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Décisions

CA Limoges, 1re et 2e ch. réunies, 13 mai 1992, n° 781-89

LIMOGES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Rocadis (SA)

Défendeur :

Yves Saint Laurent Parfums (SA), Yves Saint Laurent International (bv)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Premier président :

M. Vray

Président de chambre :

Mme Borie

Conseillers :

MM. Lefaive, Etchepare, Jutteau

Avoués :

Me Garnerie, SCP Coudamy

Avocats :

Mes Raye, Pagot, Voillemot.

T. com. Poitiers, prés., du 7 mars 1985

7 mars 1985

LA COUR,

Par ordonnance de référé du 7 mars 1985, le Président du Tribunal de commerce de Poitiers, statuant sur la demande de la société des Parfums Yves Saint Laurent et de la société Charles Of The Ritz, a fait interdiction à la société Rocadis, exploitant le centre distributeur Leclerc, de commercialiser les produits de parfumerie fabriqués et vendus par les demanderesses sous astreinte définitive de 1 500 F par jour et 3 000 F pour chaque produit illicitement vendu et a ordonné la mise sous séquestre de tous les produits se trouvant dans les locaux de la société Rocadis " centre Leclerc ", en commettant un huissier de justice pour saisir et conserver en qualité de séquestre ces produits jusqu'à ce qu'il soit statué au fond ;

Sur appel de la société Rocadis, la Cour d'appel de Poitiers, par arrêt du 27 novembre 1985, a confirmé cette ordonnance ;

Par arrêt du 7 mars 1989, la Cour de cassation a cassé en toutes ses dispositions l'arrêt de la Cour d'appel de Poitiers sous le visa de l'article 873 du nouveau Code de procédure civile et des articles 1315 et 1382 du Code civil ; elle a rappelé que, selon l'arrêt attaqué, les sociétés Yves Saint Laurent et Charles Of The Ritz avaient fait valoir qu'elles commercialisaient des parfums par un réseau de distribution sélective et soutenaient que la société Rocadis, intermédiaire non agréé, leur causait un trouble manifestement illicite et un dommage imminent en mettant en vente leurs produits. Elle énonce que, pour accueillir la demande, la Cour d'appel de Poitiers retient que la société Rocadis ne produit aucun élément de nature à établir que les contrats de distribution sélective ne respectent pas les conditions requises pour être licites ; qu'en statuant ainsi, alors que les sociétés en cause avaient la charge de la preuve de la licéité du réseau de distribution sélective, condition indispensable pour démontrer les fautes de la société Rocadis, causes du trouble ou du dommage imminent, la cour d'appel a violé les textes mentionnés aux visas ;

La Cour de cassation a ainsi renvoyé la cause et les parties devant la Cour d'appel de Limoges, qui a été régulièrement saisie par déclaration du 27 juin 1989 ;

Devant la cour de céans, la société Rocadis, appelante a pris des conclusions par lesquelles elle lui demande, si les sociétés en cause ne rapportent pas la preuve de ce que leurs produits ne sont pas agréés auprès de " free-shops ", " discounters " et grossistes non agréés, que le système de distribution sélective réserve une partie des profits qui en découle au consommateur, en justifiant de ce que les marges bénéficiaires pratiquées ne sont pas contraires à cette condition de licéité, enfin de ce que les critères tant qualitatifs que quantitatifs pratiqués sont conformes aux prescriptions légales et jurisprudentielles, de constater la nullité des contrats de distribution sélective conclus entre lesdites sociétés et leurs distributeurs agréés ;

Si la cour admettait la licéité de ces contrats, elle lui demande de dire que ces contrats ne mettant aucune obligation à sa charge, par application de l'article 1165 du Code civil, le seul fait par elle d'avoir commercialisé les produits relevant de ces réseaux de distribution, ne constitue pas un acte de concurrence déloyale ; de dire que la mention figurant dans les contrats d'agrément et sur les emballages des produits, stipulant que les produits en cause ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé, constitue une promesse de porte-fort non ratifiée ; de dire qu'elle ne s'est rendue coupable d'aucune publicité mensongère ni d'un usage frauduleux de la marque ; dire en conséquence que les sociétés concernées ne peuvent formuler aucun grief à son endroit ; de condamner enfin les sociétés en cause, intimées, à lui payer chacune les sommes de 100 000 F en réparation de son préjudice commercial et 30 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

La société Yves Saint Laurent Parfums et la société Yves Saint Laurent International BV, venant aux droits des sociétés Parfums Yves Saint Laurent et Charles Of The Ritz, concluent à la confirmation de l'ordonnance entreprise et à la condamnation de la société Rocadis à leur payer la somme de 50 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Enfin, ajoutant à ses demandes, la société Rocadis sollicite de la cour qu'elle constate la nullité de plein droit des contrats de distribution sélective des intéressées ;

