CA Angers, ch. soc., 3 mars 1986, n° 273-85
ANGERS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Trio Kenwood France (SA)
Défendeur :
Recher
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boussard (Conseiller faisant fonction)
Conseillers :
Mlle Fontaine, M. Jolivet
Avocats :
Mes Reveilhac, Follen.
Vu le jugement dont appel rendu par le Conseil de prud'hommes de Saumur le 28 janvier 1985, les faits et moyens des parties y exposés, les motifs y énoncés,
Vu les conclusions déposées par la société Trio Kenwood le 23 décembre 1985,
Vu les conclusions déposées par l'intimé le 7 janvier 1986, contenant appel incident,
Sur le contrat liant Alain Recher à la société Trio Kenwood France :
Attendu que la société Trio Kenwood France, entreprise de vente d'appareils électroniques de reproduction de son et de l'image, a engagé Alain Recher par une lettre datée du 1er juin 1981 en qualité d'inspecteur commercial pour exercer des fonctions sur l'ensemble du territoire français ; que si cette lettre énonçait qu'aucun secteur exclusif ne lui était réservé, la société, par une autre lettre datée du même jour, écrivait toutefois à Recher "Nous vous confirmons que nous vous avons attribué le secteur Ouest et qu'il a été convenu que vous résiderez au centre de ce secteur" ; qu'un autre document de la société Kenwood remis à Recher daté du 25 mai 1981 dresse le tableau des secteurs géographiques de vente des inspecteurs et fixe le secteur attribué à Recher à douze départements du quart Nord-Ouest de la France énumérés selon leur numéro du code postal (22, 29 S et 29 N, 35, 44, 49, 50, 53, 56, 61, 72, 85) ; que la rémunération convenue était un salaire fixe mensuel de 3.000 F et une commission d'un pourcentage variable défini chaque année en fonction des objectifs de la société, calculée sur le montant net des factures ;
Attendu qu'il est constant que Recher a prospecté la clientèle de commerçants, grossistes et autres personnes intéressées par les appareils vendus par la société Kenwood dans le secteur géographique ainsi convenu ; qu'il a pris les commandes de cette clientèle ; que, contrairement à ce que fait valoir la société Kenwood, ce secteur n'a pas varié au gré de l'employeur ; qu'il a constamment compris les douze départements énumérés au document du 25 mai 1981, auxquels quatre autres départements de la région parisienne (code postal 18, 36, 37, 41) ont été momentanément ajoutés (de septembre 1981 au 1er juin 1982) pour être, à cette dernière date, affecté à un autre secteur, tandis qu'un autre département (Calvados code postal 14) lui était adjoint et ce avec l'accord de Recher ;
Attendu que Recher a exercé la représentation de la société Trio Kenwood dans le secteur à lui concédé ; que les conditions prévues par l'article L. 751-1 du Code du travail pour l'application du statut des représentants, voyageurs et placiers étaient remplies, peu important la qualification improprement donnée par la lettre d'engagement à la fonction exercée en fait par Recher ; que les premiers juges, en retenant que ce statut s'appliquait, ont exactement qualifié les rapports de travail liant Recher à la société Trio Kenwood ;
Sur la rupture du contrat de travail et les dommages-intérêts :
a) Les circonstances de la rupture :
Attendu que la société Trio Kenwood a en mars 1984 indiqué à Recher qu'elle excluait du secteur géographique sus-indiqué trois départements (Calvados, Manche et Orne, codes postaux 14, 50, 61) ce qui diminuait sérieusement sa rémunération ; que Recher a, par lettre du 21 mars 1984, écrit à la société Trio Kenwood qu'il exerçait en fait une activité de représentant de commerce et réclamait l'application du statut correspondant, protestant ainsi implicitement contre la réduction de son secteur de prospection par son employeur ;
Que la société Trio Kenwood écrivait à Recher par une lettre du 22 mars 1984 que ses fonctions d'inspecteur commercial ne lui réservaient aucun secteur exclusif et qu'il ne remplissait pas les conditions légales pour bénéficier du statut des "VRP" ; que Recher, par lettre du 26 mars 1984, répondait à la société qu'"il prenait acte du refus de lui reconnaître la qualité de VRP" et de ce que la rupture du contrat de travail était aux torts et griefs de la société ;
Attendu que la réduction unilatérale par la société Trio Kenwood du secteur géographique de prospection fixé au moment de l'engagement de Recher, portant sur trois départements où celui-ci réalisait un chiffre d'affaires important, a constitué une modification substantielle de ses conditions de travail; que Recher n'était pas tenu de l'accepter; que la société Trio Kenwood n'invoque aucune cause légitime susceptible de la justifier; que l'initiative de la rupture du contrat de travail lui incombe; que cette rupture n'a pas de cause réelle et sérieuse; que les premiers juges, analysant inexactement les circonstances de la rupture, ont à tort débouté Recher de sa demande de dommages-intérêts ;
b) La réparation du préjudice causé par la rupture :
