CA Paris, 4e ch. B, 30 janvier 1992, n° 89-1672
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Trebel (SA)
Défendeur :
Chanel (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Avocat général :
M. Galibert
Conseillers :
MM. Gouge, Jacomet
Avoués :
SCP Verdun Gastou, SCP Parmentier Hardouin
Avocats :
Mes Destremau, Rosenfeld.
Dans des circonstances relatées par les premiers juges la société Chanel avait, après avoir fait procéder à cinq saisies contrefaçon, attrait la société Trebel devant le Tribunal de Grande Instance de Paris, invoquant des actes d'usage illicite des marques appartenant à Chanel et le non respect d'une injonction contenue dans une ordonnance de référé du 30 avril 1987 sanctionnée par une astreinte. Trebel s'était opposée à cette demande, invoquant notamment la jurisprudence française et celle de la Cour de justice des Communautés européennes. Par son jugement du 2 décembre 1988, qui a exposé les faits, moyens et prétentions des parties antérieurs la 3e Chambre 2e section du Tribunal, retenant un usage illicite de marques a fait défense, sous astreinte, à Trebel de vendre, détenir, offrir à la vente des produits portant les marques de Chanel, ordonné la confiscation aux fins de destruction des produits Chanel en la possession de Trebel, condamné Trebel à payer à Chanel :
- une indemnité de 800 000 F,
- une somme de 318 000 F au titre de l'astreinte,
- une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC,
- les dépens.
L'exécution provisoire était ordonnée pour l'interdiction et la confiscation, toutes les autres demandes étant rejetées.
Trebel a relevé appel par déclaration du 7 décembre 1988 et saisi la Cour le 26 janvier 1989.
Trebel a conclu à l'infirmation et au débouté, subsidiairement au débouté faute de preuve du préjudice et des infractions à l'interdiction sous astreinte, à la condamnation de Chanel, en toute hypothèse à payer la somme de 10 000 F pour frais non taxables et tous les dépens.
Chanel a conclu à la confirmation sur l'usage illicite de marques et formé des demandes nouvelles basées sur des faits de concurrence déloyale, tierce complicité, altération et destruction de signes servant à identifier des marchandises. Ses conclusions tendent également à la confirmation sur l'astreinte mais, par voie d'appel incident elle sollicité que l'indemnité soit portée à 1 500 000 F, la somme au titre de l'article 700 du NCPC à 50 000 F. Elle demande que les frais de séquestre soient inclus dans les dépens. Enfin par ses écritures additionnelles elle sollicite, à titre de supplément d'indemnité, la confiscation à son profit de l'intégralité des objets saisis et actuellement séquestrés.
Sans invoquer l'irrecevabilité des demandes nouvelles en appel Trebel a conclu au débouté. A la demande des avocats des parties l'affaire a dû être renvoyée à l'audience du 13 novembre 1991. Après audition des plaidoiries l'affaire a été renvoyée en continuation pour les conclusions du Ministère Public. A l'audience du 11 décembre 1991 le Ministère Public a été entendu en ses conclusions orales qui tendent à ce que la Cour retienne à la charge de Trebel certains actes fautifs en raison de la destruction de certains codes barres sur les produits ainsi que des actes de tierce complicité et à ce qu'elle ordonne la destruction des produits saisis. Les avocats ont été invités, sans apporter aucun élément nouveau, à déposer, s'ils le jugeaient utile, une note en délibéré pour répondre aux conclusions du Ministère Public avant le 14 décembre 1991 pour Trebel et avant le 19 décembre 1991 pour Chanel.
