CA Versailles, 13e ch., 16 juin 1992, n° 3161-89
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Garage Vincent (SA)
Défendeur :
DAF France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Monteils (faisant fonction)
Conseillers :
MM. Doze, Monin-Hersant
Avoués :
Me Bommart, SCP Keime Guttin
Avocats :
Mes Thréard, Talamon.
LA COUR,
La société Garage Vincent à Ambrieu en Bugey a obtenu de la société DAF France un contrat de concession en avril 1974, résilié le 31 décembre 1982, remplacé par un contrat d'atelier agréé résilié en fin 1983.
Elle a assigné DAF en réparation de traitements discriminatoires dont elle estime avoir été victime.
Elle a été déboutée par jugement du Tribunal de commerce de Pontoise le 6 décembre 1988.
En appel, la Cour de céans, par arrêt avant dire droit du 30 avril 1990, a saisi d'une enquête la Direction Nationale des enquêtes économiques, portant sur la pratique des quotas et sur l'inégalité alléguée en matière de prix de vente.
Après dépôt du rapport, le Garage Vincent conclut ainsi :
L'enquête établit que, s'agissant de lui-même, le taux de pénétration moyen de la marque est largement ignoré lors de la détermination de son quota, que les quotas fixés ne sont pas cohérents en 1982 avec la réalisation des concessionnaires au 31 décembre 1981, surtout en ce qui le concerne, qu'il y a variation injustifiée des quotas d'un concessionnaire à l'autre.
L'enquêteur a fait état d'arbitraire.
D'autre part il y a eu par rapport à lui-même, avantages accordés au Garage Ferrari à Nancy pour un camion, à la filiale de Soredaf en matière de conditions de vente et de primes sur quota permettant aux intéressés d'accroître considérablement leur marge commerciale.
Ainsi les concurrents ont-ils pu augmenter le montant de leurs ventes à ses dépens.
Il y a eu abus de droit consistant à fausser vis-à-vis de lui les conditions de la concurrence et à en tirer argument pour résilier.
Il chiffre à 3 772 691 F son préjudice, tenant à différence de marge et perte en 1982 à partir des objectifs contractuels, à perte de l'entretien du parc ; aux investissements improductifs, au préjudice moral.
Il conclut à allocation de cette somme, avec intérêts du 14 octobre 1985 à titre de complément de dommages et intérêts et de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
DAF France conclut ainsi qu'il suit :
Après résiliation du contrat de concession, elle a passé avec le Garage Vincent un contrat d'atelier agréé d'un an qu'elle a décidé de ne pas renouveler à fin 1983. Le 1er décembre 1983, elle a désigné un nouveau concessionnaire, la société Deneur.
Elle a appris par la suite que le Garage Vincent continuait d'utiliser ses références sur ses façades et il a fallu une assignation en référé pour que celui-ci y renonce, comme cela a été constaté par ordonnance de référé du 5 novembre 1985.
C'est à cette époque à titre de représailles que le Garage Vincent 3 ans après l'expiration du contrat de concession, a déposé plainte pour refus de vente et pratiques discriminatoires, avec constitution de partie civile. La saisine du Tribunal de commerce a suivi la dépénalisation constatée le 12 mars 1987 par le juge d'instruction.
La Cour a étroitement limité le domaine de l'enquête et a déjà jugé que le non-renouvellement, sans motif ou même avec des motifs inexacts, était un droit. Il n'y a donc pas de ce chef refus de vente.
L'action engagée par le Garage Vincent postule non seulement qu'il fasse la preuve de fautes, mais encore, du lien de causalité de celles-ci avec ses griefs.
Le fait qu'il y ait pu y avoir une application non pas irrationnelle mais pas tout à fait exacte des quotas, est sans incidence sur la solution du litige, tout aussi bien que les reproches qu'elle a formulés à ce sujet.
En matière de discrimination, l'enquête ne retient rien à propos du concessionnaire Tullins " Poids lourds de l'Isère " une discrimination de 25 200 F pour Ferrari, de 31 900 F pour Soredaf, avec attribution de primes injustifiées à cette société ; que la conclusion de l'enquête est que l'accomplissement par Vincent de son obligation de quota eût été sensiblement plus aisée, sans qu'il soit possible d'affirmer qu'elle l'aurait remplie ; que le préjudice du Garage Vincent reste donc du domaine de l'hypothèse.
