CA Paris, 4e ch. B, 13 mai 1993, n° 91-8298
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Parfumerie Dusserre (SARL)
Défendeur :
Clinique Laboratoires (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Guerrini
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
SCP Fisselier Chiloux Boulay, Me Olivier
Avocats :
Mes Genin, Cohen.
La SARL Parfumerie Dusserre (ci-après Dusserre), qui exploite deux magasins de parfumerie conseil à Gap, sollicite depuis le début de 1984 son agrément en qualité de distributeur des produits de la société Clinique Laboratoires (ci-après Clinique).
Clinique, ayant déjà un distributeur agréé pour le département des Hautes-Alpes, enregistrait après enquête la demande sous un double numéro, national et départemental.
Le 15 juin 1989, Dusserre adressait une mise en demeure à Clinique et passait le 13 du mois suivant une commande qui ne fut pas honorée.
Constatant, d'après la réponse de Clinique à sa mise en demeure, que ce refus de vente était uniquement motivé par des critères quantitatifs ayant pour fondement la volonté de limiter le nombre de ses revendeurs, Dusserre assignait Clinique sur le fondement des articles 7 et 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 devant le Tribunal de commerce de Gap, et après décision d'incompétence de cette juridiction, devant le Tribunal de commerce de Paris, pour voir déclarer fautif le refus de vente et dire que Clinique sera tenue de fournir toutes les commandes concernant tant des produits de beauté Clinique que de la marque Estée Lauder qui lui seront passées par Dusserre dans la mesure où celles-ci présentent un caractère habituel et conforme aux usages, sous peine d'astreinte de 50 000 F par infraction constatée. Il était en outre demandé 200 000 F à titre de dommages-intérêts et 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Clinique a résisté à ces prétentions et a formé une demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour procédure abusive et indemnisation de frais irrépétibles.
Le Tribunal de commerce de Paris, par jugement du 11 février 1991, a, d'une part, par une disposition non critiquée en appel déclaré Dusserre irrecevable en ses demandes relatives aux produits de la marque Estée Lauder, ces produits n'étant pas commercialisés par Clinique, d'autre part, débouté Dusserre de sa demande portant sur les produits Clinique et alloué à celle-ci 10 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Dusserre a relevé appel.
Elle réitère ses demandes de première instance, étant observé cependant qu'il n'est plus fait mention dans ses écritures d'appel des produits de la marque Estée Lauder.
Clinique sollicite la confirmation du jugement mais forme appel incident pour voir porter à 50 000 F les dommages-intérêts pour procédure abusive. Elle réclame 25 000 F à titre de remboursement des frais irrépétibles exposés en appel.
Dusserre a par conclusions du 12 mars 1993 demandé la révocation de l'ordonnance de clôture rendue le 25 février, en vue de voir déclarer recevable une communication de pièces portant sur le tableau d'évolution de son chiffre d'affaires au cours des exercices 1991-1992, cela en réponse à des conclusions en date du 11 février 1993 faisant état d'un chiffre d'affaires " médiocre " du distributeur agréé Clinique à Gap.
Sur ce, LA COUR, qui se réfère au jugement et aux écritures d'appel pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et moyens des parties,
Sur la demande de révocation de l'ordonnance de clôture
Considérant que la demande de révocation, au demeurant non soutenue en plaidoirie, ne repose pas sur l'invocation d'une cause grave survenue postérieurement à l'ordonnance de clôture ; qu'en effet la communication de pièces considérée, de peu d'intérêt pour l'issue du litige, aurait pu avoir lieu bien plus tôt dans le cours de l'instance, tant devant les premiers juges qu'en appel ; que la demande sera donc rejetée ;
Sur le fond
Considérant que Dusserre fait valoir essentiellement au soutien de son appel que répondant aux critères qualitatifs exigés par les grands parfumeurs, ce qui n'est d'ailleurs pas contesté, le refus d'agrément, reposant en l'espèce sur des critères quantitatifs dont le bien fondé lui paraît à tous égards contestables, serait donc entaché d'arbitraire ; qu'elle soutient qu'une telle pratique est incompatible avec le droit communautaire, qu'en particulier la Commission de la CEE qui s'est prononcée le 20 décembre 1990 et le 16 décembre 1991 sur la procédure d'application de l'article 85 du traité CEE aux contrats de distribution sélective d'Yves Saint Laurent, a remis en cause la gestion des listes d'attente chronologiques dont le remplacement est désormais assuré par une procédure d'admission imposant au fournisseur un délai de traitement limité dans le temps, consacrant ainsi la légitimité des seuls critères qualitatifs en contrepartie de la disparition de la sélection quantitative ; que, par ailleurs, l'évolution démographique de la ville de Gap et du département des Hautes-Alpes justifie l'ouverture d'un second point de vente, sans qu'il en résulte un alourdissement des prix de revient susceptible de grever les prix d'achat du consommateur ; que le refus ne correspond pas à une logique économique et ne contribue donc pas au progrès économique, mais fait obstacle à la concurrence par les prix en conduisant à la constitution de monopoles locaux ;