Moyens et arguments des parties - Motifs de la décision de la cour

Pour asseoir sa décision, le premier juge, qui était saisi en référé d'une demande tendant à voir ordonner la cessation par la société Rocadis (centre Leclerc) de la vente des produits Yves Saint Laurent et Charles Of The Ritz dans ses magasins de Poitiers, a relevé, alors pourtant que la demanderesse soulevait son incompétence, qu'il lui appartenait, en vertu de l'article 873 du Code civil, de prendre les mesures conservatoires qu'imposait l'urgence pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Que les sociétés demanderesses avaient en effet conclu avec un certain nombre de commerçants détaillants spécialistes en parfumerie du département de la Vienne des contrats d'exclusivité dits " de distribution sélective ", dont la licéité avait été reconnue tant par le droit et la jurisprudence internes que par la Cour de justice des Communautés européennes, et qui trouvaient leur justification pratique dans le fait que des produits de parfumerie de prestige doivent bénéficier, pour leur renom et leur qualité largement reconnus, d'un lieu propice de vente dans un cadre approprié de boutique spécialisée avec un personnel particulièrement qualifié ;

Que les parfums, entourés d'une aura de charme et de mystère, ne s'accommodent pas de la distribution de masse dans un magasin bruyant, débitant des articles de grande consommation ;

Que la société Rocadis était si consciente de la particularité d'une telle vente, étrangère à celle consistant habituellement en un échange de produits contre de l'argent, issue du troc primitif, qu'elle a organisé la vente de ces articles de luxe dans une section de ses rayons " vêtements ", moins tumultueuses, sans être adaptée ;

Que l'action commerciale de la société Rocadis devenait illicite, dès lors qu'elle détruisait celles des sociétés demanderesses, qui était licite, en portant atteinte à un réseau de distribution présentant ce caractère, mais dont elle ne faisait pas partie, et qu'elle accusait à tort d'être constitutif d'une entente de position dominante conduisant à la pratique condamnable de prix excessifs, dont elle ne rapportait pas la preuve ;

Que ses agissements constituaient en outre un acte de publicité mensongère, puisque les conditionnements des parfums portaient la mention " vente exclusive par distributeur agréé ", qualité que la société Rocadis ne possédait pas ;

Que son comportement était en conséquence générateur de troubles illicites, auxquels il importait de mettre fin ;

Au soutien de son appel, la société Rocadis, dans des conclusions très argumentées, prises tant devant la Cour de Poitiers que devant la cour de ce siège, auxquelles répondent celles des sociétés Yves Saint Laurent Parfums, et Yves Saint Laurent International BV, qui ne le sont pas moins, a fait valoir d'une part, qu'elle émettait une contestation sérieuse, excluant la compétence du juge des référés, en ce qui concerne l'existence d'un trouble manifestement illicite ou d'un dommage imminent, d'autre part que ces sociétés n'apportaient pas la preuve, qui leur incombait, de la licéité de leurs réseaux de distribution sélective, au regard des exigences des jurisprudences tant française que communautaire, imposant d'une part, une étanchéité totale de ces réseaux, d'autre part, un meilleur service rendu au consommateur, ces conditions devant être réunies pour rendre licite un refus de vente à d'autres distributeurs que ceux qui ont été agréés ; d'autre part, que les contrats de distribution sélective ne lui sont pas opposables en vertu de l'effet relatif de ces contrats, qu'elle n'a pas souscrits ; enfin, que ne peuvent lui être reprochés ni une publicité trompeuse pour avoir laissé subsister sur les emballages des parfums qu'elle a mis en vente, la mention " ce produit ne peut être vendu que par un distributeur agréé ", ni l'usage d'une marque sans autorisation ;

Les sociétés intimées répliquent, pour leur part, qu'elles rapportent la preuve de la licéité de leurs réseaux de distribution sélective ; qu'en effet, la condition d'étanchéité du réseau n'est pas exigée pour rendre licites de tels réseaux, la seule condition imposée par la Cour de justice des Communautés européennes (arrêt Métro) étant que le choix des revendeurs s'opère en fonction de critères objectifs à caractère qualitatif ; qu'au demeurant, elles justifient de l'étanchéité de leurs réseaux et qu'enfin, après l'avoir informée par lettre du 12 septembre 1977 de ce que " l'affaire devait être classée ", la Commission des Communautés européennes, à qui elle avait communiqué son contrat-type de distribution agréé, avait émis une décision du 16 décembre 1991 décrivant le réseau Yves Saint Laurent comme un " réseau fermé " ;