Le préjudice invoqué n'est pas soutenable ; ce que Vincent a pu perdre est une marge de 28 500 F. il est dénué de sérieux de prétendre multiplier cette somme par le quota, soit multiple 26 donnant 699 000 F ; c'est hypothétique et incohérent puisqu'il soutient que ce quota était incohérent.
La somme de 348 000 F réclamée par référence aux primes attribuées à Soredaf, avec coefficient 26 correspondant à un préjudice hypothétique.
Les sommes demandées au titre de la perte " d'entretien du parc ", d'investissements improductifs ou de préjudice moral ne font l'objet d'aucune justification sérieuse, et sont sans lien de causalité avec les griefs analysés. Vincent ne peut tirer argument de la précarité de son contrat, acquise dès l'origine, ceci d'autant que la part de pénétration de DAF dans le marché français est très faible, 5 %.
Elle conclut à déboutement de Vincent.
Par conclusion responsive le Garage Vincent expose ceci :
Eu égard à l'obligation générale de la société de l'article 1134 du Code civil, il ne peut être recouru impunément à des motifs fallacieux pour rompre un contrat, étant de surcroît établi que le quota n'a pu être atteint en raison du comportement discriminatoire de DAF.
DAF a privé Vincent de la chance de voir se poursuivre son contrat en 1983.
DAF ne peut, après avoir fixé elle-même les objectifs de vente, prétendre priver son ex concessionnaire de les invoquer.
En ce qui concerne l'entretien du parc, il s'agit de la valeur incorporelle créée au fil du temps par le concessionnaire, du fait non seulement de la vente, mais encore du service après-vente, qui représentent une valeur transmissible dont DAF l'a dépossédée.
Il y a eu un abus de droit qui permet de tenir compte de ce préjudice.
Par conclusions responsives DAF expose ceci :
Il n'y a pas eu refus de renouvellement de contrat de concession, mais refus de conclure un nouveau contrat, qui est l'exercice d'un droit.
L'enquête n'a pas retenu que le quota de Vincent ait été discriminatoire.
Vincent ne répond pas sur l'absence de lien entre pratiques discriminatoires et griefs retenus.
DISCUSSION
Considérant que l'enquête très complète et précise à laquelle il a été procédé par la direction nationale des enquêtes de concurrence a permis de déceler dans le comportement du concédant, deux formes d'irrégularités ;
Considérant, d'une part, que le système des quotas, qui est appliqué à tous les concessionnaires, qui consiste à leur fixer un niveau annuel de vente a priori, n'est pas calculé de manière rationnelle ; que le principe qui consiste à établir un objectif de campagne, en fonction du taux de pénétration de DAF sur le marché national et sur le marché local et de la conjoncture prévisible, est logique quoique aléatoire ; qu'il apparaît que vis-à-vis de Vincent, comme de la filiale Soredaf à Saint-Priest dans le Rhône et des concessionnaires voisins qui ont fait l'objet de l'étude, il a été mis en œuvre à la fois de manière inégalitaire et arbitraire ;
Considérant qu'il n'y a pas lieu de soustraire du résultat de Vincent les véhicules vendus hors du département l'enquête ayant écarté cette exclusion dans ses décomptes et DAF ne l'ayant pas reprise dans ses dernières conclusions ;
Considérant que pour 1980, alors que le taux de pénétration de DAF en France était de 5,49 %, il a été demandé à Vincent 6,54 %, ce que ce garage a exactement réalisé ;que pour 1981, DAF a demandé vente de 26 châssis soit un taux de 26 % alors que sa moyenne nationale est tombée à 5,14 %(soit 367 à 301 véhicules) ; que pour 1982, il lui a été demandé à nouveau vente de 26 châssis, soit 6,84 % alors que la moyenne nationale était de 5,25 % ;