La société Trebel en réponse aux conclusions du Ministère Public soutient par note du 13 décembre 1991 qu'elle n'a pris d'engagements devant le juge des référés qu'en raison de la jurisprudence française à l'époque, sans pour autant reconnaître avoir commis une faute. Elle fait valoir d'autre part que la Cour n'avait pas autorisé son confrère, en même temps qu'il communiquait une copie d'arrêt cité dans ses écritures, à adresser une note en délibéré sur la notion de tierce complicité. Elle ajoute pour répondre aux développements du Ministère Public sur la tierce complicité que Chanel n'ayant pas poursuivi les auteurs principaux il serait anormal de poursuivre le prétendu tiers complice, étant observé que Chanel qui a vendu puis saisi des produits n'a pas subi de préjudice financier. Elle relève enfin que certains distributeurs " ne sont pas codés ". Chanel a répondu par note du 18 décembre 1991 à la note de Trebel du 13 décembre que cette dernière était en connaissance du caractère illicite de ses activités et que M. Dieuloi avait reconnu, le 5 mars 1987 qu'il s'était approvisionné auprès de distributeurs agréés. Elle a jouté que le préjudice tenait à la désorganisation du réseau et à l'atteinte à l'image de la marque.
Sur ce LA COUR, qui pour un plus ample exposé se réfère au jugement et aux écritures d'appel,
Considérant, avant tout autre développement, que Chanel ayant cité dans ses écritures un arrêt Dansk Supermarket en date du 22 janvier 1981 prononcé par la Cour de justice des Communautés européennes il a été demandé à l'avocat de Chanel de communiquer une copie intégrale de cette décision à la Cour et une autre à son confrère adverse ; que l'avocat de Chanel a cru devoir ajouter des observations écrites en réponse à l'argumentation orale de son confrère ; que cette note n'ayant pas été demandée par la Cour il n'y sera pas répondu ;
1. Sur l'usage illicite de marques
Considérant que Trebel, qui proteste de sa bonne foi, invoque la jurisprudence de la Chambre criminelle et de la Chambre commerciale de la Cour de cassation ; qu'elle fait valoir qu'il appartient à Chanel de prouver le caractère illicite des achats de produits marqués dès lors qu'il est acquis aux débats qu'il s'agit de produits authentiques portant des marques apposées par Chanel et mis dans le commerce par celle-ci ;
Considérant que Chanel répond que la jurisprudence citée par Trebel n'a pas la portée que celle-ci lui prête et que la règle de l'épuisement du droit sur la marque ne peut jouer en l'espèce, les produits n'ayant pas été mis sur le marché avec son consentement et les conditions de commercialisation par Trebel ne permettant pas un contrôle des caractéristiques qualitatives et d'authenticité ;
Considérant, ceci exposé, que certes Trebel ne conteste pas la licéité du réseau de distribution sélective créé en France par Chanel ;
Mais considérant qu'il résulte des constatations des cinq procès-verbaux de saisie-contrefaçon mis aux débats que les produits étaient tous des produits authentiques fabriqués par Chanel et portant des marques apposées par celle-ci ; que des propres allégations de Chanel selon lesquelles Trebel aurait acquis les produits auprès de revendeurs agréés il se déduit que ces produits authentiques portant ses marques avaient été mis initialement sur le marché par Chanel; que dès lors la commercialisation des produits même au mépris d'un réseau de distribution sélective ne peut constituer un usage illicite des marques de Chanel;
Considérant que sur la base des mêmes procès-verbaux de saisie-contrefaçon il apparaît que c'est à tort que Chanel invoque le " motif légitime " de s'opposer à la commercialisation au titre du droit des marques alors que les procès-verbaux ont montré, en particulier, les 23 et 28 janvier 1987, que Trebel tentait maladroitement de dissimuler une activité en elle-même licite, il n'est pas prouvé qu'elle ait effectué un reconditionnement des produits et que seul le dernier procès-verbal de saisie-contrefaçon du 30 juillet 1987 révèle la présence de produits à l'emballage défraîchi que Trebel, qui n'était plus en droit de s'en dessaisir l'ordonnance de référé du 30 avril 1987 le lui ayant interdit était contrainte de conserver, étant observé en outre qu'un tel résidu de stock n'avait pu être restitué aux fournisseurs en raison de son état ; que la demande basée sur le droit des marques est donc mal fondée ;
