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Décisions

CA Limoges, 1re et 2e ch. réunies, 13 mai 1992, n° 780-89

LIMOGES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Rocadis (SA)

Défendeur :

Comptoir Nouveau de la Parfumerie Parfums Hermès (SA), Société française de soins et de parfums (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vray

Conseillers :

MM. Leflaive, Etchepare, Jutteau

Avoués :

Mes Garnerie, Durand-Marquet

Avocats :

Mes Pagot, Raye, Saint Esteben, Grandjean.

T. com. Poitiers, prés., du 24 janv. 198…

24 janvier 1985

LA COUR,

Par ordonnance de référé du 7 mars 1985, le Président du Tribunal de commerce de Poitiers, statuant sur la demande de la société Comptoir Nouveau de la Parfumerie " Parfums Hermès " et de la société Française de Soins et de Parfums, a fait interdiction à la société Rocadis, exploitant le centre Distributeur Leclerc, de mettre en vente les produits de parfumerie fabriqués et vendus par les demanderesses, sous astreinte définitive de 1 000 F par produit offert, en vente ou vendu en violation de cette interdiction, et a ordonné la mise sous séquestre de tous les produits se trouvant dans les locaux de la société Rocadis " Centre Leclerc ", en commettant un huissier de justice pour saisir et conserver en qualité de séquestre ces produits jusqu'à ce qu'il soit statué au fond ; a enfin ordonné une expertise.

Sur appel de la société Rocadis, la Cour d'appel de Poitiers, par arrêt du 27 novembre 1985, a confirmé cette ordonnance.

Par arrêt du 7 mars 1989, la Cour de cassation a cassé en toutes ses dispositions l'arrêt de la Cour d'appel de Poitiers sous le visa de l'article 873 du nouveau Code de procédure civile et des articles 1315 et 1382 du Code civil. Elle a rappelé que, selon l'arrêt attaqué, les sociétés concernées avaient fait valoir qu'elles commercialisaient des parfums par un réseau de distribution sélective et soutenaient que la société Rocadis, intermédiaire non agréé, leur causait un trouble manifestement illicite et un dommage imminent en mettant en vente leurs produits. Elle énonce que, pour accueillir la demande, la Cour d'appel de Poitiers retient que la société Rocadis ne produit aucun élément de nature à établir que les contrats de distribution sélective ne respectent pas les conditions requises pour être licites ; qu'en statuant ainsi, alors que les sociétés en cause avaient la charge de la preuve de la licéité des réseaux de distribution sélective, condition indispensable pour démontrer les fautes de la société Rocadis, causes du trouble ou du dommage imminent, la Cour d'appel a violé les textes mentionnés aux visas.

La Cour de cassation a ainsi renvoyé la cause et les parties devant la Cour d'appel de Limoges, qui a été régulièrement saisie par déclaration du 27 juin 1989.

Devant la cour de céans, la société Rocadis, appelante, a pris des conclusions par lesquelles elle lui demande, si les sociétés en cause ne rapportent pas la preuve de ce que leurs produits ne sont pas agréés auprès de " free-shops ", " discounters " et grossistes non agréés, que le système de distribution sélective réserve une partie du profit qui en découle au consommateur, en justifiant de ce que les marges bénéficiaires pratiquées ne sont pas contraires à cette condition de licéité, enfin de ce que les critères tant qualitatifs que quantitatifs pratiqués sont conformes aux prescriptions légales et jurisprudentielles, de constater la nullité des contrats de distribution sélective conclus entre lesdites sociétés et ses distributeurs agréés.

