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Décisions

TPICE, 2e ch., 12 décembre 1991, n° T-30/89

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Hilti (AG)

Défendeur :

Commission des Communautés européennes, Banco UK (Ltd), Profix Distribution (Ltd)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Saggio

Juges :

MM. Yeraris, Briët, Barrington, Vesterdorf

Avocats :

Mes Axster, Pheasant, Miller, Titcomb, Lasok.

Comm. CE, du 22 déc. 1987

22 décembre 1987

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (deuxième chambre),

Les faits à l'origine du litige

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 21 mars 1988, Hilti AG (ci-après "Hilti") a demandé l'annulation de la décision de la Commission du 22 décembre 1987 (ci-après "la décision"), par laquelle celle-ci, en premier lieu, a constaté que la requérante occupait dans la CEE une position dominante sur les marchés des pistolets de scellement ainsi que des clous et des chargeurs adaptés à ces pistolets, et qu'elle avait abusé de cette position au sens de l'article 86 du traité CEE ; en deuxième lieu, lui a infligé une amende de 6 millions d'écus et, en troisième lieu, lui a ordonné de mettre fin aux abus qui lui étaient reprochés.

2. La requérante, Hilti, est le plus grand producteur en Europe de pistolets de scellement et de clous et chargeurs FCP (systèmes FCP = systèmes de fixation à charge propulsive). Hilti, qui a son siège social au Liechtenstein où elle réalise ses principales opérations de fabrication, a également des activités de fabrication au Royaume-Uni et dans d'autres pays d'Europe.

3. Les entreprises Profix Distribution Ltd (auparavant Eurofix, ci-après, selon la nature des développements, "Profix" ou "Eurofix") et Bauco (UK) Ltd (ci-après "Bauco"), dont le siège social est au Royaume-Uni, produisent, entre autres, des clous destinés à être utilisés dans les pistolets de scellement fabriqués par la requérante. Profix et Bauco font valoir que les pratiques commerciales mises en œuvre par la requérante pendant la période des faits considérés avaient pour objectif de les évincer du marché des clous compatibles avec les appareils Hilti.

4. Par une demande déposée le 7 octobre 1982, au titre de l'article 3 du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204, ci-après "règlement n° 17), Eurofix s'est plainte auprès de la Commission de ce que Hilti, agissant par l'intermédiaire de ses filiales dans la CEE, mettait en œuvre une stratégie commerciale ayant pour objectif de l'évincer du marché des clous compatibles avec les appareils Hilti. Eurofix soutenait, en substance, que Hilti refusait de fournir des chargeurs au revendeurs ou distributeurs indépendants de ses produits lorsque la commande ne comportait pas un complément correspondant de clous de sa fabrication. Eurofix ajoutait qu'afin de pouvoir vendre ses clous pour pistolets de scellement Hilti, elle avait essayé d'obtenir elle-même la fourniture de chargeurs ; Hilti aurait persuadé son revendeur indépendant aux Pays-Bas d'interrompre les livraisons de chargeurs qu'Eurofix avait précédemment obtenues par ce cannal ; enfin Eurofix aurait essuyé un nouveau refus de fourniture de chargeurs après s'être directement adressée à Hilti. Eurofix précisait, par ailleurs, qu'elle avait demandé en vain à Hilti de lui concéder une licence de brevet et que, si elle avait ultérieurement obtenu une licence de droit au titre de la législation sur les brevets en vigueur au Royaume-Uni, les conditions de celle-ci avaient dû être fixées par le contrôleur des brevets. A ce propos, Hilti aurait indiqué à la demanderesse qu'elle considérait qu'une telle licence ne lui conférait aucun droit au titre du droit d'auteur qu'elle-même prétendait détenir au Royaume-Uni.

5. Bauco a introduit une demande similaire auprès de la Commission, faisant état d'une violation de l'article 86 du traité par Hilti, et a demandé l'adoption de mesures provisoires. Dans sa demande formelle en date du 26 février 1985, Bauco a soutenu que sa clientèle n'avait pas la possibilité d'acheter des chargeurs Hilti sans compléments de clous Hilti, de sorte que Bauco éprouvait des difficultés à écouler ses propres clous. Hilti aurait refusé de fournir des chargeurs à Bauco et les tentatives faites par Bauco pour acheter, par l'intermédiaire de tiers, des chargeurs auprès du distributeur indépendant de Hilti aurait refusé de concéder à Bauco une licence pour fabriquer ou importer des chargeurs. Lorsque Bauco avait fabriqué ou importé de tels chargeurs, Hilti aurait engagé une procédure de référé pour contrefaçon et atteinte à son droit d'auteur. A la suite de cette action, Bauco aurait dû signer, le 4 décembre 1984, un accord par lequel elle s'engageait à ne pas vendre, importer ou fabriquer des chargeurs dont le dessin reproduisait ceux sur lesquels Hilti, détenait un droit d'auteur ou qui constituaient une contrefaçon des brevets dont Hilti était titulaire. Bauco déclarait avoir demandé à bénéficier d'une licence de droit, mais craignait qu'en raison du droit d'auteur revendiqué par Hilti, une telle licence lui fût de peu d'utilité. En tout état de cause, les conditions de la licence de droit auraient dû ensuite être fixées par le contrôleur des brevets.

6. A la suite de ces plaintes, la Commission a demandé à Hilti un certain nombre de renseignements, conformément à l'article 11 du règlement n° 17, et a procédé à des vérifications dans les locaux de l'une de ses filiales. Estimant probable que Hilti détenait une position dominante sur le marché des pistolets de scellement et des produits consommables destinés à ces pistolets et qu'elle avait abusé de cette position, la Commission a engagé une procédure en constatation d'infraction contre Hilti. Dans le cadre de cette procédure, Hilti a signé, le 27 août 1985, un engagement provisoire, dans lequel elle a déclaré qu'elle cesserait les pratiques dont la Commission lui faisait grief jusqu'à ce que celle-ci soit parvenue à ses conclusions dans l'affaire.

7. Le 4 septembre 1987, elle a souscrit un engagement permanent dont le libellé est le suivant :

"1.Hilti AG, pour elle-même et au nom de ses sociétés filiales entièrement contrôlées dans la CEE, s'engage de bonne foi :

a) à mettre en œuvre de façon permanente l'engagement pris à titre provisoire le 27 août 1985 dans les affaires susvisées, à savoir de ne pas lier dans la CEE, que ce soit directement ou indirectement, la fourniture de chargeurs de cartouches pour fixation directe à celle de clous pour fixation directe, et par voie de conséquence, à ne pas cumuler les achats de bandes-chargeurs et ceux d'autres produits pour le calcul des remises ;

b) à mettre en œuvre, pour les produits de fixation directe, d'une manière cohérente avec les engagements contenus au point a) et sous réserve des seules trois exceptions mentionnées ci-après, une politique de remises fondée sur des barèmes de remises quantité/valeur précis, organiques et transparents, appliqués de façon uniforme et non discriminatoire. Les trois exceptions en cause sont :

i) réponse à une offre compétitive ;

ii) contrats négociés individuellement avec des clients qui, habituellement ou dans des conditions ou circonstances particulières, refusent de traiter avec Hilti autrement que sur une base contractuelle ;

iii) promotions spéciales, désignées comme telles ;

c) à ne pas refuser, sauf motifs objectivement valables, de fournir des produits de fixation directe à des clients existants, ni à limiter, en honorant une commande, la quantité de produits de fixation directe fournie, et à continuer de faire un rapport trimestriel à la Commission sur tout refus de fournir des produits de fixation directe en indiquant le motif de ce refus ;

d) à renoncer à faire valoir, à l'égard des bénéficiaires présents ou futurs d'une licence de droit sur les brevets qu'elle détient au Royaume-Uni pour ses chargeurs de cartouches, ses droits d'auteur au Royaume-Uni pour lesdits chargeurs, ainsi que, pour autant qu'ils existent dans la CEE, ses droits correspondants sur les dessins et modèles de ces chargeurs ;

e) à assurer la garantie pour ses appareils de fixation directe non seulement lorsqu'ils sont utilisés avec des produits consommables d'origine Hilti mais aussi lorsque des produits consommables non-Hilti de qualité comparable sont utilisés ;

f) à mettre en œuvre un programme de conformité au droit de la concurrence spécifique au groupe Hilti selon l'orientation approuvée par la Commission dans l'affaire "National Panasonic" et à informer la Commission des mesures prises pour appliquer ce programme.

2. Hilti AG s'engage à faire tous les efforts possibles pour encourager les distributeurs indépendants de ses produits de fixation directe dans la CEE à intégrer dans leur propre politique les engagements mentionnés au paragraphe 1 ci-dessus.

3. Hilti AG s'engage à continuer à mettre en œuvre les engagements visés aux paragraphes 1 et 2 ci-dessus jusqu'au moment où il sera constaté qu'elle n'occupe pas ou, les circonstances ayant changé, qu'elle n'occupe plus une position dominante. Dans l'un ou l'autre cas, Hilti, avant de mettre fin à l'application de l'un ou l'autre des engagements susvisés, s'engage à en informer la Commission par écrit."

La décision attaquée

le dispositif

8. Le dispositif de la décision est libellé de la manière suivante ;

"Article premier

L'adoption par Hilti AG, à l'encontre de fabricants indépendants de clous destinés aux pistolets de scellement Hilti, de comportements destinés à faire obstacle à leur accès au marché des clous compatibles avec les pistolets Hilti et/ou à porter atteinte directement ou indirectement à leurs activités constitue un abus de position dominante au sens de l'article 86 du traité CEE. Les éléments essentiels de ces infractions sont :

1) jumelage des ventes de clous et de chargeurs ;

2) réduction des remises et autres pratiques discriminatoires en cas de commande de chargeurs sans clous ;

3) incitation de distributeurs indépendants à ne pas exécuter certaines commandes à l'exportation ;

4) refus d'honorer l'intégralité des commandes de chargeurs passées par des clients ou distributeurs de longue date susceptibles de les revendre ;

5) pratique consistant à retarder l'octroi des licences de droit pouvant légalement être obtenues au titre des brevets Hilti ;

6) refus d'honorer la garantie sans raisons objectives ;

7) mise en œuvre de politiques sélectives ou discriminatoires dirigées contre les concurrents de Hilti et leurs clients ;

8) application unilatérale et occulte, au Royaume-Uni, d'une politique de remises différenciées aux sociétés de location d'équipements et aux revendeurs selon qu'ils bénéficient ou non du statut d'entreprise privilégiée.

Article 2

Pour les infractions décrites à l'article 1er, une amende d'un montant de 6 millions d'écus est infligée à Hilti AG.

Article 3

Hilti AG mettra fin immédiatement aux infractions visées à l'article 1er, pour autant qu'elle ne l'ait déjà fait. A cet effet, Hilti AG s'abstiendra de répéter ou de poursuivre tout acte ou comportement décrit à l'article 1er et s'abstiendra d'adopter toute mesure d'effet équivalent.

Article 4..."

Les produits en cause

9. Dans sa décision, la Commission a donné la description suivante des produits en cause, description qui n'a pas été contestée par la partie requérante ni au cours de la procédure administrative, ni au cours de la présente procédure.

10. Par "clous", il faut entendre tous les goujons, clous et autres pièces de fixation propulsés par des pistolets de scellement. Le terme "cartouches" vise les cartouches en laiton qui sont soit emmagasinées dans des chargeurs pour pistolets de scellement semi-automatiques, soit introduites une à une dans des pistolets de scellement à un coup. Les "chargeurs" désignent les bandes ou disques, en plastique dans le cas de Hilti, dans lesquels les cartouches en laiton sont emmagasinées. En principe, le terme "chargeur" désigne la bande avec son chargement de cartouches. Par "produits consommables", il faut entendre les clous et les chargeurs. Le terme "système de fixation à charge propulsive" désigne l'ensemble formé par le pistolet de scellement, les clous et les chargeurs.

