Livv
Décisions

CA Rennes, 2e ch., 26 février 1992, n° 274-91

RENNES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Chanel (SA)

Défendeur :

Eve Parfums (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Duclos

Conseillers :

MM. Roy, Froment

Avoués :

SCP d'Aboville, de Moncuit, Me Gautier

Avocats :

Mes Rosenfeld, Le Meur.

T. com. Quimper, du 1er mars 1991

1 mars 1991

La société Chanel a conclu le 18 mai 1988 un contrat de distribution agréé avec M. de Figueiredo Branco exploitant une parfumerie sous l'enseigne Eve Parfum à Douarnenez , l'une des clauses (II 4°) portant interdiction de revendre à tout négociant ou collectivité.

La société Chanel a fait constater le 14 septembre 1988 par huissier qu'un nommé Edmond Hermann revendait des produits de parfumerie de marques acquis dans des conditions illicites auprès de distributeurs agréés et a identifié par la lecture des codes barres figurant sur les articles saisis la liste de 11 dépositaires agréés de sa propre marque, dont la société Eve Parfums, le numéro de code de ce client, P 93, ayant été retrouvé sur 7 articles, 3 flacons d'eau de parfum " Coco " et 4 flacons d'eau de toilette " Pour Monsieur ".

La société Chanel a alors dénoncé les contrats de distribution avec dix d'entre eux, pour Eve Parfum par lettre recommandée du 10 novembre 1988, et réclame restitution des produits encore en stock.

Au mois de juin 1989, la société Chanel a repris les stocks de la société Eve Parfums qui exploitait aussi à cette époque un autre fonds de parfumerie qu'elle avait racheté à Lorient et à l'égard duquel la non reconduction du contrat de distributeur agréé a été également décidée.

La société Chanel a ensuite exigé la restitution du matériel de vente et de démonstration confiée à la parfumerie de Lorient tel que figurant sur des états informatiques et fiche de consignation et a assigné à cette fin le 24 avril 1990 la société Eve Parfums.

Celle-ci a contesté la précision de la demande en l'état des documents produits et se portant demanderesse reconventionnelle a formé une demande en dommages intérêts de 400.000 F pour rupture abusive du contrat estimant que la preuve n'était nullement rapportée de sa mauvaise foi et de la vente des 7 articles retrouvés en stock chez M. Hermann.

Aux termes de son jugement rendu en date du 1er mars 1991 le Tribunal de commerce de Quimper a fait droit à cette demande reconventionnelle, estimant que la présence de 7 articles sur un stock de plusieurs centaines de produits comparables n'était en soi aucunement probant d'une vente par la société Eve Parfums au sieur Hermann en infraction aux dispositions du contrat de distributeur agréé, en l'absence notamment de tout autre élément tel que pièce comptable et que pouvaient tout aussi bien être envisagées les hypothèses d'achats par un consommateur anonyme ou d'une rupture de la chaîne de distribution. Pour apprécier le préjudice, le Tribunal a commis un expert comptable. Le Tribunal a enfin fait droit à la demande de restitution du matériel de publicité mais en exigeant que la reprise se fasse en présence d'un huissier aux fins de vérifier le bien fondé des revendications.

La société Chanel fait grief à cette décision de s'être essentiellement fondée sur une lettre de la Direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes dans laquelle celle-ci répondait à la plainte de la société Eve Parfums en lui précisant en substance qu'il n'avait pas été possible de mettre en évidence une infraction aux règles de la concurrence, mais qu'en revanche la société Chanel n'avait pu établir l'existence de factures de rétrocessions émanant de la société Eve Parfums et que de plus lors de l'enquête M. Hermann avait déclaré n'avoir eu avec elle aucune relation commerciale, lui suggérant en définitive d'engager une instance pour faire reconnaître sa bonne foi et obtenir des dédommagements.

Elle réplique que les preuves ainsi requises sont impossibles à réunir, les factures établies le cas échéant étant soit dissimulées soit détruites par les cocontractants ; que la déclaration du négociant Hermann ne peut non plus être prise en compte puisque l'examen des documents et produits saisis au siège de son entreprise démontrent qu'il avait mis en place une structure organisée au plan national d'achats illicites de produits de parfumerie de marque afin de les revendre à des grandes surfaces ou à l'étranger par l'intermédiaire de sociétés fictives, lui permettant de simuler des importations.

Elle précise en outre que le nombre et le type de produits identifiés en l'espèce sont exclusifs d'une vente à un acheteur anonyme, et que ce fait à lui seul contrevient à l'obligation particulière faite au dépositaire agréé d'avoir à prendre toutes les précautions pour que les produits ne soient vendus qu'à des consommateurs directs ou à des distributeurs agréés, cette obligation étant le fondement et la garantie du système de distribution sélective qu'elle défend, et que la négligence que révèlent de telles ventes est aussi constitutive d'une infraction au contrat.