Si la cour admettait la licéité de ces contrats, elle lui demande de dire que, ces contrats ne mettant aucune obligation à sa charge, par application de l'article 1165 du Code civil, le seul fait par elle d'avoir commercialisé les produits relevant de ces réseaux de distribution ne constitue pas un acte de concurrence déloyale ; de dire que la mention figurant dans ces contrats d'agrément et sur les emballages des produits, stipulant que les produits en cause ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé, constitue une promesse de porte-fort non ratifiée ; de dire qu'elle ne s'est rendue coupable d'aucune publicité mensongère ni d'un usage frauduleux de la marque ; dire, en conséquence, que les sociétés en cause ne peuvent formuler aucun grief à son endroit ; de condamner enfin chacune des sociétés intimées à lui payer les sommes de 100 000 F en réparation de son préjudice commercial et 30 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Les sociétés intimées, après avoir conclu à la confirmation de l'ordonnance entreprise, ont demandé acte, dans leurs dernières conclusions, de ce qu'elles sont prêtes à se désister de leur demande, si la société Rocadis s'engage à ne pas poursuivre ou reprendre la vente des produits en cause.

Moyens et arguments des parties - Motifs de la décision de la cour

Pour asseoir sa décision, le premier juge, qui était saisi en référé d'une demande tendant à voir ordonner la cessation de la vente par la société Rocadis dans ses magasins à l'enseigne Leclerc à Poitiers de produits de parfumerie qu'elle fabrique ou commercialise sous diverses marques, telles " Hermès ", " Parfums d'Hermès " etc..., a relevé que les sociétés demanderesses avaient conclu avec un certain nombre de commerçants détaillants spécialistes en parfumerie du département de la Vienne des contrats d'exclusivité dits " de distribution sélective " dont la licéité avait été reconnue tant par le droit et la jurisprudence internes que par celle de la Cour de justice des Communautés européennes, et qui trouvaient leur justification pratique dans le fait que les produits de parfumerie de prestige doivent bénéficier, pour leur renom et leur qualité largement reconnue, d'un lieu propice de vente dans un cadre approprié de boutique spécialisée, avec un personnel particulièrement qualifié ;

Que les parfums, entourés d'une aura de charme et de mystère, ne s'accommodent pas de la distribution de masse dans un magasin bruyant, délivrant des articles de grande consommation ;

Que la société Rocadis était si consciente de la particularité d'une telle vente, étrangère à celle, consistant habituellement en un échange de produits contre de l'argent, issue du troc primitif, qu'elle a organisé la vente de ces articles de luxe dans une section de ses rayons vêtements, moins tumultueuse, sans être adaptée ;

Que l'action commerciale de la société Rocadis devenait illicite, dès lors qu'elle détruisait celle des sociétés demanderesses, qui était licite, en portant atteinte à un réseau de distribution présentant ce caractère, dont elle ne faisait pas partie et qu'elle accusait à tort d'être constitutif d'une entente de position dominante conduisant à la pratique condamnable de prix excessifs, dont elle ne rapportait pas la preuve ;

Que son comportement était, en conséquence, générateur de troubles illicites, auxquels il importait de mettre fin ;

Au soutien de son appel, la société Rocadis, dans des conclusions très argumentées tant devant la Cour de Poitiers que devant la cour de ce siège, a fait valoir, d'une part, qu'elle émettait une contestation sérieuse, excluant la compétence du juge des référés, en ce qui concerne l'existence d'un trouble manifestement illicite ou d'un dommage imminent, d'autre part, que les sociétés en cause n'apportent pas la preuve, qui leur incombe, de la licéité de leurs réseaux de distribution sélective, au regard des exigences des jurisprudences tant française que communautaire, imposant d'une part une étanchéité totale de ces réseaux, d'autre part un meilleur service rendu au consommateur, ces conditions devant être réunies pour rendre licite un refus de vente à d'autres distributeurs que ceux qui ont été agréés ; par ailleurs, que les contrats de distribution sélective ne lui sont pas opposables, en vertu de l'effet relatif de ces contrats, qu'elle n'a pas souscrits ; enfin, que ne peuvent lui être reprochés ni une publicité trompeuse pour avoir laissé subsister sur les emballages des parfums qu'elle a mis en vente, la mention " ce produit ne peut être vendu que par un distributeur agréé ", ni l'usage d'une marque sans autorisation ;