11. Avant l'apparition des pistolets de scellement, les fixations étaient effectuées, dans l'industrie du bâtiment, par des méthodes relativement lentes et coûteuses en main d'œuvre, consistant à travailler à la perceuse avant de fixer les boulons ou crochets de façon appropriée. Lorsqu'en 1958, M. Martin Hilti a mis au point un pistolet de scellement, celui-ci est devenu rapidement populaire. Cet appareil fonctionne selon un principe similaire à celui d'une arme à feu, en ce sens que la charge explosive propulse un clou avec une grande force et précision. Toutefois, dans un pistolet de scellement, le clou et la cartouche sont totalement séparés. Aujourd'hui, la plupart des pistolets de scellement, y compris ceux fabriqués par Hilti, fonctionnent selon le principe du tir indirect : la charge explosive propulse un piston qui, à son tour, propulse le clou. La plupart des fabricants de pistolets de scellement proposent une gamme d'appareils pour divers types de fixations, qui font appel à des cartouches de puissances différentes. De plus, certains pistolets de scellement comportent un réglage de puissance. Le recours à ces appareils permet généralement de réaliser la fixation sans long travail préalable de perçage et sans période de mise en route. Il y a cependant lieu de procéder normalement à des essais de fixation dans le matériau-support en vue de déterminer la possibilité d'une fixation appropriée et les produits consommables à utiliser. De plus, étant donné que certaines fixations inadéquates ne sont pas apparentes et qu'une certaine proportion d'échecs est inévitable, il faut toujours effectuer un certain nombre de fixations et ne pas se fier à une fixation unique. Le nombre minimal de fixations à prévoir varie en fonction du poids à supporter et du matériau récepteur.

12. Les clous à utiliser diffèrent selon le type d'attache dont il s'agit et de matériau dans lequel les attaches doivent être fixées. Les pistolets de scellement utilisent des clous spécialement fabriqués à cet effet, à l'exclusion des clous ordinaires. La résistance du clou et les propriétés de la pointe balistique doivent permettre à la fois la pénétration et la fixation requise. Pour des raisons techniques, les clous ne peuvent être fabriqués en acier inoxydable ; c'est pourquoi, en vue d'éviter que la corrosion n'affecte l'efficacité de la fixation, les clous doivent être galvanisés. Les clous doivent être adaptés aux pistolets de scellement. Certains pistolets étant conçus selon des normes similaires, un certain degré d'interchangeabilité existe entre les diverses marques de clous, en ce sens qu'elles peuvent convenir à plus d'une marque de pistolet. Dans les premiers modèles de pistolets de scellement, un nouveau clou et une nouvelle cartouche devaient être introduits après chaque tir. Les modèles plus récents, notamment ceux fabriqués par Hilti, permettent l'utilisation d'un chargeur comportant un certain nombre de cartouches. La plupart des chargeurs se présentent sous forme d'une bande ou d'un disque en plastique, quelquefois en métal, contenant généralement dix cartouches en laiton. Le chargeur alimente automatiquement le pistolet à chaque tir. Ces pistolets ne sont cependant que semi-automatiques, en ce sens que les clous doivent être introduits un à un. Les chargeurs sont normalement fabriqués spécialement pour chaque marque de pistolet de scellement et ne sont généralement pas interchangeables. Les cartouches individuelles en laiton sont plus normalisées.

13. Les pistolets de scellement sont utilisés par un grand nombre de professionnels de la construction. L'extension des sociétés de location d'équipements, surtout au Royaume-Uni, a rendu les pistolets de scellement accessibles, dans une certaine mesure, aux particuliers.

14. La gamme de pistolets, de clous et de chargeurs fabriqués par Hilti est en partie protégée par des brevets. L'un des derniers pistolets de scellement Hilti, le DX 450, présente certains éléments de nouveauté brevetés par rapport aux modèles antérieurs (DX 100 et DX 350, par exemple). Hilti détient des brevets pour ses pistolets de scellement dans l'ensemble de la Communauté ; ils sont venus ou viendront, respectivement, à expiration entre 1986 et 1996, selon l'élément breveté et le pays concerné. Dans le CEE, Hilti a également obtenu des brevets pour certains clous dans tous les Etats membres, à l'exception du Danemark. Ces brevets ont tous expiré en 1988. La protection du brevet n'a cependant pas empêché plusieurs entreprises de fabriquer une gamme de clous présentant des caractéristiques apparemment similaires et destinés à être utilisés dans les pistolets de scellement Hilti ainsi que dans ceux d'autres fabricants. Les cartouches individuelles en laiton utilisées avant l'apparition des chargeurs pour pistolets de scellement semi-automatiques n'étaient pas brevetées et pouvaient être librement obtenues auprès de plusieurs fabricants. En revanche, le chargeur de dix cartouches mis au point par Hilti pour le pistolet DX 350 a été breveté dans tous les Etats membres. Il est maintenant utilisé aussi dans d'autres modèles, notamment le DX 450. Ces brevets se sont éteints en 1983 en Grèce et en 1986 en Allemagne. Dans tous les autres Etats membres, ils sont venus à expiration en 1988 ou 1989.

15. Au Royaume-Uni, le brevet original délivré conformément à la loi de 1949 aurait normalement dû s'éteindre au bout de 16 ans, en juillet 1984, la loi de 1977 sur les brevets a porté la durée de tous les brevets nouveaux ou existants à 20 ans pour l'harmoniser avec la durée des brevets dans les autres pays de la CEE. Le brevet relatif aux chargeurs était donc appelé à s'éteindre en juillet 1988. Tous les brevets dont la durée à été prolongée par cette loi font l'objet, pendant la période de prorogation, d'une licence de droit. A défaut d'accord entre le concédant et le licencié, le contrôleur des brevets, des dessins et modèles et des marques du Royaume-Uni fixe les conditions de la licence. En plus de la protection conférée par les brevets, Hilti fait valoir qu'au Royaume-Uni, le dessin de ses bandes-chargeurs sans cartouche est protégé par la législation sur le droit d'auteur en matière de dessins et modèles.

L'appréciation juridique portée par la Commission dans décision

A. Le comportement de Hilti

16. En ce qui concerne le comportement de Hilti, la Commission fait valoir que:

- Hilti a mené une politique consistant à ne fournir des chargeurs à certains utilisateurs finals ou distributeurs (les entreprises de location d'équipements, par exemple) que lorsque ces chargeurs étaient commandés conjointement avec leur complément nécessaire de clous (jumelage des chargeurs et des clous).

- Hilti a également cherché à bloquer la vente de clous fabriqués par des concurrents en réduisant ses remises pour les commandes de cartouches non accompagnées de commandes de clous. Cette réduction des remises se fondait, toujours selon la Commission, essentiellement sur le fait que le client se fournissait en clous auprès de concurrents de Hilti.

- la requérante a exercé des pressions sur des distributeurs indépendants, en particulier aux Pays-Bas, pour qu'ils n'honorent pas certaines commandes à l'exportation, notamment à destination du Royaume-Uni.

- Hilti a eu pour politique de ne pas fournir de cartouches aux fabricants indépendants de clous, notamment aux parties intervenantes.

- Hilti a utilisé des moyens dilatoires dans la concession de licences de brevet, qui pouvaient être obtenues au Royaume-Uni depuis 1984 sous la forme de licences de droit et qui ont fait l'objet de demandes de la part des parties intervenantes, en tendant de fixer la redevance à un niveau tellement élevé qu'elle équivalait à un refus.

- la requérante a reconnu avoir pratiqué une politique selon laquelle elle refusait de fournir des chargeurs, même à des clients de longue date, lorsqu'elle pouvait croire que les chargeurs commandés étaient destinés à la revente à des fabricants indépendants de clous.

- la requérante a reconnu qu'elle refusait d'honorer la garantie sur ses appareils lorsque les clous utilisés n'étaient pas d'origine Hilti.

- et, enfin, que la requérante a mis en œuvre des politiques sélectives ou discriminatoires dirigées contre ses concurrents et leurs clients, normalement - toujours selon la Commission - sous forme de rabais sélectifs ou d'autres avantages.

B. Les conséquences économiques de ce comportement

17. Selon la décision, cette politique commerciale de Hilti a eu pour conséquence de lui permettre de limiter la pénétration sur le marché de fabricants indépendants de clous et de chargeurs désirant vendre des produits consommables pour les pistolets Hilti. Hilti aurait été en mesure de facturer des prix très différents sur les marchés des divers Etats membres, de même qu'elle aurait pu appliquer des marges bénéficiaires brutes très importantes sur ses divers produits.

C. Le marché des produits en cause

18. Selon la décision, les marchés de produits concernés sont

a) celui des pistolets de scellement;

b) celui des chargeurs compatibles avec les appareils Hilti.

c) celui des clous compatibles avec ces appareils ;

Il s'agirait de marchés de produits distincts puisque, bien qu'interdépendants, les pistolets, les chargeurs et les clous répondent à des conditions d'offre et de demande différentes.

Le fait même qu'il existe des producteurs indépendants de clous et de chargeurs qui ne fabriquent pas de pistolets de scellement montrerait que ces articles répondent à des conditions d'offre différentes. De plus, certains fabricants de pistolets de scellement feraient appel à des fabricants indépendants de clous et de chargeurs pour fournir une partie au moins des produits consommables dont ils ont besoin. Certains fabricants indépendants de clous compteraient également des producteurs de pistolets de scellement parmi leur clientèle. Du côté de la demande, l'achat d'un pistolet de scellement représenterait un investissement qui serait normalement utilisé et amorti sur une période relativement longue. En revanche, les chargeurs et les clous constitueraient, pour les utilisateurs, une dépense courante et seraient commandés selon les besoins du moment. Les pistolets et les produits consommables ne seraient pas achetés ensemble.

Selon la décision, les appareils de Hilti ne font pas partie du marché des systèmes de fixation en général pour le secteur de la construction, et ce pour ces principales raisons :

- du côté de l'offre, la Commission relève que les divers types d'équipements de fixation sont en général produits au moyen de technologies totalement distinctes, dans des conditions différentes et par des sociétés différentes ;

- du côté de la demande, la Commission considère que, si les systèmes de fixation à charge propulsive et d'autres procédés de fixation faisaient partie du même marché concerné, des hausses (baisses) au moins légères mais significatives dans le prix d'un pistolet de scellement, d'un clou ou d'un chargeur devraient obligatoirement provoquer un déplacement sensible de la demande au profit (ou au détriment) de l'autre procédé de fixation. Or, pour les produits en cause, l'élasticité de la demande aux prix ds divers systèmes de fixation ne pourrait être telle qu'ils fassent partie du même marché concerné. En fait, malgré le comportement de Hilti, aucun déplacement de ce genre de la demande n'aurait été observé. Les systèmes de fixation à charge propulsive présenteraient certaines caractéristiques qui diffèrent quelquefois radicalement de celles d'autres procédés de fixation entrant en ligne de compte dans le choix du système à utiliser pour un travail donné sur un chantier déterminé.

En raison du grand nombre de facteurs qui peuvent déterminer le choix du procédé de fixation à utiliser et de la grande diversité des caractéristiques (économiques, juridiques ou techniques) entre les appareils de scellement à charge propulsive et d'autres procédés de fixation, ils ne peuvent - toujours selon la décision - être considérés comme faisant partie du même marché concerné. Le choix du meilleur procédé de fixation à utiliser dans le cas d'espèce s'effectuerait en fonction de l'application spécifique prévue sur un chantier donné (compte tenu de toutes les considérations techniques, juridiques et économiques qui peuvent précisément différer selon les applications et les chantiers).

Le marché géographique concerné pour les pistolets de scellement et les produits consommables est, d'après la décision, l'ensemble de la CEE, étant donné qu'en l'absence de toute barrière artificielle, ces produits peuvent être transportés à travers la CEE sans frais de transport excessifs.