Que par ailleurs, la société Rocadis invoque à tort l'effet relatif de ces contrats, qui n'est pas en cause, dès lors qu'ils lui sont opposables en tant que fait objectif, les parties au contrat étant fondées à en faire respecter les termes par les tiers, alors surtout que la société Rocadis en avait connaissance et avait même chargé à en bénéficier ;

Que la société Rocadis s'est rendue coupable de faits constituant des actes de concurrence déloyale par la commercialisation de parfums dans des conditions peu satisfaisantes, ce qui constituait un manquement aux usages loyaux du commerce, ainsi qu'une publicité mensongère, en laissant figurer sur les produits offerts à la vente une mention indiquant qu'ils ne pouvaient être vendus que par des distributeurs agréés, ce que la société Rocadis n'était pas ; qu'elle a utilisé ces produits comme marque d'appel et qu'enfin, elle a fait un usage illicite de la marque, qui, même sans contrefaçon, s'analyse dans l'usage d'une marque authentique sans l'autorisation de son titulaire, étant observé par ailleurs que l'épuisement du droit de propriété industrielle ne se réalise que si la commercialisation des produits est licite, ce qui n'était pas le cas en l'espèce, puisque les ventes avaient lieu en infraction avec l'existence de réseaux de distribution sélective qui avaient pour finalité d'assurer un contrôle sur les produits vendus, notamment pour les reprendre en cas de défaut de fabrication ou de vieillissement ;

Attendu qu'après avoir sommairement énoncé ci-dessus les moyens et arguments des parties, la cour se référera pour un plus ample exposé à leurs conclusions respectives ;

Attendu que la cour est saisie, sur renvoi de cassation, de l'appel d'une décision rendue en matière de référé, qui a pris les mesures nécessaires pour mettre fin au trouble manifestement illicite ou prévenir le dommage imminent consistant dans la vente de parfums par la société Rocadis, alors qu'elle ne faisait pas partie des réseaux de distribution sélective organisés par les sociétés intimées ;

Que les faits reprochés à la société Rocadis, bien qu'antérieurs au décret du 17 juin 1987 qui a modifié l'article 873 du nouveau Code de procédure civile, doivent être appréciés même en l'état d'une contestation sérieuse de la société Rocadis, en considération de la jurisprudence alors déjà prévalente ;

Attendu que, pour qu'il puisse être prétendu à l'existence de ce trouble où à l'imminence du dommage est-il nécessaire que celui qui s'en plaint puisse faire la preuve d'un intérêt légitime juridiquement protégé auquel les agissements critiqués porteraient atteinte ; que cette preuve implique de la part du parfumeur d'une part, celle de l'existence d'un trouble ou de l'imminence d'un dommage, d'autre part, celle de la licéité de son réseau de distribution sélective, dérogatoire au regard du droit commun de l'interdiction du refus de vente à d'autres acheteurs que ceux faisant partie d'un tel réseau, cette licéité ayant en conséquence un caractère exceptionnel ;

Attendu, sur l'existence du trouble ou l'imminence du dommage, que ceux-ci à l'exclusion de tout caractère moral ou immatériel, s'agissant d'un conflit de nature purement mercantile, ne peuvent s'apprécier qu'au regard de leur caractère matériel ;

Attendu qu'en l'espèce, le grief dont se plaignent les parfumeurs est relatif à la " désorganisation " du réseau de distribution sélective résultant de l'intrusion de la société Rocadis sur le marché des parfums, alors qu'elle n'est pas distributeur agréé faisant partie dudit réseau, ce qui porterait atteinte à la notoriété et à l'image nationale et internationale des parfums, produits de luxe dont la diffusion doit s'accompagner d'un environnement spécifique et d'un service particulier, dans l'intérêt même des consommateurs ;

Or, attendu, sur le premier point, que la société Yves Saint Laurent, qui produit aux débats l'imprimé d'un contrat-type de distributeur agréé, sans valeur probante particulière, exhibe par ailleurs un seul contrat du 3 avril 1985 signé d'un distributeur et 9 attestations de distributeurs, dont l'une, dactylographiée, ne peut être prise en considération et deux autres rédigées en langue étrangère ; que, dans leur ensemble, ces attestations, qui font état de " relations " conformes aux obligations résultant d'un contrat de distribution sélective ou agréée, ne peuvent, pour s'imposer à la société Rocadis en tant que fait juridique objectif incontestable, se substituer à la production de tels contrats, même si la preuve d'un fait peut se faire par tous moyens ; qu'enfin,le fait même que la société Rocadis ait pu s'approvisionner en parfums révoque sérieusement en doute l'étanchéité du réseau de l'époque des faits incriminés (1984), très antérieure à celle (1991) où la Commission des Communautés européennes a confirmé le caractère fermé du réseau, sa décision de " classement " de 1977 n'ayant pas explicitement consacré ce caractère ; qu'il en va de même de la vente sur catalogue de parfums à des coopératives d'achat qui n'étaient ni distributeur agréé, ni consommateur final ;