Les sociétés intimées répliquent qu'elles sont liées avec tous leurs clients revendeurs par des contrats qui leur font interdiction de vendre en dehors des réseaux agréés qui répondent aux critères imposés pour assurer leur licéité, notamment en ce qui concerne leur étanchéité ; que le dommage imminent est suffisamment établi, dès lors que l'intrusion de la société Rocadis est de nature à ruiner des réseaux de parfumeurs agréés qui, pour respecter leurs contrats, sont tenus à des investissements coûteux qui ne s'imposent pas à elle ; que le trouble manifestement illicite résulte, quant à lui, de la publicité trompeuse à laquelle la société Rocadis a eu recours, en faisant figurer sur l'emballage la mention " vente exclusive par les distributeurs agréés " en abusant ainsi la clientèle, ainsi que d'actes de concurrence déloyale ;

Attendu qu'après avoir sommairement énoncé ci-dessus les moyens et arguments des parties, la Cour se référera, pour un plus ample exposé, à leurs conclusions respectives ;

Attendu que la Cour est saisie, sur renvoi de cassation de l'appel d'une décision rendue en la matière de référé qui a pris les mesures nécessaires pour mettre fin au trouble manifestement illicite, ou prévenir le dommage imminent, résultant de la vente de parfums par la société Rocadis, alors qu'elle ne faisait pas partie des réseaux de distribution sélective organisés par les sociétés intimées ;

Que les faits ainsi reprochés à la société Rocadis, bien qu'antérieurs au décret du 17 juin 1987 qui a modifié l'article 873 du nouveau Code de procédure civile, doivent être appréciés même en l'état d'une contestation sérieuse, conformément à la jurisprudence qui était déjà prévalente ;

Attendu que, pour qu'il puisse être prétendu à l'existence d'un tel trouble ou à l'imminence du dommage, encore est-il nécessaire que celui qui s'en plaint puisse apporter la preuve d'un intérêt légitime juridiquement protégé auquel les agissements critiqués porteraient atteinte; que cette preuve implique de sa part, d'une part celle de l'existence d'un trouble ou de l'imminence d'un dommage, d'autre part celle de la licéité du réseau de distribution sélective, dérogatoire au regard du droit commun de l'interdiction du refus de vente à d'autres acheteurs que ceux faisant partie d'un tel réseau, cette licéité ayant en conséquence un caractère exceptionnel ;

Attendu, sur l'existence de trouble ou l'imminence de dommages, que ceux-ci, à l'exclusion de tout caractère moral ou immatériel, s'agissant d'un conflit de nature purement mercantile, ne peuvent s'apprécier qu'au regard de leur caractère matériel ;

Attendu qu'en l'espèce, le grief dont se plaignent les sociétés intimées, est relatif à la " ruine " des réseaux de distribution sélective, résultant de l'intrusion de la société Rocadis sur le marché des parfums alors qu'elle n'a pas la qualité de distributeur agréé dans les réseaux, cette intrusion ayant pour effet de nuire, d'une part aux distributeurs agréés qui ont dû faire des investissements coûteux ; qu'autre part, à la marque qui, banalisée, subirait une perte de prestige conduisant à sa disparition ;

Or, attendu que, nul ne plaidant par procureur, les sociétés en cause ne sont pas recevables à invoquer le préjudice subi par leurs distributeurs agréés ; que par ailleurs, le dommage qui résulterait de l'atteinte à la marque présente un caractère incertain et purement éventuel ;

Attendu d'autre part que le trouble et le dommage sont invoqués de manière trop vague pour être pris en considération ; qu'aucun élément n'est fourni pour attester de leur matérialité sur le plan commercial ;

Attendu par ailleurs qu'à supposer établis le trouble ou le dommage imminent, encore serait-il nécessaire que les sociétés fassent la preuve certaine de la licéité de leurs réseaux de distribution sélective qui, selon la jurisprudence tant française que communautaire, n'est réalisée que par la conjonction, d'une part de l'étanchéité ou fermeture des réseaux, impliquant pour ses membres l'interdiction de vendre ailleurs qu'à l'intérieur de ceux-ci, ou au consommateur final ; d'autre part, de l'organisation des réseaux dans l'intérêt d'un meilleur service au consommateur;