D. La position dominante

19. Sur la base de l'hypothèse décrite ci-dessus, concernant les marchés des produits en cause, et des considérations suivantes, la Commission estime que Hilti détient une position dominante sur ces marchés. La décision fait état à cet égard de ce que Hilti détient dans la CEE une part des ventes de 55 % environ pour les pistolets de scellement. En ce qui concerne les chargeurs et les clous en général, la Commission estime que la part des ventes dans la CEE détenue par Hilti est au moins égale à ce qu'elle est pour les appareils. D'après la décision, les parts de Hilti sur le marché CEE des clous et des chargeurs utilisables dans ses propres appareils sont supérieures à celles qu'elle détient sur les marchés des clous et des chargeurs en général.

Selon la décision, Hilti compte d'autres atouts qui contribuent à maintenir et renforcer sa position sur le marché des pistolets de scellement. Il s'agit notamment d'innovations techniques avantageuses protégées par des brevets, d'une position forte en matière de recherche et de développement et d'un système de distribution solide et bien organisé dans la CEE. Il s'y ajouterait le fait que le comportement commercial de Hilti témoignerait de son aptitude à agir indépendamment et sans tenir compte ni des concurrents ni de la clientèle sur les marchés concernés.

D'après la décision, Hilti a abusé de cette position dominante en mettant en œuvre toutes les pratiques qui y sont décrites.

E. La justification objective

20. Selon la décision, il n'existe pas de justification objective pour le comportement de Hilti. En ce qui concerne les préoccupations de sécurité invoquées par cette dernière, la décision relève que, si tel avait été le cas, Hilti aurait dû saisir les autorités compétentes britanniques et leur demander d'intervenir auprès des producteurs indépendants dont les produits lui paraissaient dangereux. Le comportement de Hilti ne pourrait donc pas être présenté comme ayant été motivé uniquement par des préoccupations portant sur la sécurité et la fiabilité de ses pistolets de scellement et sur l'utilisation de produits consommables satisfaisant aux normes.

21. Lors de l'adoption de la décision litigieuse, la Commission a publié, le 24 décembre 1987, un communiqué de presse qui résumait la décision.

Ce communiqué contenait, entre autres, l'alinéa ci-après : "Ce comportement constitue des violations graves des règles de concurrence en tant que tentative d'évincer de nouveaux petits concurrents du marché et de priver les utilisateurs d'un choix de fournisseurs. Il représentait un essai par Hilti de renforcer sa position déjà dominante et lui permettait, en fait, de pratiquer des prix très différents selon les Etats membres. En conséquence, une amende exemplaire a été jugée adéquate".

La procédure devant la Cour et le Tribunal

22. Une première partie de la procédure écrite s'est déroulée devant la Cour, qui a renvoyé l'affaire devant le Tribunal, par ordonnance du 15 novembre 1989, en application des dispositions de l'article 3, paragraphe 1, et de l'article 14 de la décision du Conseil du 24 octobre 1988, instituant un Tribunal de première instance des Communautés européennes.

Par requêtes déposées respectivement les 2 et 12 août 1988, Bauco et Profix ont demandé à intervenir dans l'affaire à l'appui des conclusions de la partie défenderesse. Les demandes de Bauco et de Profix ont été accueillies par le Tribunal par ordonnance du 4 décembre 1989.

Par ordonnance du 4 avril 1990 (Rec. p. II - 163), le Tribunal a fait droit à une demande de traitement confidentiel, présentée par la partie requérante, pour ce qui est de la plupart des éléments d'information dont la confidentialité avait été demandée.

Les parties intervenantes, Bauco et Profix, ont présenté les moyens à l'appui de leurs conclusions respectivement les 18 et 10 septembre 1990. La Commission et Hilti ont déposé des observations sur les mémoires des parties intervenantes respectivement les 23 octobre et 13 novembre 1990.

Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (deuxième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale sans procéder à des mesures d'instruction préalables.

Conclusions des parties

23. La partie requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- annuler la décision ;

- supprimer l'amende ;

- au cas où la décision serait maintenue en tout ou en partie, réduire cette amende à néant ;

- condamner la partie défenderesse aux dépens.

La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- rejeter le recours ;

- condamner la partie requérante aux dépens.

Bauco (UK) Ltd., partie intervenante au soutien de la Commission, conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- rejeter le recours ;

- condamner la partie requérante à supporter les dépens exposés aux fins de son intervention.

Profix Distribution Ltd., partie intervenante au soutien de la Commission, conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- rejeter le recours ;

- condamner la partie requérante à supporter les dépens exposés aux fins de son intervention.

Quant à certaines questions préliminaires

Arguments des parties

24. En dehors de ses moyens tendant au rejet du recours, la défenderesse a soulevé la question de savoir si certains arguments présentés par la requérante dans sa requête ne sont pas susceptibles d'être rejetés comme irrecevables parce qu'ils ont trait - selon la Commission - à des éléments que Hilti avait expressément reconnus au cours de la procédure administrative ou bien qu'elle n'avait pas soumis à la Commission au cours de ladite procédure.

25. La défenderesse exprime cette question dans les termes suivants : "Un requérant qui forme, en vertu de l'article 173 du traité CEE, un recours contre une décision de la Commission dans une affaire de concurrence, a-t-il le droit d'invoquer devant la Cour des questions et des arguments dont il n'a pas fait état au cours de la procédure administrative ou de revenir sur des points de fait ou de droit qu'il a admis au cours de ladite procédure ? "

26. Selon la Commission, les points précédemment admis et les nouveaux arguments avancés par la requérante portent sur les éléments suivants :

1) la question de savoir, dans l'hypothèse où Hilti aurait occupé une position dominante, si certaines de ses pratiques constituent ou non des abus au sens de l'article 86 du traité ;

2) la question de savoir si les pratiques dont Hilti a reconnu l'existence ont affecté le commerce entre Etats membres au sens de l'article 86 ;

3) la définition du marché géographique en cause.

27. A cet égard, la Commission renvoie, tout d'abord, à la réponse de Hilti à la communication des griefs, qui est libellée sur ce point de la manière suivante :

"Dans l'hypothèse où Hilti aurait eu une position dominante sur le marché - hypothèse admise ci-après aux fins de la discussion -, Hilti ne nie pas qu'elle aurait enfreint l'article 86 du traité CEE en se livrant à certaines des pratiques commerciales dont elle est accusée.

Hilti reconnaît notamment que (dans ladite hypothèse) elle aurait enfreint l'article 86 du traité CEE par les pratiques suivantes :

- le refus de Hilti GB, dans des cas isolés, de fournir à des clients des chargeurs non accompagnés de clous ;

- l'octroi par Hilti GB, à titre de politique générale, de remise spéciales pour l'achat de chargeurs et de clous;

- le refus de Hilti GB de fournir à des clients des chargeurs convenant pour Eurofix ou Bauco ;

- la demande de ne pas fournir aux clients britanniques des chargeurs destinés à Eurofix, que Hilti a adressée à ses distributeurs exclusifs indépendants dans la Communauté en novembre 1981 ;

- la discrimination pratiquée par Hilti GB entre loueurs d'outillage et autres commerçants "privilégiés" et "non privilégiés", sur la base de critères qui n'étaient ni suffisamment objectifs, ni uniformément appliqués, ni portés à la connaissance des clients en question ;

- le refus de Hilti d'honorer la garantie pour ses appareils, lorsque ceux-ci avaient été utilisés avec des produits consommables qui n'étaient pas de sa fabrication ;

- la différence faite par Hilti entre des clients qui, dans pratique, n'étaient pas toujours traités conformément aux critères objectifs de Hilti en matière de ristournes, applicables dans les différents Etats membres.

Hilti admet que le motif qui a inspiré les infractions susmentionnées, c'est-à-dire assurer durablement la sécurité et la fiabilité de ses systèmes DX, ne constitue pas une justification suffisante (au regard du droit communautaire de la concurrence) de ces pratiques, parce que ce n'était pas les moins restrictives possibles pour atteindre l'objectif recherché".

28. Selon la Commission, Hilti nie, dans la requête, s'être rendue coupable d'un abus de position dominante, ce qui constituerait une rétractation des éléments repris ci-dessus et que Hilti avait précédemment admis.

29. En ce qui concerne le deuxième point - l'affectation du commerce entre Etats membres -, la Commission fait état de ce que Hilti n'a jamais contesté, au cours de la procédure administrative, ses conclusions sur ce point. Selon la Commission, en reconnaissant que, dans l'hypothèse où elle aurait occupé une position dominante, elle aurait enfreint l'article 86 du traité Hilti a forcément admis que son comportement litigieux affectait, du moins potentiellement, le commerce entre Etats membres.

30. Pour ce qui est du troisième point - la détermination du marché géographique -, la Commission fait remarquer que Hilti n'a pas, au cours de la procédure administrative, contesté la définition donnée par ses services du marché géographique en cause comme étant la Communauté dans son ensemble.

31. La Commission considère que la requérante ne doit pas être autorisée à avancer dans son recours, introduit au titre de l'article 173 du traité, des arguments de fond qu'elle n'avait pas invoqués au cours de la procédure administrative qui a conduit à l'adoption de la décision litigieuse. Selon la Commission, il en va de même a fortiori des éléments que la requérante a expressément admis au cours de cette procédure et qu'elle cherche maintenant à rétracter. La Commission renvoie à cet égard aux conclusions de l'avocat général Warner dans l'affaire Distillers Company/Commission (arrêt de la Cour du 10 juillet 1980, 30-78, Rec. p. 2291) ainsi qu'à l'arrêt de la Cour du 13 juillet 1988, France/Commission (102-87, Rec. p. 4067).

32. Sur ce point, la requérante, dans son mémoire en réplique, répond que "pour lever tous les doutes, [elle] confirme ce qu'elle a admis et qui est exposé dans sa réponse à la communication des griefs".

33. Toutefois, selon la requérante, les effets de ses pratiques, qui ont été en fait limités aux parties intervenantes dans la présente procédure, ne peuvent pas avoir constitué un abus étant donné qu'ils étaient objectivement justifiés par des considérations de sécurité. La requérante souligne en outre que la Commission n'a produit aucun élément de preuve permettant d'établir que les pratiques mises en œuvre vis-à-vis des parties intervenantes ont eu des effets plus larges. Elle reconnaît cependant que ces pratiques étaient susceptibles de produire d'autres effets et, pour cette raison, ne constituaient pas le moyen le moins restrictif de s'acquitter du devoir de diligence qui lui incombait en sa qualité de fabricant.

Appréciation en droit

34. Le Tribunal constate que l'argumentation de la Commission se divise en deux branches, la première portant sur la question de savoir si certains arguments présentés par la partie requérante, ne devraient pas être considérés comme irrecevables, du fait qu'ils reviendraient sur des éléments dont Hilti aurait expressément reconnu l'exactitude au cours de la procédure administrative, la deuxième portant sur la question de savoir si d'autres arguments invoqués par la partie requérante ne devraient pas également être considérés comme irrecevables, au motif que Hilti ne s'en serait pas prévalue au cours de ladite procédure administrative.

35. En ce qui concerne la première branche de l'argumentation de la Commission, il y a lieu de relever qu'au cours des procédures écrites et orale qui se sont déroulées dans la présente affaire, tant devant la Cour que devant le Tribunal, la partie requérante a expressément confirmé les aveux qu'elle avait faits au cours de la procédure administrative. Cette partie de l'argumentation de la Commission est, dès lors, devenue sans objet. Dans ce contexte, il importe toutefois de souligner qu'au cours de la procédure administrative. Cette partie de l'argumentation de la Commission est, dès lors, devenue sans objet. Dans ce contexte, il importe toutefois de souligner qu'au cours de la procédure administrative, Hilti n'a pas expressément reconnu le bien-fondé des allégations de la Commission en ce qui concerne la question de savoir si son comportement a été susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres, ni en ce qui concerne la définition du marché géographique en cause. Le fait que Hilti ait reconnu avoir "enfreint l'article 86" dans l'hypothèse où elle aurait eu une position dominante sur le marché, sans se prononcer sur les problèmes inhérents à la définition du marché géographique et aux effets de son comportement sur le commerce entre Etats membres, ne saurait être interprété comme une reconnaissance implicite, de sa part, de l'exactitude des affirmations avancées sous ce rapport par la Commission et ne saurait donc la lier dans l'exercice ultérieur des droits de la défense.