Considérant qu'en comparaison, les taux demandés aux autres entreprises de la région ont été en 1980 soit plus élevés (Soredaf, Ferrari) soit moins élevés ; qu'en 1981, c'est à Vincent qu'a été demandé le plus haut rendement, sans qu'aucune explication en ait été fournie ;qu'il était en lui-même excessif, et qu'il correspondait de plus à une prévision fausse, le marché s'étant révélé en nette régression cette année-là ;que pour 1982 était demandé à Vincent un taux de 6,84 %, toujours manifestement excessif par rapport à la pénétration nationale de DAF, largement supérieur à ce qui était demandé à d'autres concessionnaires(2,95 % et 3,63 %) pour des concessionnaires il est vrai nouveaux ou encore 5,92 % et 5,14 %, mais inférieur à ce qui était imposé par exemple à la puissante filiale Soredaf, 8,48 %) ;
Considérant qu'il est certain que doivent jouer des facteurs locaux : nouveauté de l'implantation du concessionnaire, connaissance par DAF de l'implantation nouvelle en un point donné d'industries consommatrices de véhicules par exemple ; que toutefois, en l'absence en l'espèce de toute tentative de justification, les discordances ainsi relevées apparaissent relever pour une large part de l'arbitraire, plus que d'une modulation rationnelle en fonction des circonstances et des régions ;qu'il doit être souligné que les taux imposés étaient lourds de conséquences, puisqu'étaient attachées à chaque réussite annuelle une prime de quota de 2 % du montant hors taxes des achats de châssis pour le niveau 100 %, de 4 % pour le niveau 120 % et qu'il existait aussi une prime d'objectif en cas de réalisation d'un taux de 7 % ;
Considérant que, pour ce qui concerne Vincent, il pourrait être objecté que la fixation d'objectifs excessifs en 1981 et 1982 n'avait pas d'incidence pratique, puisqu'en toute hypothèse, ses résultats étaient largement inférieurs à ceux qui eussent correspondu à un quota correctement calculé : qu'en effet Vincent n'a atteint que les taux 3 % en 1981 et 2,9 % en 1982, alors qu'au minimum, il eut pu lui être demandé respectivement 5,14 % et 5,25 % ;
Considérant toutefois que ces performances des plus médiocres amènent à s'interroger sur un second aspect de politique discriminatoire de DAF, qui n'est pas sans influence sur celles-ci, tenant aux aides à la vente hors contrat ;
Considérant que l'enquête a révélé à ce sujet que dans un cas, le voisin Ferrari à Annecy avait obtenu en juin 1982 un châssis 28 700 F de moins que Vincent en ce même mois ; que le même phénomène s'était reproduit une autre fois avec une différence défavorable de 25 200 F pour Vincent ; que cette comparaison est intéressante parce que deux concessionnaires ont à peu près le même volume ; qu'il faut encore relever que deux vendeurs étaient imposés à Vincent, contre un à Ferrari, inégalité de traitement non expliquée ;
Considérant que la comparaison avec la filiale Soredaf dans le Rhône est plus instructive encore ; que dans ce cas cette société a obtenu sans raison un même châssis avec un prix inférieur de 31 900 F à celui consenti à Vincent ; que surtout Soredaf a bénéficié en 1982 de primes de quota et d'objectifs auxquelles elle n'avait pas droit contractuellement en contemplation du contrat DAF, n'ayant vendu cette année-là que 77 véhicules pour un objectif de 100 ; qu'il en est résulté sur 46 un allègement unitaire pour la Soredaf variant de 5 000 à 16 000 F environ selon les cas ;
Considérant que ce traitement préférentiel flagrant ne peut s'expliquer que par l'importance de la Soredaf, filiale couvrant Lyon et son département, et vendant sept fois plus de véhicules que Vincent ; que ce n'est pas là une excuse ; qu'en effet dans ce marché particulier, où les clients sont des commerçants suffisamment compétents pour négocier auprès de plusieurs garages le prix d'un véhicule représentant un investissement assez lourd, il est incontestable que dans deux cas vis-à-vis de Ferrari, et dans un nombre élevé vis-à-vis de la Soredaf, DAF a faussé de propos délibéré le jeu de la concurrence défini dans son contrat au détriment de Vincent, mis hors d'état de proposer des prix équivalents ;