Attendu que la société Trio Kenwood emploie plus de onze salariés ; que Recher, engagé le 1er juin 1981, était à son service depuis plus de deux années à l'époque où celle-ci est intervenue (cessation du contrat le 30 juin 1984 après exécution du préavis par Recher) ; que Recher est, par conséquent, bien fondé à se voir allouer l'indemnité pour résiliation sans cause réelle et sérieuse prévue par les articles L. 122-12-4 et L. 751-7 du Code du travail ; que la cour fixe celle-ci, au vu des documents produits par Recher (fiches Assédic mentionnant un salaire de 12.980 F par mois) à l'équivalent de six mois de salaires, soit 77.880 F ;
Attendu que si la rupture du contrat de travail n'a pas été précédée de l'entretien prévu par l'article L. 122-14 du Code du travail, l'inobservation de cette formalité ne saurait être sanctionnée par l'allocation à Recher de l'indemnité d'un mois de salaire prévue par l'article L. 122-14-4 du Code du travail, dès lors que Recher a droit à l'indemnité ci-dessus chiffrée pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et que ces deux indemnités ne sont pas cumulables ;
Sur l'indemnité de clientèle :
Attendu que Recher, qui a exercé au service de la société Trio Kenwood l'activité de représentant de commerce licencié sans avoir commis de faute, a droit à l'indemnité prévue par l'article L. 751-9 du Code du travail, pour la part qui lui revient personnellement dans l'importance en nombre et en valeur de la clientèle apportée, créée ou développée par lui ;
Attendu que Recher fait valoir sans que cela soit contesté par la société Trio Kenwood qu'il a accru le nombre des clients et a porté le chiffre d'affaires de son secteur - qui était de 4.000.000 F en juin 1981, à 5.607.000 F pour 1981-1982, soit une augmentation de 40 % - à 7.371.000 F pour 1982-1983, soit une augmentation de plus de 30 % ; que l'existence de l'augmentation de clientèle par Recher est certaine ; que la société Trio Kenwood minore en vain ces résultats en soutenant que Recher n'aurait pas atteint des "chiffres d'objectif" théoriques fixés par elle, ce qui exclurait qu'il puisse obtenir l'indemnité de clientèle;
Mais attendu que l'octroi de cette indemnité n'est pas subordonné à d'autres conditions que celles posées par l'article L. 751-9 du Code du travail, remplies en l'espèce par Recher; que la cour a des éléments suffisants eu égard notamment aux commissions mensuelles moyennes de Recher (9.980 F) pour fixer le montant de l'indemnité de clientèle due par la société Trio Kenwood à la somme de 100.000 F ;
Sur l'indemnité compensatrice de la clause de non-concurrence :
Attendu que la lettre d'engagement de Recher contenait une clause lui interdisant d'exercer pendant deux années après la cessation du contrat une activité concurrençant la société Trio Kenwood dans le secteur géographique qui lui était confié ; qu'en exécution de cette clause, Recher a trouvé un emploi dans une autre firme vendant du matériel de reproduction du son et de l'image en Lorraine ;
Attendu que la Convention Collective Nationale des voyageurs, représentants de commerce et placiers du 3 octobre 1975, étendue par arrêté du 20 juin 1977, applicable en l'espèce, prévoit, dans son article 17, l'attribution au représentant d'une indemnité compensant l'exécution de la clause de non-concurrence ; que cette disposition fixe celle-ci à 2/3 de mois de salaire mensuel moyen (soit en l'espèce 12.980,50 F) pour une durée maximale de deux cent-onze mois ; que son montant s'élève ainsi à 207.687 F et non à 186.360 F comme l'ont retenu les premiers juges dont la décision sur ce point sera réformée ;
Sur les frais répétibles :
Attendu qu'il paraît équitable de mettre à la charge de la société Trio Kenwood les frais non compris dans les dépens exposés par Recher que la cour fixe à 2.000 F et de débouter cette société de sa demande de remboursement de frais ;
Sur le remboursement des indemnités de chômage :
Attendu qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article L. 122-14-4 du Code du travail relatives aux remboursements même d'office aux organismes concernés des allocations de chômage payées à Recher en conséquence de son licenciement ;
Par ces motifs : Statuant publiquement et contradictoirement, Déclare les appels principal et incident recevables en la forme, Au fond, Confirme le jugement déféré en ce qu'il a décidé que Alain Recher était lié à la société Trio Kenwood par un contrat ayant pour objet la représentation répondant aux conditions fixées par l'article L. 751-1 du Code du travail, Réformant pour le surplus et statuant à nouveau, Dit que la rupture du contrat de travail est imputable à la société Trio Kenwood et qu'elle ne procède pas d'une cause réelle et sérieuse ; Condamne la société Trio Kenwood à payer à Alain Recher la somme de 77.880 F à titre d'indemnité en application de l'article L. 122-14-4 du Code du travail ; Condamne la société Trio Kenwood à payer à Alain Recher la somme de 100.000 F à titre d'indemnité de clientèle et celle de 207.687 F à titre d'indemnité compensatrice de la clause de non-concurrence ; Condamne ladite société à payer à Alain Recher la somme de 2.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Ordonne le remboursement par la société Trio Kenwood aux organismes concernés des allocations de chômage payées à Recher du jour du licenciement jusqu'au jugement du Conseil de prud'hommes ; Condamne la société Trio Kenwood aux dépens.