36. Pour ce qui est de la deuxième branche de l'argumentation de la Commission, il convient de rappeler que le règlement n° 17, précité, et le règlement n° 99-63-CEE de la Commission, du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l'article 19, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 17 du Conseil (JO 1963, 127, p. 2268, ci-après "règlement n° 99) énumèrent, entre autres, les droits et les devoirs des entreprises dans le cadre de la procédure administrative prévue par le droit communautaire de la concurrence. L'article 19, paragraphe 1, du règlement n° 17 dispose, ainsi, qu'"avant de prendre les décisions prévues aux articles..., la Commission donne aux entreprises et associations d'entreprises intéressées l'occasion de faire connaître leur point de vue au sujet des griefs retenus par la Commission". Selon l'article 2, paragraphe 4, du règlement n° 99, la Commission, en communiquant les griefs, fixe un délai "dans lequel les entreprises et associations d'entreprises ont la faculté de... faire connaître leur point de vue".

37. Pour ce qui est de la portée de ces dispositions, il y a lieu de remarquer que, même lues en combinaison avec l'article 3, paragraphe 1, du règlement n° 99, qui dispose que "les entreprises et associations d'entreprises expriment par écrit et dans le délai imparti leur point de vue sur les griefs retenus contre elles", elles ne sauraient être interprétées en ce sens qu'elles obligent l'entreprise concernée à répondre à la communication des griefs qui lui est adressée.

38. Il y a, en outre, lieu de préciser que ni l'un ni l'autre de ces deux règlements, ni aucun principe général de droit communautaire n'oblige les entreprises intéressées à autre chose qu'à fournir à la Commission les précisions factuelles, sous forme de renseignements ou de documentation, qu'elle leur a demandées en vertu de l'article 11 du règlement n° 17. S'il est vrai que les deux règlements en cause semblent se baser sur une présomption de coopération de la part des entreprises, coopération qui est souhaitable du point de vue du respect du droit de la concurrence, une obligation de répondre à la communication de griefs ne saurait en être déduite en l'absence d'une base légale expresse. Il convient d'ajouter qu'un tel devoir, du moins en l'absence de base légale, serait difficile à concilier avec le principe fondamental en droit communautaire du respect des droits de la défense. La thèse de la Commission reviendrait, en pratique, à rendre difficile pour une entreprise qui, pour une raison quelconque, n'a pas répondu à une communication de griefs d'introduire un recours devant le juge communautaire.

39. Il s'ensuit qu'il y a lieu de rejeter la deuxième branche de l'argumentation présentée par la défenderesse.

40. L'argumentation de la défenderesse étant rejetée, il y a lieu de souligner que Hilti conteste formellement avoir enfreint l'article 86 du traité, en se livrant à une pratique consistant à retarder l'octroi des licences de droit pouvant légalement être obtenues au titre de brevets Hilti et en mettant en œuvre des politiques sélectives ou discriminatoires dirigées contre ses concurrents et leurs clients (article 1er, points 5 et 7 du dispositif de la décision attaquée).

Quant au fond

41. Au soutien de ses conclusions, la partie requérante a soulevé quatre moyens tirés, en premier lieu, de la violation par la Commission de son devoir de rapporter à suffisance de droit la preuve des faits et appréciations sur lesquels elle s'est fondée ; en deuxième lieu, de la violation de l'article 86 du traité ; en troisième lieu, de la violation de l'article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 en ce que, en tout état de cause, l'amende infligée est excessive, et, en quatrième lieu, de la violation de l'article 190 du traité, en ce que la motivation de la décision relative à l'amende est erronée.

Sur le premier moyen, tiré de l'insuffisance de preuves

42. La requérante allègue que la décision se fonde presque exclusivement sur des assertions qui ne sont étayées par aucune preuve. Selon la requérante, sur chacun des points à propos duquel elle a constaté une violation de l'article 86, la Commission a manqué de s'acquitter du devoir qui était le sien, au regard des règles du droit communautaire, d'en rapporter la preuve. Ainsi, la Commission aurait négligé de réunir les informations de fait pertinentes et n'aurait pas analysé les preuves qui lui ont été soumises par la requérante.

43. A l'encontre de cette allégation, la Commission a fait remarquer que sa décision est étayée de preuves à suffisance de droit.

44. Le Tribunal constate que, par cette allégation, la requérante met en cause tous les éléments de la discussion portant sur l'application, en l'espèce, de l'article 86 du traité par la Commission. Il y a ainsi lieu de considérer que l'examen de cet argument ne peut être distingué de celui du fond de l'affaire. Selon une jurisprudence constante de la Cour, il incombe à la Commission de rapporter à suffisance de droit la preuve de tous les éléments matériels sur lesquels est fondée sa décision. Il s'agit, dès lors, de savoir si la Commission, lors de l'adoption de la décision attaquée, était en possession des éléments de preuve suffisants pour établir l'exactitude des données sur lesquelles elle s'est fondée est pour justifier le bien-fondé de ses appréciations. Le moyen de la partie requérante relatif à la prétendue omission, de la part de la Commission, de satisfaire à la charge de la preuve qui lui incombait ne saurait donc être examiné en tant que tel.

Sur le deuxième moyen, tiré de la violation de l'article 86

45. Ce moyen s'articule en trois branches :

- La requérante soutient qu'elle n'occupe pas de position dominante sur le Marché commun ni dans une partie substantielle de celui-ci au sens de l'article 86.

- Si elle admet que certains aspects de son comportement commercial auraient été susceptibles de constituer un abus si elle avait occupé une position dominante, la requérante est d'avis que son comportement, visant à limiter les ventes de clous produits par les intervenantes, n'a pu constituer un abus, dans la mesure où elle avait un intérêt légitime à limiter l'usage de ces clous dans ses pistolets de scellement.

- D'après la requérante, son comportement commercial n'a pas affecté et n'était pas susceptible d'affecter les échanges entre Etats membres au sens de l'article 86.

46. En ce qui concerne le bien-fondé de ce moyen, le contrôle du Tribunal doit donc porter sur trois points. Il convient, en premier lieu, de déterminer la position de la requérante sur le marché, ce qui implique un examen préalable de la définition du marché des produits en cause ainsi que du marché géographique. Dans un deuxième temps, le Tribunal doit vérifier si le comportement incriminé présente ou non un caractère abusif, compte tenu, notamment, de la justification objective invoquée par Hilti à cet égard. En troisième lieu, il lui incombe de statuer sur les effets du comportement incriminé sur les échanges entre les Etats membres.

Sur la position dominante

47. Dans la première branche du moyen tiré de la violation de l'article 86 du traité, la requérante conteste, tout d'abord, la définition du marché des produits en cause et celle du marché géographique, telles qu'elles ont été retenues dans la décision, et écarte, ensuite, les arguments qui ont conduit la Commission à constater qu'elle occupe une position dominante.

Quant au marché des produits en cause

Arguments des parties

48. La requérante fait valoir que la Commission a mal défini le marché des produits en cause. En vue de démontrer que celui-ci n'est pas constitué, comme il est affirmé dans la décision, par trois marchés distincts, à savoir les marchés des pistolets, des chargeurs et cartouches et des clous, la requérante allègue, tout d'abord, que l'ensemble de ces éléments doit être considéré comme formant un tout indissociable. A cet égard, la requérante se fonde sur deux rapports datant de 1986 et 1987, rédigés par MM. S. Klee et T. Seeger, ingénieurs en mécanique des matériaux, de la Technische Hochschule de Darmstadt, et qui portent sur l'interdépendance des éléments constituant un système de fixation à charge propulsive. Ces rapports concluent que "si les critères que les composants de systèmes doivent respecter ne sont pas entièrement couverts par des normes et règles générales contraignantes, les composants d'origines diverses ne pourront être interchangés sans que les caractéristiques du système s'en trouvent influencées". La requérante a, en outre, produit des analyses similaires, effectuées par deux ingénieurs britanniques, qui parviennent aux mêmes conclusions.

Selon la requérante, c'est à tort que la Commission s'est fondée sur un seul critère pour définir le marché concerné, à savoir celui de l'élasticité croisée des prix. Le fait que la Commission se soit fondée sur ce seul critère serait contraire à la théorie et à la pratique économiques et même à la jurisprudence de la Cour. De plus, la Commission elle-même n'aurait pas fait, en réalité, application de ce critère. En effet, elle n'aurait pas mesuré le degré de substituabilité économique.

49. Sur le plan de la substituabilité de la demande, la requérante fait savoir qu'il existe bien une substituabilité économique entre, d'une part, les systèmes de fixation à charge propulsive et, d'autre part, certains autres systèmes de fixation qui leur sont techniquement substituables. A l'appui de cette thèse, la requérante rappelle que, pour chaque application de systèmes de fixation à charge propulsive, ces derniers et ces autres systèmes (notamment le perçage/vissage) ont coexisté en occupant, chacun, des parts de marché significatives pendant un nombre considérable d'années.

50. La requérante souligne, en outre, qu'en dehors du prix d'un produit, d'autres attributs concurrentiels, comme la qualité, le service prévente et après-vente, la disponibilité immédiate, etc..., peuvent être tout aussi importants pour l'utilisateur. Si l'inclusion de produits différenciés dans un seul et même marché présuppose toujours une élasticité croisée des prix entre ceux-ci, il ne serait pas possible, en économie appliquée, de prendre l'élasticité croisée des prix comme seul critère de définition d'un marché de produits concernés sans tenir compte de l'élasticité croisée de la demande par rapport à d'autres attributs concurrentiels.

51. En produisant une analyse économétrique établie par le professeur Albach, de l'université de Bonn, à laquelle la Commission a fait allusion au point 73 de sa décision, la partie requérante estime avoir fourni la preuve de l'existence d'un degré significatif d'élasticité croisée des prix entre, en premier lieu, les ventes de clous destinés aux fixations à charge propulsive, d'une part, et de chevilles (bouchons), d'autre part ; en deuxième lieu, entre les ventes de pistolets de scellement, d'une part, et celles de marteaux perforateurs, de l'autre, ainsi qu'en troisième lieu, entre celles de chevilles (bouchons), d'une part, et de pistolets de scellement, d'autre part. La Commission n'aurait pas justifié les critiques qu'elle a adressées dans sa décision à la méthode et aux constatations du professeur Albach. En outre, une nouvelle analyse effectuée, à la demande de Hilti, par le professeur Yarrow, de l'université d'Oxford, sur la base d'une étude de marché réalisée par un institut indépendant, le Rosslyn Research, aurait désormais permis d'établir clairement que les systèmes de rechange, qui sont substituables pour les diverses applications, sont en concurrence mutuelle.

52. La requérante, tout en reconnaissant qu'en 1982, elle détenait un brevet sur les chargeurs, soutient qu'elle n'a pas tiré de la place qu'elle occupait sur le marché des chargeurs destinés à être utilisés dans des appareils de sa fabrication une puissance plus grande que celle qui dérivait de sa part dans les ventes de systèmes de fixation à charge propulsive en général. De manière générale, une position forte, voire un monopole, quant aux chargeurs ne donnerait pas à un opérateur une puissance plus grande que celle dérivant de sa part dans les ventes de systèmes de fixation à charge propulsive en général, tant que le système constitué par l'ensemble des produits peut facilement être remplacé par un autre système de fixation. Tel serait le cas des produits de la requérante, qui vendrait ses pistolets de scellement à un prix qui n'interdirait pas à l'utilisateur final professionnel de changer de produits. Ainsi, le prix net moyen au Royaume-Uni pour l'utilisateur final du pistolet de scellement Hilti le plus utilisé dans ce pays aurait été, en 1988, de 225 UKL. Le coût total des produits consommables pour 1200 fixations réalisées par des systèmes Hilti aurait été équivalent à l'investissement dans l'achat d'un pistolet. En moyenne, la dépense de deux mois en produits consommables aurait correspondu, pour l'utilisateur final, à l'investissement dans un pistolet de scellement. Dans de telles circonstances, les utilisateurs finals auraient très rapidement réagi à toute tentative de la requérante d'exploiter sa position en matière de brevets en passant à un autre système de fixation à charge propulsive ou à un tout autre système de fixation. Il s'ensuit, selon la requérante, que le marché des produits concernés ne peut être correctement défini comme étant limité aux chargeurs ou clous susceptibles d'être employés dans du matériel Hilti. En conclusion, la requérante est d'avis que le marché, correctement défini, comprend tous les systèmes de fixation qui constituent des solutions de rechange pour chaque application de fixation à charge propulsive ; il s'agirait notamment des systèmes de perçage/vissage.