Considérant qu'il n'est pas douteux, en raison de la proximité de ces deux concurrents, à Annecy et à Lyon, que Vincent se soit trouvé privé de chances de vendre un nombre supérieur de véhicules ; que preuve n'est pas pour autant rapportée qu'un traitement égalitaire lui eût permis d'atteindre un quota raisonnable, qui eût été de 5,25 % ou légèrement supérieur, représentant vente de 20 véhicules ou un peu plus ;que la méthodologie que selon Vincent, DAF aurait adoptée en 1983, ce qui n'est pas établi, consistant à se fonder sur les résultats de l'année antérieure, qui eût conduit à fixer le quota à 15 châssis si elle avait été appliquée en 1982 (page 15 de l'expertise), apparaît aboutir à des prévisions trop timides pour être retenue ;
Considérant que Vincent a été privé de la chance de voir se poursuivre ses relations avec son concédant qui lui a seulement reproché, à l'appui de sa décision de non-renouvellement du contrat, son insuffisance commerciale ;
Considérant que pour apprécier son préjudice, il faut prendre en considération le surcroît de chiffre d'affaires et de marge bénéficiaire que lui procurait la concession, pour l'exploitation de laquelle il avait, au moins, en partie, investi à partir de 1975 et surtout de 1977 en construisant une installation neuve et en augmentant d'un tiers son personnel ; qu'il faut aussi tenir compte du petit nombre de marques de camions susceptibles de concession, celles-ci étant de ce fait rarement disponibles ; que Vincent soutient sans que la preuve contraire, éventuellement aisée à administrer, soit rapportée, qu'il n'a pu trouver de concession de remplacement ;
Considérant que l'analyse comptable produite par Vincent pour l'exercice 1983 comparé avec l'exercice 1982 est courte car il bénéficiait encore en 1983 d'un contrat d'atelier et que le nouveau concessionnaire n'était pas encore en fonction ; que la baisse du chiffre d'affaires de 19 032 KF à 18 524 KF a été assez faible, mais que Vincent fait état avec vraisemblance d'une chute de son bénéfice d'exploitation, qu'il chiffre à 65 % consécutive à la baisse des taux des marges accordées sur pièces détachées et d'une baisse significative de l'activité " garage ", masquée par un gonflement des ventes de carburant ;
Considérant qu'en l'absence de chiffre d'affaires pour 1984 et les années suivantes, la cour n'est pas renseignée précisément sur des éléments de préjudice allégués, stérilité des investissements, baisse d'activité, baisse de chiffre d'affaires et de bénéfices ; que l'existence d'un stock invendable et d'un matériel spécifique peu ou pas productif peut être prise en considération, dans une faible mesure ;
Considérant que le préjudice moral n'apparaît pas pouvoir être retenu, en raison de la liberté pour le concédant de changer de concessionnaire et de l'absence de renseignements sur l'évolution de Vincent permettant de discerner le comportement de la clientèle à son égard ;
Considérant que la cour possède [les] éléments suffisants pour fixer à 300 000 F les dommages et intérêts propres à réparer le préjudice de Vincent, privé, par les fautes de DAF dans l'exécution de son contrat, de chances de profit d'une part, et de poursuite de ses relations avec cette société d'autre part ; qu'il n'y a pas de circonstance particulières qui justifient allocation d'intérêts sur cette somme à compter de l'assignation ; que DAF prendra en charge les entiers dépens et qu'il est équitable d'allouer à Vincent 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC ;
Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort ; Vidant son arrêt avant dire droit du 30 avril 1990 ; Fait droit pour partie à l'appel de la société Garage Vincent ; Réforme le jugement déféré ; Condamne la société DAF France à lui verser, à titre de dommages et intérêts, la somme de 300 000 F (trois cent mille francs) et indemnité de 40 000 F (quarante mille francs) ; Condamne la société DAF France aux entiers dépens. Autorise Maître Bommart, avoué, à recouvrer ceux d'appel conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.