2. Sur la tierce complicité
Considérant que Chanel, qui fait état des clauses des contrats passés avec ses distributeurs agréés allègue que ceux-ci s'interdisant de vendre à tout négociant autre qu'un distributeur agréé, Trebel, ancien membre du réseau, en incitant les distributeurs à violer leurs obligations se serait rendue complice de cette violation et qu'elle a d'ailleurs avoué ces acquisitions lors de la saisie-contrefaçon (conclusions du 25 octobre 1990 page 3) ; que Trebel répond que les contrats lui sont inopposables et que Chanel n'ayant pas " mis en cause " les responsables elle-même ne saurait en être déclarée complice ;
Considérant qu'il résulte du procès-verbal de saisie-contrefaçon du 5 mars 1987 que M. Dieuloi préposé de Trebel a reconnu que Trebel avait acquis des produits Chanel auprès de distributeurs agréés en procédant par voie d'échange, qu'un tel aveu, obtenu sans fraude ni contrainte, suffit à apporter la preuve que Trebel ancien concessionnaire agréé s'est rendu coupable de la violation de leurs obligations contractuelles par des distributeurs agréés, même s'il s'agit de distributeurs non dénommés d'après les écritures de Chanel et contre lesquels il n'apparaît pas des pièces mises aux débats que Chanel ait engagé des poursuites; qu'il demeure que pour les produits saisis réellement, dans le procès-verbal, précédant celui du 5 mars 1987, produits auxquels M. Dieuloi se réfère dans le procès-verbal précité, Trebel a engagé sa responsabilité pour tierce-complicité ;
3. Sur les autres faits qualifiés de concurrence déloyale
Considérant que Chanel soutient qu'il existerait d'autres faits distincts de la simple commercialisation et contraires aux usages loyaux du commerce ; qu'à ce titre elle reproche à Trebel d'avoir détenu en vue de la vente " bon nombre " de produits non codés " ce qui ne permettait pas de vérifier qu'il ne s'agissait pas de produits volés ou contrefaits ", d'avoir détenu des produits portant des codes de distributeurs altérés afin d'empêcher de déterminer la provenance, enfin d'avoir vendu ou offert à la vente des produits portant la mention " ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé Chanel " alors qu'elle n'a plus cette qualité ; que Trebel répond qu'il n'y a pas de preuve de concurrence déloyale et qu'elle a revendu qu'à l'étranger sans concurrencer le réseau français de Chanel ;
Considérant, ceci exposé, que Chanel, qui a la charge de la preuve ne démontre pas que l'intégralité des produits qu'elle met sur le marché porte un code ; qu'elle ne précise pas quels sont les produits saisis qui ne portaient aucun code ce qui ne permet pas à Trebel de rechercher si des produits semblables sont habituellement commercialisés sans code ; que le moyen tiré de l'absence de code sur quelques produits n'est pas fondé ;
Considérant sur la mention portée par Chanel sur les emballages que, dans la mesure où le consommateur pourrait, par cette mention, être trompé sur une qualité substantielle du produit, il convient de relever que celui qui a porté la mention sur le produit dans son propre intérêt et qui doit être considéré comme l'annonceur de la publicité mensongère est Chanel, fabricant ; qu'il n'appartenait pas à Trebel, qui aurait ainsi commis une faute, de détériorer l'emballage du produit vendu pour effacer la mention ; que Chanel qui ne prouve pas que les produits portant la mention litigieuse aient été mis dans le commerce sans son consentement ne saurait par cette simple mention se créer des droits opposables aux tiers sur la vente des produits alors que cette vente hors du réseau de distributeurs agréés n'est pas en elle-même fautive ; qu'au demeurant il n'est pas prouvé que Trebel, dans ses relations avec la clientèle, ait cherché à se présenter comme un distributeur agréé de la marque et des produits Chanel ou que des clients aient été abusés sur la qualité réelle de Trebel ; que ce moyen n'est pas fondé ;
Mais considérant qu'en détruisant ou en masquant la partie des codes qui permet au fabricant d'identifier le distributeur destinataire du produit et donc de contrôler la fiabilité de son réseau, Trebel a volontairement commis un acte contraire aux pratiques loyales du commerce; qu'un tel acte engage sa responsabilité ;