Elle fait enfin valoir le fait qu'en raison de l'ampleur du réseau mis en place par Hermann et de son coût induit, les achats ne pouvaient être effectués au prix de vente public mais nécessairement à un prix moindre ce qui démontre la complicité obligatoire du dépositaire.

Elle demande donc à la Cour de se fonder sur les précisions concordantes qui résultent de ces éléments, corroborés par le témoignage d'un dépositaire qui a reçu les propositions d'un représentant d'Hermann aux fins de lui racheter des produits en sous main, pour dire qu'il y a eu violation des engagements contractuels.

L'appelante conclut donc à la réformation du jugement et au rejet de la demande de réparation présentée par Eve Parfums, critiquant de façon subsidiaire le montant réclamé alors que le contrat dénoncé le 10 novembre expirait normalement le 31 décembre 1988, demandant à la Cour de dire qu'en tout état de cause le préjudice ne saurait exister que sur cette durée.

Elle conclut enfin à la confirmation du jugement s'agissant de la restitution ordonnée de ses meubles de vente, sauf en ce qui concerne les modalités particulières prévues par le tribunal, estimant que son droit de propriété découle du contrat lui-même et qu'il n'y a pas lieu à présence d'un huissier.

Elle sollicite l'allocation d'une somme de 10.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Eve Parfums conteste formellement avoir vendu à une seule et même personne, que ce soit à M. Hermann ou à sa société Maed Distribution les produits retrouvés en sa possession, ne s'expliquant pas comment ce fait avait pu se réaliser.

Elle soutient qu'en l'absence de tout autre élément de preuve, cette seule constatation est insuffisante pour justifier la rupture unilatérale décidée par le distributeur alors que d'autres hypothèses sont parfaitement plausibles pour rendre compte de ce fait.

Elle conclut à la confirmation du jugement, et sur l'appréciation de son préjudice demande à la Cour de ne pas restreindre la période d'évaluation, faisant valoir qu'il n'existait aucune raison valable de ne pas renouveler le contrat de distributeur agréé à la fin de l'année 1988, ni celui existant antérieurement pour le fonds de Lorient.

Elle confirme sa demande d'une somme de 400.000 F à titre indemnitaire.

Elle ne s'oppose pas enfin à la restitution du mobilier de publicité sous réserve de la justification par la société Chanel de la consignation.

Elle sollicite enfin une somme de 10.000 F au titre des frais irrépétibles.

Sur ce,

Considérant que le litige s'inscrit dans le cadre de la concurrence que se livrent les distributeurs sélectifs qui s'efforcent de préserver la solidité d'un réseau de dépositaires revendeurs titulaires de l'exclusivité de leurs marques et les tenants d'une distribution ouverte désireuse de mettre à la disposition du plus grand nombre ces mêmes produits rendus attractifs en raison de leur nature ou du prestige attaché à la marque sous laquelle ils sont commercialisés ;

Considérant que la rigueur des obligations contractuelles mises à la charge des dépositaires agréés sont en rapport direct avec l'objectif économique poursuivi par les distributeurs, lequel consiste à créer et entretenir le prestige de la marque en limitant la diffusion mais en valorisant les conditions de commercialisation de leurs produits ;

Considérant que la société Eve Parfums ne pouvait ignorer ces paramètres, d'abord parce que dans cette branche professionnelle les contrats d'agrément de marques sont d'usage courant, et que leur obtention nécessite la présentation préalable d'un site commercial choisi et de références sérieuses, ensuite parce que les clauses des contrats de distributeur agréé stipulent précisément les obligations mises à la charge du dépositaire, et notamment celles ayant trait aux lieux et aux conditions de commercialisation ;

Considérant ensuite que l'ampleur des moyens mis en œuvre pour obtenir un réseau de distribution sélectif renforce l'image de marque du produit mais de façon corrélative, crée la tentation pour les distributeurs non agréés de profiter du caractère attractif de ces produits en les commercialisant ;

Considérant que c'est dans cette perspective qu'il convient de situer l'entreprise d'envergure nationale mise en place par M. Hermann sous l'enseigne Maed Distribution dont le but était d'obtenir la mise à disposition par le plus grand nombre possible de dépositaires agréés de produits de parfumerie de marque, afin de les écouler auprès de circuits parallèles de distribution non agréés en profitant de l'effet attractif de ces produits auprès de la clientèle ;

Que la lecture du constat d'huissier reflète la diversité des produits saisis et de leur origine mais aussi la constance des marques de prestige recherchées, l'utilisation d'un outillage destinée à supprimer les codes d'identification et de destinataire, enfin la mise en place d'un circuit de distribution européen fictif destiné à éviter les poursuites judiciaires en France sous couvert de la réglementation plus libérale de la concurrence ;