53. S'agissant de la substituabilité de l'offre, la requérante fait observer que la technologie générale de fabrication de perceuses à moteur (système de perçage/vissage) n'est pas très différente de la technologie impliquée dans la fabrication de pistolets de scellement. Les éléments de fixation employés dans les deux systèmes seraient similaires quant au fonctionnement et aux matériaux. Parmi les concurrents de la requérante, seules les entreprises Bosch, AEG, Hitachi et Black et Decker ne fourniraient pas à la fois des perceuses à moteur et des pistolets de scellement. Tous les autres fournisseurs se définiraient eux-mêmes, à l'instar de la requérante, comme fournisseurs de systèmes de fixation pour le bâtiment en général. En ce qui concerne les produits consommables, la requérante fait valoir que tout producteur ayant acquis une expérience dans la fabrication de clous ou de vis spéciaux est en mesure de fabriquer des clous de fixation à charge propulsive sans difficulté. La fabrication des chargeurs nécessaires pour les systèmes à charge propulsive est, selon la requérante, une activité de base pour tout fabricant de chargeurs. S'il n'existe que trois fabricants importants de chargeurs pour fixations à charge propulsive dans la Communauté, il conviendrait de tenir compte du fait que les frais de transport sont relativement faibles, de sorte qu'il serait facile de se procurer des chargeurs à l'extérieur de la Communauté. D'après la requérante, les conditions de fourniture d'autres systèmes de fixation du bâtiment ne sont pas différentes au point de constituer pour leurs fabricants un obstacle sérieux à l'entrée sur le marché des systèmes de fixation à charge propulsive.

54. A l'encontre de cette argumentation, la Commission fait état, tout d'abord, des affirmations antérieures de Hilti au sujet des marchés en cause. Dans ce contexte, la Commission cite une lettre qu'elle a reçue de Hilti, le 23 mars 1983, en réponse aux questions qu'elle lui avait posées à la suite du dépôt de la plainte d'Eurofix, lettre selon laquelle il existerait "au moins deux marchés en cause différents pour ce qui concerne les clous et les cartouches, en plus du marché des pistolets". D'après la Commission, ces affirmations constituent la meilleure preuve disponible de l'appréciation interne portée par Hilti elle-même sur les marchés sur lesquels elle opérait à l'époque.

55. En considérant l'élasticité croisée des prix comme étant la synthèse de tous les facteurs qui déterminent si deux produits différents peuvent être véritablement considérés comme appartenant à un même marché de référence, la Commission n'aurait fait qu'appliquer un critère qui a été constamment appliqué pendant de nombreuses années, tant par elle-même que par la Cour dans sa jurisprudence. La Commission renvoie à cet égard notamment aux arrêts de la Cour du 21 février 1973, Europemballage et Continental Can/Commission (27-76, Rec. p. 207, pour ce qui est de la substituabilité de la demande).

56. Il n'existerait, selon la Commission, qu'une substituabilité économique relativement faible entre les différents systèmes de fixation. Le fait que différents systèmes aient coexisté pendant de très longues périodes s'expliquerait par l'existence, pour chaque type d'application, de toute une diversité de situations dont certaines privilégient par nature l'utilisation de tel type de fixation, tandis que d'autres privilégient celle de tel autre. C'est ainsi que le seuil critique dans la comparaison entre l'utilisation du pistolet de scellement et le soudage par points - exemple tiré du deuxième rapport du professeur Albach - serait relativement indépendant du coût des produits consommables FCP. D'autres exemples montreraient également que de faibles mais significatives augmentations des prix des produits consommables FCP ne risquent guère de causer d'importants déplacements des choix opérés entre les différents systèmes de fixation.

57. Le fait que l'analyse économétrique du professeur Albach ne fait pas apparaître d'élasticité croisée des prix ne s'expliquerait guère, comme l'allègue la requérante, par des "changements relatifs simultanés", mais plus naturellement par le fait que les produits ne sont pas concurrents et, ainsi, appartiennent à des marchés différents.

58. Les marchés de référence ne seraient donc celui de tous les systèmes de fixation, mais plutôt celui des chargeurs et celui des clous compatibles avec les appareils Hilti.

59. S'agissant plus particulièrement de la subsituabilité de l'offre, la Commission relève que ni pour ce qui est des produits consommables FCP, la pénétration de nouveaux fournisseurs de produits différents sur le marché n'est facile. Cela serait notamment dû à la nécessité de résoudre des problèmes techniques et d'entreprendre d'importants investissements. Un autre facteur important serait le délai qu'il faut compter avant que de nouveaux fournisseurs ne soient en mesure de pénétrer sur le marché. Pour ce qui est des chargeurs adaptés aux pistolets Hilti, ces facteurs généraux se seraient compliqués du fait que Hilti possédait des brevets pour tous les pays de la CEE et entendait se prévaloir de la protection attachée au droit d'auteur.

60. La partie intervenante Bauco soutient qu'en raison des caractéristiques uniques des pistolets de scellement, leur utilisation constitue un choix pratique, en ce qui concerne un certain nombre de cas particuliers.

61. Bauco fait en outre valoir qu'il n'existe pas d'élasticité croisée des prix entre les pistolets de scellement et les produits consommables pour pistolets de scellement, d'une part, et les autres outils et produits consommables pour d'autres systèmes de fixation, de l'autre. L'argument de Hilti, selon lequel les systèmes de fixation à charge propulsoire constitueraient des "systèmes techniquement intégrés", se révèlerait insoutenable dès qu'on l'invoquerait à propos des autres systèmes de fixation, ce qui mettrait ainsi en évidence que les marchés concernés sont bien, en l'espèce, les marchés distincts des pistolets de scellement, des clous et des chargeurs pour pistolets de scellement. Les utilisateurs seraient tenus d'utiliser des systèmes de fixation à charge propulsive Hilti non seulement en raison de l'investissement dans l'achat d'un pistolet, mais également en raison de la supériorité technique et pratique du produit Hilti sur tous les autres systèmes de fixation à charge propulsive.

62. En ce qui concerne la substituabilité de la demande, Bauco fait valoir que, si un choix est fondé sur l'expérience, comme dans la plupart des cas, seules des modifications sensibles d'une caractéristique, quelle qu'elle soit, peuvent exercer un effet sur ce choix. Il serait très probable qu'une analyse approfondie de tous les facteurs pesant sur la décision d'utiliser différents types de systèmes de fixation montrerait que les autres systèmes de fixation constituent des solutions de rechange décevantes pour l'utilisateur dans un grand nombre de cas.

63. La partie intervenante Profix renvoie aux arguments de la Commission et a, en outre, fait valoir, au cours de la procédure orale, que le marché des produits en cause est celui des clous ou, de façon plus spécifique, des clous utilisables dans des pistolets de scellement Hilti. Profix fabrique des clous et doit donc nécessairement fabriquer des clous qui soient compatibles avec des pistolets Hilti, ce qu'elle fait depuis les années soixante. Dans la mesure précisément où elle ne fabrique que des clous, il serait inutile de faire valoir à son égard que des systèmes alternatifs, tels que les perceuses à percussion, sont substituables aux systèmes de fixation à charge propulsive.

Appréciation en droit

64. Liminairement, il convient de remarquer que, pour apprécier la position de Hilti sur le marché, il y a lieu, tout d'abord, de définir le marché en cause, les possibilités de concurrence ne pouvant être appréciées qu'en fonction des caractéristiques des produits en cause, en vertu desquelles ces produits seraient particulièrement aptes à satisfaire des besoins constants et seraient peu interchangeables avec d'autres produits (l'arrêt de la Cour du 21 février 1973, Continental Can, 6-72, précité, point 32).

65. Pour déterminer, dès lors, si Hilti, en sa qualité de fournisseur de pistolets de scellement et de produits consommables adaptés, détient sur le marché des produits en cause un pouvoir qui lui confère une position dominante au sens de l'article 86, la première question à trancher est de savoir si le marché en cause est celui de l'ensemble des systèmes de fixation destinés au bâtiment ou si les marchés en cause sont ceux des pistolets de scellement à charge propulsive et des produits consommables adaptés à ces appareils, c'est-à-dire les chargeurs et les clous.

66. Le Tribunal estime que les pistolets de scellement, les chargeurs et les clous constituent trois marchés spécifiques.

Les chargeurs et clous étant spécifiquement fabriqués et acquis par les utilisateurs pour une marque de pistolets, il y a lieu de considérer qu'il existe des marchés distincts de chargeurs et de clous compatibles avec des pistolets de scellement Hilti, comme l'a retenu la Commission dans sa décision (point 55).

67. S'agissant plus particulièrement des clous dont l'utilisation dans les appareils Hilti constitue un élément essentiel du litige, il est, en effet, constant que, depuis les années soixante, il existe des producteurs indépendants, y compris les parties intervenantes, fabriquant des clous destinés à être utilisés dans des pistolets de scellement. Certains de ces producteurs sont spécialisés et ne produisent que des clous, certains même que des clous spécifiquement adaptés aux appareils de la marque Hilti. Ce fait constitue en lui-même un indice sérieux de l'existence d'un marché spécifique des clous compatibles avec les pistolets Hilti.

68. La thèse avancée par Hilti selon laquelle les pistolets, les chargeurs et les clous devraient être considérés comme formant un tout indissociable, à savoir "un système de fixation à charge propulsive", reviendrait, en pratique, à autoriser les producteurs de pistolets de scellement à exclure l'utilisation dans leurs appareils d'autres produits consommables que ceux de leur propre marque. Or, en l'absence de normes et règles générales contraignantes, tout producteur indépendant est parfaitement libre, au regard du droit communautaire de la concurrence, de fabriquer des produits consommables destinés à être utilisés dans des appareils fabriqués par d'autres à moins que, ce faisant, il ne porte atteinte à un droit de brevet ou à un autre droit de propriété industrielle ou intellectuelle. A supposer même, ainsi que l'a soutenu la requérante, que des composants d'origines diverses ne puissent être interchangés sans que les caractéristiques du système s'en trouvent influencées, le remède devrait être recherché dans l'adoption de dispositions législatives ou réglementaires appropriées, et non dans des mesures adoptées unilatéralement par des producteurs de pistolets de scellement, mesures qui reviennent à interdire aux producteurs indépendants l'essentiel de leur activité.

69. L'argument avancé par Hilti, selon lequel les appareils et produits consommables FCP font partie du marché des systèmes de fixation en général pour le secteur de la construction, ne saurait être retenu non plus. Le Tribunal constate que les systèmes de fixation à charge propulsive se distinguent sur plusieurs points importants des autres systèmes de fixation. Les caractéristiques propres aux systèmes de fixation à charge propulsive, telles qu'elles sont énumérées au point 62 de la décision, sont de nature à faire que le choix se porte de manière évidente sur eux dans un certain nombre de cas. Il ressort en effet du dossier que, dans de nombreux cas, il n'existe pas d'alternative réaliste ni pour l'ouvrier qualifié qui exécute un travail sur un chantier, ni pour le technicien qui est appelé à déterminer à l'avance les méthodes de fixation qui seront utilisées dans une situation déterminée.