4. Sur la violation de la loi du 24 juin 1928
Considérant qu'à bon droit Trebel fait valoir que ce texte pénal étant de stricte interprétation les altérations du " code dépositaire " qui n'ont pas porté sur la partie du code servant à identifier le produit et son numéro de fabrication sont étrangères au domaine d'application de la loi et ne constituent donc pas un délit au sens de ce texte ;
5. Sur la liquidation de l'astreinte
Considérant que Chanel allègue qu' " il est évident " que les produits détenus par Trebel et dont la consistance est établie par la saisie-contrefaçon du 30 juillet 1987 " l'étaient en vue de leur vente " et que le " fait générateur " de l'astreinte étant constitué, il convient de confirmer le jugement sur ce point ; que Trebel fait valoir au contraire qu'il faut s'en tenir aux termes de l'ordonnance ;
Considérant, ceci exposé, que l'ordonnance de référé du 30 avril 1987 donne acte à Trebel " de ce qu'elle s'engage à ne pas acquérir ou vendre des produits revêtus des marques de la société Chanel " et en tant que de besoin, lui en fait interdiction sous astreinte de 1000 F par infraction constatée ; qu'en outre elle fait interdiction à Trebel " jusqu'à exécution de la mesure de séquestre " de se dessaisir des produits désignés dans le procès-verbal du 21 avril 1987 ;
Considérant dès lors qu'en conservant la détention de produits, détention constatée le 30 juillet 1987, Trebel n'a pas enfreint les dispositions de l'ordonnance ; qu'il ne s'agit ni d'une acquisition ni d'une vente ni d'une offre en vente les produits étant entreposés dans un garage servant de resserre ; que de plus il ne peut être fait grief à Trebel de ne pas avoir tenté de rétrocéder ces produits à ses fournisseurs comme il s'y était engagé pour certains, engagement d'ailleurs non sanctionné par une astreinte, alors que l'inventaire qui en a été fait montre qu'il s'agissait d'un résidu de stock composé de produits dont les emballages n'étaient plus en bon état et qu'un fournisseur n'eut pas manqué de refuser ; qu'il n'y a donc pas lieu de condamner Trebel à payer une astreinte ;
6. Sur les réparations et les mesures à prendre
Considérant que la Cour a des éléments pour évaluer l'indemnité destinée à réparer le préjudice qui est en relation directe de cause à effet avec les fautes commises, comme ci-après ; que la confiscation des objets saisis aux fins de destruction constitue un complément de réparation adéquat d'autant que Trebel a pris des engagements dont il convient d'assurer l'efficacité ; qu'il n'y a pas lieu à publication ; que les premiers juges ont fait une équitable appréciation des frais non taxables ; qu'il est équitable que les nouveaux frais non taxables exposés par Chanel devant la Cour soient mis à la charge de Trebel comme indiqué au dispositif ; qu'en revanche Trebel qui succombe conservera ses frais non taxables ; que les frais de séquestre qui ont été indispensables, seront mis à la charge de Trebel, au même titre que les dépens, en raison de la faute commise ;
Par ces motifs, Réformant le jugement sauf sur le principe d'une indemnité, sur le montant des frais non taxables et les dépens, statuant à nouveau et ajoutant au jugement : Dit que la société Trebel en se rendant complice de la violation de leurs obligations par des concessionnaires agréés, en détruisant ou en masquant les codes identifiant, sur les produits de marque Chanel, le distributeur destinataire de la commande a commis des fautes, La condamne à payer à la société Chanel une indemnité de deux cent mille francs (200 000 F) et une somme supplémentaire de huit mille francs (8 000 F) au titre de l'article 700 du NCPC devant la Cour ; Ordonne la confiscation pour être remis à la société Chanel aux fins de destruction de l'ensemble du stock des objets de marque Chanel saisis par procès-verbaux des 23 janvier, 5 mars, 21 avril et 30 juillet 1987 ; Condamne la société Trebel aux dépens d'appel incluant les frais de séquestre faisant suite aux saisies-contrefaçon et autorise la SCP d'avoués Parmentier Hardouin à recouvrer conformément à l'article 699 du NCPC. Déboute les parties de leurs autres demandes.