Attendu, sur le second point, consistant dans le " meilleur service du consommateur " qui résulterait de la présentation des parfums dans un cadre et avec un service appropriés, qu'il est difficile d'admettre, à moins de faire des parfums des produits de consommation à caractère élitiste, réservés à des secteurs bien définis de la population, que leur vente dans des points de distribution volontairement limités en nombre et situés dans des quartiers urbains bien précis, même avec un service particulier de " conseil " ou de " démonstration " dans un cadre luxueux pour préserver leur part de " rêve " puisse l'emporter, à moins de faire fi de leur plus élémentaire bon sens, sur la préoccupation économique essentielle des consommateurs de se les procurer au meilleur prix, corollaire d'une large distribution qu'est susceptible de contrarier une raréfaction artificiellement entretenue ;

Que le critère du meilleur service au consommateur étant par nature flou et susceptible d'interprétations diverses, il n'est pas établi qu'il se soit trouvé réalisé en l'espèce, ni même, à le supposer établi, que la société Rocadis ait contrevenu à cet élément constitutif du réseau en vendant les parfums aux cabines " textiles ", ce qui rapprochait leur vente, non de la satisfaction des besoins essentiels, comme l'alimentation, mais de celle d'articles en rapport avec la toilette féminine, ce qui impliquait un certain raffinement, compatible avec l'usage des parfums ;

Attendu en conséquence, qu'en l'absence de preuve du caractère licite du réseau de distribution, les sociétés intimées ne peuvent prétendre à une origine illicite de l'origine des parfums vendus par la société Rocadis ;

Attendu que, pas davantage, pour caractériser les fautes de la société Rocadis constitutives de troubles ou dommage, abstraction faite de l'existence de ce réseau, elles ne peuvent invoquer une publicité trompeuse, ayant consisté à mettre les parfums en vente avec un emballage portant la mention selon laquelle la vente était réservée aux distributeurs agréés ;qu'en effet, la société Rocadis était étrangère à l'apposition de cette mention, dont par ailleurs, il n'est pas établi qu'elle constituait un message publicitaire ;

Qu'il n'est pas avéré non plus qu'elle ait utilisé les parfums comme produit d'appel ni que leur vente dans le même cadre et avec les mêmes méthodes que les autres produits faisant l'objet de son commerce ait constitué des faits de concurrence déloyale, un manquement aux usages légaux du commerce ou un dénigrement de la marque, étant observé d'autre part que la société Rocadis n'avait pas signé de contrat lui imposant de respecter des conditions de présentation particulières ;

Qu'enfin, il n'est pas établi que la société Rocadis ait fait un usage frauduleux de la marque, sur laquelle le droit de suite s'épuise par sa commercialisation non illicite, comme en l'espèce, dans l'espace communautaire, et qui n'était pas contrefaite ;

Attendu qu'en conséquence, que c'est à tort que le premier juge a cru pouvoir faire interdiction à la société Rocadis de commercialiser les parfums en cause et ordonner la séquestre de ceux se trouvant dans les locaux de la société Rocadis ; que sa décision sera donc infirmée ;

Attendu qu'il n'y a pas lieu, en référé, de faire droit à la demande de la société Rocadis tendant à l'annulation des contrats de distribution sélective ;

Que l'équité commande de faire partiellement droit à sa demande en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, à l'exclusion de sa demande en dommages-intérêts en réparation d'un préjudice commercial dont elle n'établit pas la matérialité ni l'importance ;

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, en audience solennelle et sur renvoi de cassation ; Infirme l'ordonnance de référé du Président du Tribunal de commerce de Poitiers ; Déboute la société Yves Saint Laurent Parfums et la société Yves Saint Laurent International de leurs demandes ; Les condamne chacune à payer à la société Rocadis la somme de 3 000 F (trois mille francs) en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Déboute cette dernière du surplus de ses demandes ; Condamne la société Yves Saint Laurent Parfums et la société Yves Saint Laurent International BV aux dépens exposés devant le premier juge, la Cour d'appel de Poitiers et la cour de ce siège et accorde à Me Garnerie, avoué, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.