70. Le Tribunal considère que la description de ces caractéristiques, telle qu'elle a été faite par la Commission dans sa décision, est assez claire et convaincante pour justifier à suffisance de droit les conclusions qui en sont tirées.

71. Ces constatations ne laissent subsister aucun doute sérieux sur le fait qu'il existe, dans la pratique, toute une diversité de situations, dont certaines privilégient par nature l'utilisation d'un système de fixation à charge propulsive, tandis que d'autres privilégient celle d'un ou plusieurs autres systèmes de fixation. Comme le relève la Commission, le fait que plusieurs procédés de fixation différents continuent de représenter, chacun, pendant de longues périodes, une part importante de la demande totale en matière de fixation tend à montrer qu'il n'existe qu'une substituabilité relativement faible entre les différents systèmes de fixation.

72. Il convient d'ajouter que, dans de telles circonstances, la Commission était en droit de baser ses conclusions sur des raisonnements tenant compte des caractéristiques qualitatives des produits en cause.

73. Ces conclusions sont d'ailleurs corroborées par l'analyse établie par le professeur Yarrow et par l'étude effectuée par l'institut Rosslyn Research, précitées, en ce que celles-ci relèvent l'existence d'un nombre important d'utilisateurs de pistolets de scellement, qui ne voyaient pas de solution de rechange pouvant réellement se substituer au système de fixation à charge propulsive dans des situations correspondant à la plupart de celles dans lesquelles des pistolets de scellement ont été effectivement utilisés.

74. Au surplus, les éléments de preuve produits par la partie requérante ne sont pas de nature à affaiblir les constatations faites par la Commission.

75. Il convient ainsi, en premier lieu, de relever que l'analyse du professeur Yarrow et l'étude de l'institut Rosslyn Research ne permettent pas de démontrer - comme ils prétendent le faire - une substituabilité économique élevée entre les produits en cause. En effet, les questions posées aux entreprises de construction ne sont pas de nature à fournir une réponse à la question fondamentale dans cette affaire, à savoir si de faibles mais significatives variations dans le prix des clous sont susceptibles de modifier la demande d'une manière significative. Dans un marché caractérisé, comme en l'espèce, par des remises très importantes par rapport aux prix de catalogue, le seul fait qu'un certain nombre de personnes interrogées aient mentionné le prix en premier lieu comme élément déterminant, sans préciser l'importance d'une éventuelle modification du prix sur le choix du procédé retenu, ne saurait prouver que l'élasticité croisée des prix est élevée.

76. En second lieu, il est à noter que les études économétriques du professeur Albach ne tiennent compte que d'un seul facteur, à savoir le prix, tandis qu'il ressort du dossier, et notamment des enquêtes effectuées par l'institut Rosslyn Research, que le choix du consommateur dépend dans une large mesure de circonstances non quantifiables.

77. Il convient donc de constater que le marché des produits en cause par rapport auquel la position de Hilti sur le marché doit être appréciée, est celui des clous destinés aux pistolets de scellement de sa fabrication.

78. Cette appréciation trouve une confirmation dans la lettre de Hilti à la Commission, du 23 mars 1983, précitée, dans laquelle est exprimé l'avis qu'il existait des marchés distincts pour les pistolets, pour les chargeurs et, finalement, pour des clous. S'il ne s'agissait pas d'une interprétation, à cette époque-là, de la notion du "marché en cause" aux fins de l'application de l'article 86 du traité, le contenu de la lettre est néanmoins assez éclairant sur la question de savoir qu'elle était l'appréciation commerciale portée par Hilti elle-même sur les marchés sur lesquels elle opérait à l'époque. Selon les explications fournies par Hilti, cette lettre a été préparée par un juriste de l'entreprise, de concert avec un conseiller juridique extérieur et le directeur concerné de la production. Cette lettre a donc été rédigée par des personnes dont on peut présumer qu'elles avaient une bonne connaissance de l'entreprise et de ses activités.

Quant au marché géographique

Arguments des parties

79. Quant à la définition du marché géographique en question, la requérante fait valoir qu'outre les frais de transport, certains autres aspects de la distribution des produits de fixation à charge propulsive contribuent à créer des différences entre Etats membres en ce qui concerne les conditions de commercialisation. Ainsi, le professeur Albach aurait relevé des différences considérables entre les Etats membres dans l'évaluation traditionnelle de certains produits et systèmes de construction ou de fixation. D'après la requérante, l'existence d'écarts de prix entre les différents marchés n'est pas une indication, voire une preuve, de l'existence de barrières artificielles élevées par des entreprises opérant dans la Communauté. En ce qui concerne les prix pratiqués par Hilti dans les différents Etats membres, la requérante est d'avis que ceux-ci reflètent plutôt les différences existant dans la structure commerciale de ces marchés. Il serait par ailleurs erroné de comparer les prix les plus élevés et les plus bas. La seule chose sensée serait de comparer les prix moyens pratiqués par les organisations commerciales individuelles de Hilti pour l'ensemble de la gamme de produits.

80. La Commission considère - quant au fond de cette question - que l'on pouvait s'attendre à ce que les différences de prix substantielles qui ont été relevées donnent lieu à des échanges parallèles entre marchés nationaux. En ce qui concerne la nécessité, invoquée par Hilti, de distributeurs spécialisés, la Commission objecte que, même pour des produits comme les voitures, qui nécessitent des points de vente hautement spécialisés, le marché de référence, du point de vue du producteur, est manifestement la Communauté.

Appréciation en droit

81. Il convient de rappeler qu'il ressort du dossier, d'une part, qu'il existe des différences de prix très importantes pour les produits Hilti entre les Etats membres et, d'autre part, que les frais de transport pour les clous sont faibles. Ces deux facteurs rendent très vraisemblable l'existence d'échanges parallèles entre les marchés nationaux de la Communauté. Il y a donc lieu de constater que c'est à juste titre que la Commission a considéré que le marché géographique en cause, en l'espèce, est l'ensemble de la Communauté. L'argument de la requérante y relatif doit donc être rejeté.

Quant à la position de Hilti sur le marché

Arguments des parties

82. Pour ce qui est des autres aspects de la question de savoir si la requérante détient une position dominante sur le marché des produits en cause, Hilti fait observer, en premier lieu, que les estimations faites par la Commission quant à la part de marché qu'elle détient ne sont pas suffisantes pour justifier la constatation d'une position dominante. Ni les estimations fournies à la Commission par la requérante elle-même, ni celles provenant de l'organisation PASA (l'association professionnelle du Royaume-Uni pour les systèmes de fixation à charge propulsive) ne seraient assez fiables pour servir de base à la décision attaquée. Seule la Commission serait en mesure, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par l'article 11 du règlement n° 17, d'établir les parts de marché effectives, ce qu'elle n'aurait pas fait. La requérante affirme ne pas connaître l'importance de la part qu'elle occupe sur le marché en cause, tel que celui-ci devrait être correctement défini, c'est-à-dire, selon elle, comme étant constitué par l'ensemble des systèmes de fixation substituables à des systèmes de fixation à charge propulsive (comprenant, notamment, des systèmes de perçage/vissage). Toutefois, Hilti prétend savoir que sa part de marché est telle qu'on ne saurait affirmer qu'elle occupe une position dominante.

83. La requérante soutient qu'elle ne tire aucune puissance commerciale significative de ses brevets. En ce qui concerne son brevet sur les chargeurs, la requérante reprend les considérations exposées ci-dessus au point 52 pour démontrer qu'elle ne tire de sa part sur ce marché aucune puissance commerciale supérieure à celle qu'elle tire de la place qu'elle occupe sur le marché de référence en général. Pour ce qui est des brevets qu'elle détient pour certains éléments du pistolet de scellement DX 450, la requérante souligne qu'il ne s'agit là que de brevets d'amélioration. Ses concurrents auraient depuis longtemps pu incorporer dans leurs propres pistolets des améliorations similaires, spécifiques à leurs propres modèles. La position de la requérante en matière de recherche et développement ne lui conférerait pas non plus une puissance commerciale exorbitante. Le concurrent majeur de la requérante en matière de systèmes de fixation à charge propulsive aurait un chiffre d'affaires et des ressources financières largement équivalents à ceux de la requérante et les ressources de la requérante en matière de recherche et développement seraient, en réalité, faibles si on les comparait à celles de ses autres concurrents qui sont des géants industriels. Le système de distribution de la requérante ne serait pas organisé de manière à lui conférer un avantage concurrentiel disproportionné. Selon la requérante, il n'est pas vrai, comme l'allègue la Commission, que le segment des systèmes FCP du marché des fixations pour l'industrie du bâtiment ait atteint un stade de développement comportant d'importantes barrières à l'entrée et une concurrence réduite à l'intérieur.

84. Le comportement commercial de Hilti ne témoigne pas, selon elle, d'une position dominante. La pratique du jumelage des ventes de chargeurs et de clous aurait été mise en œuvre par la requérante en vue d'éviter des dangers résultant de l'utilisation dans ses pistolets de scellement de clous défectueux. Cette pratique ne présupposerait pas une position dominante sur le marché.

85. La Commission rétorque que les chiffres sur lesquels elle s'est basée dans sa décision quant aux parts de marchés détenues par Hilti lui ont été communiqués par Hilti elle-même, en vertu de l'article 11 du règlement n° 17 ; Hilti aurait donc été tenue de fournir des renseignements aussi exacts que possibles à sa connaissance. Quant aux chiffres de la PASA, divers documents internes de Hilti montreraient que même la direction de Hilti au Royaume-Uni se fondait sur les chiffres de cette association pour estimer la part de marché de la société. La Commission considère qu'elle a correctement évalué la part de marché de Hilti et qu'il existe même certaines raisons de penser que les parts de marché de celle-ci pourraient être encore supérieures. Elle rappelle à cet égard que les chiffres de la PASA attribuent à Hilti, pour le Royaume-Uni, des parts s'élevant, respectivement, entre 70 et 80 % dans la vente des clous FCP et à 70 % dans celle des chargeurs, parts qui sont bien supérieures à sa part sur le marché des seuls pistolets de scellement, laquelle est de 55 %.

86. La Commission réfute la critique de Hilti quant à son appréciation des autres circonstances qui, selon la décision, contribuent à maintenir et à renforcer la position de Hilti sur le marché des pistolets de scellement. La Commission souligne à cet égard que Hilti possède le produit le plus élaboré du marché, à savoir le pistolet DX 450. Sa position de force en matière de recherche et de développement ne serait pas compensée par la simple possibilité que d'autres gros fournisseurs potentiels pénètrent sur le marché. L'effet combiné d'un système bien organisé de distribution directe aux utilisateurs finals et d'une proportion élevée d'utilisateurs de pistolets Hilti aurait pour conséquence qu'il serait difficile à d'autres fournisseurs de supplanter Hilti et à de nouvelles entreprises de pénétrer sur le marché. Enfin, le degré de développement du marché rendrait l'accès au marché moins attrayant pour d'autres participants potentiels.

87. Selon la Commission, les exemples qu'elle a retenus du comportement de Hilti sur le marché - en tant que preuves d'une position dominante - constituent tous des types de comportement que l'on n'observe normalement que chez une entreprise dominante. Certes, une entreprise non dominante pourrait se comporter de cette manière mais, dans la pratique, il serait très peu probable qu'elle agisse ainsi car l'existence d'une concurrence effective assurerait normalement que les inconvénients d'un tel comportement l'emportent sur les éventuels avantages. Ainsi, le jumelage des ventes serait normalement un procédé qui ne présenterait pas d'avantage pour un fournisseur non dominant. L'adoption de ce comportement par Hilti constituerait donc une preuve supplémentaire de la puissance que lui confère sa situation d'unique fournisseur de facto de chargeurs compatibles avec ses pistolets.

88. Bauco, partie intervenante, observe que, compte tenu de son expérience du marché, il n'y a aucun doute sur le fait que Hilti occupe une position dominante sur les marchés en cause. Les marchés pour les clous et les chargeurs compatibles avec les systèmes FCP Hilti sont, de loin, les plus vastes et les plus importants. Jusqu'à l'intervention de la Commission, le comportement de Hilti était tel qu'il était impossible de pénétrer avec succès sur le marché.

