatéralement au contrat, l'expéditrice de ce courrier a elle-même décidé de ne plus servir de commissions au destinataire, et, par conséquent, de percevoir la moitié des commissions acquises à son agent.
En ses dernières écritures, l'appelante se désigne désormais sous la dénomination d'Union Coopérative Agricole Laitière de Charente-Poitou.
Motifs de l'arrêt :
En indiquant que "si la rupture du contrat est le fait que l'UCAL, sans que cette résiliation soit justifiée par une faute de M. Lucmaret (...)", ce dernier "a droit à une indemnité", le contrat ne fait que reproduire l'alinéa 2 de l'article 3 du décret n° 58-1345 du 29 décembre 1958 auquel il se réfère expressément.
Or, si l'appelante prétend motiver par des résultats insuffisants sa décision de mettre fin au mandat de l'intimé, un tel grief n'est pas exprimé dans sa lettre annonçant à M. Lucmaret la résiliation. D'ailleurs, en toute hypothèse, elle ne caractérise nullement une faute qu'aurait commise son agent et qui serait à apprécier exclusivement en fonction des obligations explicitement mises à sa charge par le contrat, alors qu'il n'est même pas argué de manquements à celles-ci.
Par conséquent, c'est à bon droit que M. Lucmaret réclame indemnisation intégrale du préjudice causé par le retrait de son mandat qui affecte incontestablement tous les aspects de son activité développée dans l'intérêt commun des parties, y comprises celle de dépositaire et de grossiste des produits de l'UCAL et ses relations avec la SCASO, expressément visées dans la convention. Aussi, sur la base des rémunérations brutes indiscutées comptabilisées pendant les deux dernières années, conformément à l'usage et à la jurisprudence, est-il fondé à prétendre recevoir le solde qu'il réclame à titre principal.
C'est en vain que l'UCAL prétend déduire du montant de l'indemnité due par elle le solde du coût de la carte de représentation. En effet, non seulement le contrat détermine la valeur de ce titre, non en considération d'une situation antérieurement acquise sur le marché, mais en fonction de l'activité même de M. Lucmaret qui contribue ainsi à l'augmentation du prix qu'il doit payer pour représenter sa cocontractante auprès de la clientèle, mais surtout il est impossible de préciser ce qui resterait à payer de ce chef, puisque ce serait la moitié de commissions que la cessation du mandat rend désormais injustifiables.
S'agissant des intérêts au taux légal des sommes dues, aucune disposition contractuelle n'existant à ce sujet, ils doivent courir à compter de la date du présent arrêt en raison de son caractère constitutif, et non déclaratif, du droit du créancier, ce qui exclut la capitalisation demandée, dès lors que ces intérêts ne peuvent être encore annuellement échus.
Quant aux sommes non comprises dans les dépens que l'intimé a dû débourser pour le soutien de son action, il serait inéquitable de les laisser à sa charge. Toutefois, en l'absence de justificatif de ces frais, la Cour dispose d'éléments suffisants pour arrêter à 6 000 F la condamnation à prononcer de ce chef.
Echouant en son recours, l'UCAL de Charente-Poitou doit être condamnée aux dépens d'appel.
Par ces motifs, LA COUR, Recevant l'Union Coopérative Agricole Laitière de Vendée, aux droits et obligations de laquelle se trouve désormais l'Union Coopérative Agricole Laitière de Charente-Poitou, en son appel du jugement rendu le 7 novembre 1989 par le Tribunal de grande instance de Bordeaux dans l'affaire l'opposant à M. Jean-Claude Lucmaret, Confirmant la décision déférée, Dit que l'Union Coopérative Agricole Laitière de Charente-Poitou doit payer, avec intérêt au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt, un solde de 178 400,80 F au titre de l'indemnité prévue par l'article 3 du décret n° 58-1345 du 23 décembre 1958 ; Déboute M. Lucmaret de sa demande de capitalisation des intérêts de sa créance ; Condamne en outre l'Union Coopérative Agricole Laitière de Charente-Poitou à payer au même la somme de 6 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; La condamne enfin aux dépens d'appel.