Or attendu, sur le premier point, que les sociétés intimées produisent aux débats de nombreuses copies de contrats de distribution agréée tant en France que dans la CEE, dont seuls deux sont revêtus de signatures, ces documents étant insuffisants pour témoigner de l'existence de réseaux de distribution sélective ; que, par ailleurs, le fait même que la société Rocadis ait pu s'approvisionner en parfums révoque sérieusement en doute l'étanchéité de tels réseaux, à les supposer existants;

Attendu, sur le second point, consistant dans le " meilleur service au consommateur ", qui résulterait de la présentation des parfums dans un cadre et avec un service approprié et de leur vente dans des conditions présentant des garanties de fraîcheur, qu'il est difficile d'admettre, à moins de faire des parfums des produits de consommation à caractère élitiste, réservés à des secteurs bien définis de la population, que leur vente dans des points de distribution volontairement limités en nombre dans des quartiers urbains bien précis, même avec un service particulier de " conseil " ou de " démonstration " dans un cadre luxueux pour préserver leur part de " rêve ", puisse l'emporter, à moins de faire fi de leur plus élémentaire bon sens, sur la préoccupation économique essentielle des consommateurs de se les procurer au meilleur prix, corollaire d'une large distribution qu'est susceptible de contrarier une raréfaction artificiellement entretenue de leur distribution ;

Que le critère du meilleur service au consommateur étant par nature flou et susceptible d'interprétation diverses, il n'est pas établi qu'il se soit trouvé réalisé en l'espèce, ni même à le supposer établi, que la société Rocadis ait violé cet élément constitutif du réseau, en vendant les parfums aux cabines " textiles ", ce qui rapprochait leur vente, non de la satisfaction des besoins essentiels, comme l'alimentation, mais de celle d'articles en rapport avec la toilette féminine, ce qui impliquait un certain raffinement compatible avec l'usage de parfums ;

Attendu, en conséquence, qu'en l'absence de preuve établie du caractère licite des réseaux, les sociétés intimées ne peuvent se prévaloir d'une origine illicite des parfums vendus par la société Rocadis;

Attendu que, pas davantage, les sociétés intimées ne peuvent se prévaloir de fautes précises de la société Rocadis ayant consisté dans une publicité trompeuse, ou dans des faits de concurrence déloyale;qu'en effet d'une part, la société Rocadis était étrangère à l'apposition sur les emballages des parfums de la mention selon laquelle ils ne pouvaient être vendus que par des distributeurs agréés, qui, au demeurant, ne constituait nullement un message publicitaire;que d'autre part, il n'est pas avéré que la vente des parfums dans le même cadre et avec les mêmes méthodes que les autres produits faisant l'objet de son commerce ait été constitutive de concurrence déloyale, étant observé enfin que rien ne contraignait la société Rocadis, qui n'avait contracté aucun engagement en ce sens, à respecter des conditions de présentation particulières ;

Attendu, en conséquence, qu'en statuant comme il l'a fait, le premier juge a excédé les limites de sa compétence en référé ; que sa décision sera donc infirmée ;

Attendu que l'équité commande de faire partiellement droit à la demande de la société Rocadis en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, à l'exclusion de sa demande de dommages-intérêts en réparation d'un préjudice commercial dont elle n'établit pas la matérialité ni l'importance ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, en audience solennelle, sur renvoi de cassation ; Infirme l'ordonnance de référé du Président du Tribunal de commerce de Poitiers ; Déboute la société Comptoir Nouveau de la Parfumerie " Parfums Hermès " et la société Française de Soins et de Parfums " Parfums Scherrer " de leurs demandes ; Les condamne chacune à payer à la société Rocadis la somme de trois mille francs (3 000 F) en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Déboute cette dernière du surplus de ses demandes ; Condamne les sociétés intimées aux dépens exposés devant le premier juge, la Cour d'appel de Poitiers et la Cour de ce siège, et accorde à Maître Garnerie, avoué, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.