Appréciation en droit

89. Tout d'abord, il importe de constater que la Commission a prouvé à suffisance de droit que Hilti détient une part du marché d'environ 70 à 80 % sur le marché des clous en question. Ce chiffre a été fourni à la Commission par Hilti, à la suite d'une demande de renseignements faite par celle-ci en application de l'article 11 du règlement n° 17. Comme la Commission l'a, à juste titre, souligné, Hilti était donc tenue de fournir des renseignements qui, à sa connaissance, étaient aussi exacts que possible. L'allégation, avancée ultérieurement par Hilti, selon laquelle ces chiffres seraient sujets à caution n'est corroborée par aucune preuve, ni par des exemples qui montreraient un éventuel manque de fiabilité. Qui plus est, Hilti n'a pas fourni d'autres chiffres en vue de prouver le bien-fondé de son allégation. Cet argument de Hilti doit donc être écarté.

90. Il convient de rappeler que la Cour a jugé (arrêt du 14 février 1978, United Brands/Commission, 27-76, Rec. p. 207, et arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-la Roche/Commission, 85-76, Rec. p. 461) que la position dominante visée à l'article 86 du traité concerne une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause, en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs; et que l'existence d'une position dominante peut résulter de plusieurs facteurs qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants, mais que parmi ces facteurs l'existence de parts de marché d'une grande ampleur est hautement significative.

91. S'agissant particulièrement des parts de marché, la Cour a jugé (arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche, précité, point 41) que des parts extrêmement importantes constituent par elles-mêmes et, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de l'existence d'une position dominante.

92 En l'espèce, il est démontré que Hilti détient, sur le marché en cause, une part s'élevant entre 70 à 80 %. Une telle part constitue, en elle-même, un indice clair de l'existence d'une position dominante sur le marché en cause(voir en ce sens l'arrêt de la Cour du 5 juillet 191, Akzo Chemie BV/Commission, 62-86, point 60, non encore publié au Recueil).

93. De plus, en ce qui concerne les autres éléments relevés par la Commission comme contribuant à maintenir et renforcer la position de Hilti sur le marché, il y a lieu de souligner que le fait même que Hilti détienne un brevet et, au Royaume-Uni, se prévale de la protection attachée au droit d'auteur pour ce qui est des chargeurs destinés à être utilisés dans ses propres appareils, renforce la position de Hilti sur les marchés des produits consommables compatibles avec ses appareils. La position de force de Hilti sur ces marchés était encore renforcée par les brevets qu'elle détenait à l'époque sur certains éléments de son pistolet DX 450. Il convient d'ajouter encore, ainsi que l'a fait valoir à juste titre la Commission, qu'en pratique, il est très peu probable qu'un fournisseur en position non dominante agisse comme l'a fait Hilti, étant donné qu'une concurrence effective assure normalement que les inconvénients d'un tel comportement l'emportent sur les éventuels avantages.

94. Sur la base de l'ensemble de ces considérations, le Tribunal estime que la Commission était en droit de considérer que Hilti détenait une position dominante sur le marché des clous destinés aux pistolets de scellement de sa fabrication.

Sur l'existence d'un abus

95 Dans la deuxième branche du moyen tiré de la violation de l'article 86 du traité, la requérante conteste, tout d'abord, avoir eu un comportement abusif et fait en outre valoir qu'en tout état de cause, son comportement répondait à une justification objective.

Quant au caractère abusif du comportement de Hilti

Arguments des parties

96. Si elle admet avoir eu la plupart des comportements qui lui sont reprochés et si elle reconnaît qu'ils auraient pu constituer des abus dans l'hypothèse où elle aurait eu une position dominante, Hilti, en revanche, nie formellement s'être livrée à une pratique consistant à retarder l'octroi des licences de droit pouvant légalement être obtenues au titre des brevets qu'elle détenait et avoir mis en œuvre des politiques sélectives ou discriminatoires dirigées contre ses concurrents et leurs clients (article 1er, points 5 et 7 du dispositif de la décision).

97. En ce qui concerne l'abus reproché à Hilti, la Commission considère, tout d'abord, que Hilti a modifié tout au long de la procédure tant administrative que juridictionnelle son argumentation. Dans un premier temps, dans sa lettre du 23 mars 1983 à la Commission, précitée, Hilti aurait absolument nié avoir pris quelque mesure que ce soit pour limiter l'accès à ses chargeurs ; dans un deuxième temps, dans sa réponse à la communication des griefs, Hilti aurait admis avoir mis en œuvre des pratiques visant cet objectif, tandis que dans un troisième temps, elle chercherait maintenant à revenir sur plusieurs éléments qu'elle avait admis dans sa réponse à la communication des griefs.

98. Ensuite, la Commission fait état de ce qu'elle a pour principe de ne pas admettre qu'un fournisseur en position dominante sur un marché de produits déterminés soit en droit d'engager, de sa propre initiative, une action tendant à éliminer du marché en question les autres produits que les siens, même s'il éprouve de véritables préoccupations quant à la sécurité et à la fiabilité de ces autres produits dans la mesure où ils peuvent être utilisés en association avec les siens.

Appréciation en droit

99. En ce qui concerne la politique mise en œuvre par la requérante quant à l'octroi de licences de droit, le Tribunal constate qu'il ressort du dossier qu'à l'époque des faits considérés, Hilti n'était pas disposée à accorder des licences volontaires et qu'elle a demandé, au cours de la procédure d'octroi de licences de droit, une redevance approximativement six fois plus élevée que le chiffre finalement fixé par le contrôleur des brevets. Un opérateur économique normalement diligent, comme prétend l'avoir été Hilti, aurait à tout le moins dû savoir que, en demandant une redevance d'une telle ampleur, il prolongeait inutilement la procédure d'octroi de licences de droit, comportement qui constitue indéniablement un abus.

100. Pour ce qui est des politiques sélectives ou discriminatoires pratiquées par Hilti envers ses concurrents et leurs clients, il convient de constater qu'il ressort clairement des documents cités par la Commission, au point 40 de sa décision, que Hilti a effectivement poursuivi une telle politique. La stratégie mise en œuvre par Hilti vis-à-vis de ses concurrents et leurs clients ne constitue pas un instrument légitime de concurrence pour une entreprise en position dominante. Une politique sélective et discriminatoire, comme celle qui a été pratiquée par Hilti, porte atteinte à la concurrence, en ce qu'elle est de nature à dissuader d'autres entreprises de s'implanter sur le marché. Force est, dès lors, de constater que la Commission était fondée à retenir que ce comportement de Hilti était abusif.

101. Hilti ayant admis avoir effectivement mis en œuvre les autres comportements qui lui sont reprochés par la Commission et ayant reconnu que ces comportements étaient susceptibles de constituer des abus pour une entreprise en position dominante, il y a lieu, dès lors que la position dominante de Hilti sur le marché a été établie, de constater que Hilti a abusé de cette position en se livrant à l'ensemble des pratiques commerciales qui lui sont reprochées sous cet aspect par la Commission.

Quant à la justification objective du comportement de Hilti sur le marché

Arguments des parties

102. En ce qui concerne son argumentation relative à la prétendue justification objective, la requérante renvoie tout d'abord à l'étude établie par M. Seeger (voir ci-dessus, point 48).

103. Ensuite, la requérante a, au soutien de son argumentation, produit un certain nombre de rapports techniques portant sur la qualité des clous fabriqués par Bauco et Eurofix, qui auraient révélé "que ces clous... comportaient des défauts significatifs qui les rendaient incompatibles avec leur utilisation dans les systèmes FCP du Hilti". Sur la base de ces analyses, la requérante conclut que les intervenantes se sont livrées, l'une et l'autre, à une publicité fausse et trompeuse en présentant leurs clous" comme équivalant à ceux de la requérante et conformes aux normes exigées de ces derniers".

Il s'agit des rapports suivants :

- rapports de "Corrosion and Protection Centre Industrial Services", Manchester, portant sur des études comparatives des performances des clous Hilti, d'une part, et des clous Profix et Bauco, d'autre part ;

- observations, de janvier 1989, de "Corrosion and Protection Centre Industrial Services" sur les commentaires de la Commission relatifs à ces rapports ;

- observations de "Corrosion and Protection Centre Industrial Services" sur les mémoires des parties intervenantes ;

- rapport du "Staatliche Material-Prüfungsanstalt Darmstadt", du 25 janvier 1989, sur les problèmes inhérents à la fragilisation des clous par l'hydrogène.

104. La requérante a, en outre, présenté divers témoignages, émanant de membres de son personnel et d'autres personnes, "à propos de défauts dans les fixations réalisées avec des clous des parties" intervenantes. Enfin, elle a produit un rapport, établi par une société d'études de marché, portant sur "des problèmes de fixation" que des sociétés anglaises de location d'équipements auraient "rencontrés avec les marques de clous FCP qu'elles [avaient] en magasin".

105. La requérante poursuit en faisant état du devoir de diligence, qui lui incomberait au titre de sa responsabilité du fait des produits et qui serait renforcé, en l'espèce, par sa connaissance de "l'incompatibilité et de l'infériorité des clous des parties intervenantes et par le fait qu'elle savait que ces derniers étaient fabriqués et distribués spécifiquement pour être utilisés" dans des systèmes Hilti et "qu'ils avaient fait l'objet d'une publicité mensongère en ce sens". Pour démontrer l'existence et l'étendue de ce devoir, la requérante a produit trois avis de jurisconsultes sur la responsabilité du fabricant en droit anglais, en droit allemand et en droit français, concernant plus particulièrement les problèmes inhérents à la responsabilité du fait des produits dits "non compatibles".

106. En ce qui concerne la question de savoir pourquoi elle n'a pris aucune autre mesure que de jumeler la vente de ses chargeurs à l'achat de ses clous, Hilti explique que le problème - c'est-à-dire l'utilisation des clous fabriqués par Eurofix - n'a eu, tout d'abord, qu'un caractère "local" et qu'elle a hésité à lancer publiquement des mises en garde contre les clous d'Eurofix, craignant des actions en justice de sa part à cause du "préjudice commercial qu'elle [lui] aurait ainsi infligé".

107. Pour justifier son comportement, Hilti fait valoir, ensuite, que celui-ci n'a eu aucun effet économique étant donné qu'aucun clou FCP fabriqué sur le modèle des siens et compatible avec ses systèmes n'a été mis en vente sur le marché britannique au cours de la période pendant laquelle elle a pratiqué le jumelage des ventes de chargeurs et de clous. En ce qui concerne les entraves mises à la pénétration des parties intervenantes sur le marché, celles-ci auraient été justifiées par le devoir de diligence qui lui incombait en sa qualité de fabricant.

108. D'après la Commission, la conduite de Hilti justifie pleinement la conclusion que la principale préoccupation de cette dernière était de protéger sa position commerciale, plutôt qu'un souci désintéressé de protéger les utilisateurs de ses produits. Dans ce contexte, la Commission se base sur les faits suivants :

- au cours des nombreuses années où les clous d'Eurofix et/ou de Bauco ont été vendus sur le marché britannique, Hilti n'a jamais adressé aucune plainte aux autorités compétentes au sujet de leur sécurité ou de leur fiabilité ;

- Hilti n'a jamais adressé aucune plainte aux autorités compétentes au sujet des affirmations faites par Eurofix et/ou par Bauco quant aux caractéristiques de leurs clous ;

- Hilti a donné instruction à ses vendeurs de ne consigner par écrit aucune critique qu'ils pourraient formuler à l'égard de la sécurité ou de la fiabilité des clous de ses concurrents ;

- Hilti n'a jamais écrit aux parties intervenantes, ni pris de toute autre manière contact avec elles pour exprimer les inquiétudes que lui aurait inspirées le fait que leurs clous n'étaient pas fiables, adaptés ou sûrs ;

- Hilti n'a même pas pris, pour avertir les utilisateurs de ses systèmes, les mesures de précaution élémentaires qui, selon les preuves qu'elle a elle-même produites - notamment l'avis du professeur Spencer, de l'université de Cambridge, sur la responsabilité du fabricant en droit anglais - auraient dû être prises par un fabricant normalement diligent et uniquement motivé par de véritables inquiétudes, telles que celles que Hilti prétend avoir éprouvées ;

- même examinées sous leur jour le plus favorable, les preuves que Hilti invoque maintenant pour démontrer l'infériorité des clous d'Eurofix et de Bauco ne peuvent justifier par des motifs de sécurité ou de fiabilité la nécessité d'empêcher, en toutes circonstances, l'utilisation de ces clous avec des pistolets de scellement de Hilti. Au contraire, comme Hilti l'a elle-même partiellement admis dans sa réponse à la communication des griefs, il est de nombreuses circonstances où l'utilisation de ces clous avec des pistolets de scellement et des cartouches de Hilti ne peut susciter aucune préoccupation légitime en matière de sécurité et de fiabilité.