Considérant dans ces conditions que l'identification de sept articles portant le numéro de code attribué à la société Eve Parfums constitue une présomption grave de manquement à ses obligations contractuelles de la part de ce dépositaire qui dans le contexte de concurrence parallèle aigu qui sévit depuis plusieurs années dans cette branche, devait porter une attention scrupuleuse au respect de ses obligations quant à la commercialisation des produits;

Considérant que la société Chanel, à laquelle incombe la preuve de la faute qu'elle impute à son dépositaire justifie qu'en amont de la livraison un soin tout particulier est apporté quant à la préparation de la commande et à sa personnalisation, puisque les méthodes de marquage mises au point sont en relation directe avec son souci de maintenir la cohésion et la solidité de son réseau de distribution ;

Que l'hypothèse de la rupture de chaîne ou de la connivence même de la société Chanel avec la société Maed Distribution n'est donc nullement vraisemblable ;

Considérant ensuite que la société Eve Parfums n'a jamais soutenu ne pas avoir reçu les articles identifiés chez M. Hermann et que la date et le lieu de fabrication permettent d'en retrouver trace sur les commandes par elles passées auprès de son fournisseur ;

Considérant qu'il ne saurait être reproché à la société Chanel de ne pas être en mesure de produire les factures de rétrocession de ces produits à M. Hermann ou à un de ses représentants, l'établissement de tels documents étant en l'espèce fortement improbable ;

Que le fait que M. Hermann lui-même interpellé sur ce point, ne reconnaisse pas entretenir de relations commerciales habituelles avec la société Eve Parfums ne paraît pas non plus anormal ;

Considérant en revanche que la présence inexpliquée de sept articles provenant de chez Eve Parfums laisse sous-entendre de sa part que les achats ont été effectués normalement sans que son attention ait été particulièrement altérée ;

Mais considérant que sur ce point également, les documents saisis chez Hermann font apparaître que les achats avaient nécessairement lieu à un prix de gros majoré tout en restant notablement inférieur au prix de revente public forcément important pour ce type de produits de luxe ;

Qu'il s'ensuit qu'il n'y a aucune raison compte tenu du nombre et de la qualité des produits retrouvés chez lui de ne pas estimer qu'ils ont été aussi acquis dans des conditions anormales, sinon à ne plus rendre compte du mode de fonctionnement de son entreprise qui repose précisément sur la différence de marge bénéficiaire qu'il retirait en revendant lui-même ces produits à un coût qui devait rester inférieur au prix public tout en couvrant ses frais ;

Considérant en définitive qu'eu égard aux présomptions concordantes existant en la cause et tenant d'une part au contexte dans lequel il s'inscrit, d'autre part au type et au nombre d'articles identifiés comme étant en provenance d'un même dépositaire retrouvés chez un négociant spécialisé dans la distribution parallèle de tels produits et agissant de façon habituelle et concertée auprès des dépositaires agréés pour se faire remettre des produits de marque à un prix de gros majoré, il apparaît à la Cour suffisamment établi que la société Eve Parfums a manqué aux clauses du contrat la liant à la société Chanel et qu'il convient en conséquence de réformer la décision entreprise et de la débouter de sa demande de dommages-intérêts;

Considérant pour le surplus que le jugement sera confirmé, la société Chanel justifiant certes de son droit à revendiquer le matériel confié à la parfumerie Henriette, mais les documents produits ne permettent pas d'identifier avec une précision suffisante en raison des abréviations figurant sur les états informatiques produits la nature exacte des objets revendiqués ;

Qu'il y aura donc lieu de confirmer l'obligation imposée à la société Chanel de s'adjoindre les services d'un huissier pour procéder au constat contradictoire de la reprise des éléments mobiliers qu'elle revendique en fonction des justificatifs qu'elle présentera à cette occasion ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser la société Chanel supporter les frais irrépétibles qu'elle a dû engager à l'occasion de cette procédure, lesquels seront fixés à la somme de 5.000 F ;

Par ces motifs, LA COUR, Accueille l'appel principal de la société Chanel. Réforme le jugement. Déboute la société Eve Parfums de ses demandes de dommages-intérêts pour rupture abusive et non renouvellement des contrats de distributeurs agréés la liant à la société Chanel. Dit n'avoir lieu à expertise. Confirme le jugement quant aux modalités de reprise du matériel de publicité appartenant à la société Chanel. Condamne la société Eve Parfums à payer à la société Chanel la somme de 5.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. La condamne aux dépens, ceux d'appel étant recouvrés par la SCP d'Aboville de Moncuit Saint Hilaire selon les dispositions de l'article 699 de ce Code.