Considérant que Clinique expose que la licéité des contrats de distribution passés avec ses revendeurs n'est pas en cause, pas plus que la qualité du point de vente exploité par Dusserre ; qu'elle n'use d'aucune pratique dolosive ou discriminatoire à l'encontre de cette dernière ; que le refus d'ouverture de compte par elle opposé a pour unique motif selon sa connaissance approfondie du marché, la conviction qu'un second point de vente de ses produits dans une ville de 35 000 habitants, en zone semi-rurale, n'est pas justifié économiquement et ne répond pas à l'intérêt des consommateurs ; qu'elle soutient qu'à l'époque des faits litigieux, soit plus de deux années avant la nouvelle prise de position de la Commission de la CEE, exprimée dans sa décision du 16 décembre 1991 (Yves Saint Laurent), décision au demeurant frappée d'un recours devant le Tribunal de première instance de la Communauté, le système d'admission initialement pratiqué n'était pas contesté dans la mesure où il était utilisé avec loyauté, objectivité et sans discrimination ; que c'est à l'époque du refus de vente qu'il convient de se placer pour apprécier, en fonction des règles alors applicables, la licéité du comportement de la concluante ; qu'eu égard à diverses données de fait, tel que le nombre de points de vente de Clinique, soit 689, rapproché de 2 600 et de 4 000 pour d'autres marques de prestige disposant de plusieurs points de vente à Gap, ou encore la modicité du chiffre d'affaires du distributeur agréé par Clinique à Gap, la limitation quantitative apparaîtrait dictée par des impératifs économiques et ne procéderait d'aucune discrimination ;
Considérant, cela exposé, que Clinique ne démontre pas la légitimité du critère de sélection quantitative qu'elle applique en l'espèce ;
Considérant en effet que s'il peut être admis que Clinique, compte tenu de sa situation relative sur le marché de la parfumerie, bien inférieure ainsi qu'il résulte des justifications produites à celle de ses principaux concurrents, entende conserver le contrôle de la croissance du nombre de ses revendeurs en fonction de ses objectifs de production, encore convient-il qu'une telle pratique, restrictive de concurrence dans son principe, puisse être située dans une perspective de progrès économique dont le consommateur doit en définitive tirer profit, conformément en cela aux prescriptions du § 2 de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, lesquelles, selon l'article 36 du même texte, peuvent justifier un refus de vente ; que tel n'est pas le cas lorsque, comme en l'espèce, les errements dénoncés conduisent à maintenir dans la ville de Gap, dont le nombre d'habitants dépasse 35 000, et plus généralement dans le département des Hautes-Alpes, un monopole générateur d'une rente de situation au profit d'un seul revendeur agréé, lequel se voit ainsi attribuer un territoire géographique exclusif; que l'ouverture d'un second point de vente par Clinique, dont il n'est pas contesté qu'elle dispose d'ailleurs de plusieurs revendeurs dans les Basses Alpes, malgré un contexte démographique moins favorable, apparaît de nature à garantir l'instauration d'une concurrence minimale ; que l'agrément sollicité par Dusserre ne peut dès lors manifestement pas être considéré comme engendrant un éparpillement dommageable des moyens du fabricant ; qu'il en est d'autant plus ainsi que Clinique n'a même pas subordonné la levée de son refus à la réalisation d'un montant d'achat minimum alors qu'il lui était loisible de l'exiger en vue d'assurer la rentabilisation des dépenses commerciales liées à l'ouverture d'un second point de vente ; que sur ce point, il est au demeurant permis de souligner que Clinique s'est bornée à exprimer en termes généraux ses craintes d'un accroissement excessif de ses frais administratifs et de mise en place des produits ;
Considérant dans ces circonstances que Clinique n'établit pas que la limitation qu'elle oppose à Dusserre soit justifiée ; que le refus de vente est donc illicite, la décision des premiers juges devant être réformée en ce sens ; qu'il sera fait droit à la demande de condamnation, sous astreinte ;
Considérant que Dusserre ne fournit pas d'éléments permettent d'apprécier le préjudice que lui aurait causé le refus de vente de Clinique ; que sa demande de dommages-intérêts ne peut donc être admise ;
Considérant qu'il est cependant équitable d'allouer à l'appelante au titre de l'article 700 du NCPC la somme ci-dessous précisée ;
Considérant qu'il s'ensuit de ce qui précède le débouté de Clinique de son appel incident ;
Par ces motifs, Dit n'y avoir lieu de révoquer l'ordonnance de clôture, Déclare irrecevables les conclusions de la société Parfumerie Dusserre en date du 12 mars 1993 et la communication de pièces s'y rapportant, Infirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a déclaré irrecevable la demande relative aux produits de la marque Estée Lauder, Statuant à nouveau, Déclare illicite le refus de vente opposé par la société Clinique à la Parfumerie Dusserre, Dit que la société Clinique sera tenue de fournir toutes les commandes qui lui seront passées par la Parfumerie Dusserre dans la mesure où celles-ci présentent un caractère habituel et conforme aux usages et ce sous peine d'astreinte de 20 000 F par infraction constatée à l'expiration du délai d'un mois qui suit la signification du présent arrêt, Condamne la société Clinique à payer à la Parfumerie Dusserre la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC, La condamne aux entiers dépens de première instance et d'appel et accorde à la SCP d'avoués Fisselier Chiloux Boulay le bénéfice de l'article 699 du NCPC.