- Hilti a reconnu jusqu'au stade de la requête s'être rendue compte que les critiques qu'elle a formulées à l'égard des clous fabriqués par les parties intervenantes pourraient ne pas résister à un examen impartial devant un tribunal.

109. La Commission fait valoir que la Cour, dans ses arrêts du 25 février 1986, Windsurfing International/Commission (193-83, Rec. p. 611) et du 11 novembre 1986, British Leyland/Commission (226-84, Rec. p. 3263, conclusions de l'avocat général Darmon, p. 3286) a rejeté l'argumentation dont se prévaut Hilti dans la présence espèce. Selon la Commission, les deux arrêt précités montrent qu'un abus au sens de l'article 86 ne saurait être justifié par des considérations tenant à la sécurité et à la fiabilité des produits en cause.

110. Elle conclut que Hilti, en s'érigeant en juge unique de la "compatibilité avec ses produits", tout en procédant à la rétention des informations nécessaires pour permettre aux tiers de déterminer à la fois si ces normes sont objectivement nécessaires et si les clous fabriqués par d'autres fournisseurs y sont effectivement conformes, a clairement montré que son intérêt était d'écarter autant que possible les producteurs concurrents du marché.

111. En ce qui concerne le devoir de diligence dont Hilti prétend être tenue vis-à-vis des tiers, la Commission oppose que les hypothèses sur lesquelles repose l'avis donné par le professeur Spencer sur la responsabilité de Hilti "n'ont pas grand'chose à voir avec les faits de l'espèce", et ce dans la mesure, par exemple, où Hilti a demandé au professeur Spencer de partir de l'idée que les clous fabriqués par ses concurrents sont généralement inférieurs à ceux de sa propre fabrication et qu'ils sont susceptibles d'éclater à l'usage, ce qui entraînerait un certain risque pour les utilisateurs. Cet avis montrerait en outre que le premier devoir de Hilti - selon le professeur Spencer - était d'intervenir activement pour mettre en garde les utilisateurs de ses produits contre les risques supposés.

112. Bauco, partie intervenante, fait valoir que les allégations de Hilti au sujet du défaut de sécurité, de l'absence de contrôle de la qualité et de l'incompatibilité des clous qu'elle fabrique avec les appareils de Hilti ainsi que de la publicité mensongère dont ces clous auraient fait l'objet ne seraient pas étayées par les preuves que Hilti invoque et seraient même contredites par celles-ci.

113 Selon Bauco, ce que Hilti s'est efforcée de faire en réalité est de proroger la période de protection dont elle a bénéficié au titre des brevets qu'elle détenait. Or, il serait temps maintenant de permettre l'établissement de normes pour les clous, les chargeurs et les pistolets, de sorte que tant les consommateurs que les producteurs concurrents puissent bénéficier d'une plus grande ouverture du marché.

114. Profix, partie intervenante, a soumis une étude portant sur les analyses produites par Hilti, dont la conclusion est que ses produits ne sont ni défectueux, ni d'une qualité inférieure à ceux de Hilti.

Appréciation en droit

115. Il est constant qu'à aucun moment au cours de la période en cause, Hilti ne s'est adressée aux autorités compétentes au Royaume-Uni en vue de faire constater par celles-ci que l'utilisation, dans des appareils de sa fabrication, de clous produits par les parties intervenantes était dangereuse.

116. La seule explication de cette abstention qui a été fournie par Hilti est que l'utilisation par Hilti des voies judiciaire et administrative aurait porté une plus grande atteinte aux intérêts de Bauco et d'Eurofix que ne l'a fait le comportement qu'elle a adopté.

117. Cet argument ne saurait être retenu. En effet, si Hilti avait utilisé les possibilités que lui ouvrait la législation pertinente britannique, les parties intervenantes n'auraient en rien été lésées en leurs droits légitimes au cas où les autorités du Royaume-Uni auraient réservé une suite favorable aux demandes de Hilti, tendant à ce que soit interdite l'utilisation dans ses appareils des clous produits par les parties intervenantes ainsi que, le cas échéant, toute publicité mensongère émanant de ces dernières. Si, en revanche, les autorités avaient rejeté lesdites demandes, Hilti n'aurait que très difficilement pu maintenir des allégations à l'encontre de Profix et de bauco.

118. Ainsi que la Commission l'a établi, il existe au Royaume-Uni des lois permettant de sanctionner la vente de produits dangereux ainsi que l'utilisation d'affirmations mensongères relatives aux caractéristiques d'un produit donné. Il existe également des autorités auxquelles a été attribuée la compétence d'appliquer ces lois. Dans ces circonstances, il n'appartient manifestement pas à une entreprise en position dominante de prendre, de sa propre initiative, des mesures destinées à éliminer des produits qu'elle considère, à tort ou à raison, comme dangereux, ou à tout le moins d'une qualité inférieure à ses propres produits.

119. Il convient d'ajouter, à cet égard, que l'effet utile des règles communautaires de concurrence serait mis en péril si l'interprétation, par une entreprise intéressée, des réglementations des différents Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits devait primer sur les règles communautaires. L'argument de Hilti tiré du prétendu devoir de diligence qui lui incombait ne saurait donc être retenu.

Quant à l'effet sur les échanges entre Etats membres

Arguments des parties

120. Dans la troisième branche du moyen tiré de la violation de l'article 86 du traité, la requérante fait valoir qu'aucune des actions qui lui sont reprochées n'a eu d'effet sur les échanges entre Etats membres au sens de l'article 86. Pour étayer ce point de vue, elle fait valoir que le marché identifié par la Commission, c'est-à-dire le marché des clous dits "compatibles Hilti", n'est pas un vrai marché puisque les clous produits par les parties intervenantes ne sont pas véritablement compatibles au sens qu'elle-même donne à cette expression. Les intervenantes ne pourraient donc manifestement pas être qualifiées d'élément légitime d'une structure de concurrence. En tout état de cause, des mesures telles que celles que le traité entend protéger, s'inscrivant dans le cadre de la prévention de la concurrence déloyale, ne seraient pas susceptibles d'altérer une structure de concurrence au sens de l'article 86, mais tendrait plutôt à la protéger au bénéfice du consommateur.

121. La requérante défend également la thèse selon laquelle les parties intervenantes, qui ne commercialisent leurs clous qu'à l'intérieur du Royaume-Uni, n'auraient été ni plus, ni moins en mesure de participer aux échanges entre Etats membres si elle n'avait rien fait pour tenter de limiter l'usage des clous Eurofix et Bauco dans ses systèmes FCP. En outre, la requérante souligne qu'il n'y a aucune preuve d'une interférence avec le droit normal des distributeurs indépendants établis dans la Communauté d'exporter des produits Hilti au sein de la CEE, sauf aux fins de limiter les ventes de chargeurs à Eurofix. La demande qu'elle a adressée en ce sens à ses distributeurs indépendants ne visait qu'Eurofix et ne visait pas à bloquer les exportations ou importations.

122. A l'encontre de cette argumentation, la Commission souligne que Hilti n'était nullement en droit de s'ériger en arbitre pour déterminer quelles entreprises répondaient ou ne répondaient pas à sa propre définition d'une "concurrence légitime". A supposer même qu'il soit établi que les parties intervenantes se soient livrées à une publicité mensongère, ce seul fait ne saurait leur être définitivement le droit d'exercer leurs activités sur les marchés en cause. Le fait que des clous FCP peuvent être - et sont effectivement - importés au Royaume-Uni montrerait clairement que le comportement de Hilti a pu avoir un effet sur le commerce entre Etats membres. En imposant à ses distributeurs indépendants une interdiction générale d'exporter des chargeurs vers tous les autres Etats membres de la CEE, Hilti aurait manifestement pris des mesures pouvant affecter le commerce entre Etats membres.

Appréciation en droit

123. A cet égard, le Tribunal rappelle que, selon les termes de l'article 86 du traité, est incompatible avec le Marché commun et interdit tout abus qui est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres.

124. De plus, il y a lieu de remarquer qu'en l'espèce, la concurrence résultant de l'activité commerciale exercée par les parties intervenantes doit être considérée comme légitime au regard des règles de concurrence communautaires tant que les autorités compétentes n'auront pas constaté que le comportement de celles-ci lèse les droits de Hilti.

125. En tentant d'empêcher la vente des clous dits "compatibles Hilti", produits par les parties intervenantes, Hilti a pris des mesures qui étaient susceptibles d'influer sur le commerce entre Etats membres. En effet, les abus qui ont limité la pénétration de ces fabricants indépendants sur le marché ont non seulement lésé ceux-ci dans leurs intérêts commerciaux au Royaume-Uni, mais encore ont freiné ou bloqué des exportations rendues potentiellement rémunératrices par les importants écarts de prix existant entre les Etats membres.

126. Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que le deuxième moyen doit également être rejeté.

Sur les moyens tirés de la violation des article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 et 190 du traité

Arguments des parties

127. Se référant au communiqué de presse publié par la Commission le 24 décembre 1987, Hilti fait valoir que cette dernière a méconnu les dispositions de l'article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 en lui imposant une amende pour de prétendus faits, dont la décision ne dit nulle part qu'ils constitueraient un abus. Relevant l'affirmation, faite par la Commission dans ce communiqué, selon laquelle les pratiques commerciales de Hilti lui auraient permis de pratiquer des prix très différents selon les Etats membres, la requérante fait observer que les différences de prix n'ont été considérées, tant dans la décision attaquée que dans la communication des griefs qui l'a précédée, que comme des "conséquences économiques du comportement de Hilti". La requérante considère que ce changement de perspective constitue une violation des droits de la défense, du fait que rien ne lui a indiqué en temps utile qu'elle devait aborder ce problème comme s'il s'agissait d'une allégation d'abus. La requérante souligne à cet égard que la décision ne contient aucune indication quant à l'opportunité d'une amende exemplaire et que, sans le communiqué de presse, elle n'aurait jamais connu la véritable raison pour laquelle une amende de 6 millions d'écus lui a été infligée.

128. Sous cet aspect, Hilti fait valoir, en outre, qu'il s'agit d'une forte amende, "bien supérieure à 100 % du chiffre d'affaires [qu'elle a] réalisé dans la Communauté sur les fixations à charge propulsive en 1986...". La requérante estime que les considérations qui l'ont poussée à agir, les éléments de preuve sur lesquels elle s'est fondée, ses tentatives de limiter les effets de ses démarches et l'absence d'effet économique réel des mesures qu'elle a prises, militent à l'encontre d'une amende dite "exemplaire". Les infractions qui lui sont reprochées se rapporteraient presque exclusivement au Royaume-Uni et n'auraient, en conséquence, eu aucun effet sur la structure de la concurrence dans l'ensemble de la Communauté. Au Royaume-Uni même, les infractions alléguées n'auraient pu affecter que les intervenantes. La requérante nie avoir commis des infractions de propos délibéré. En outre, la requérante est d'avis que la Commission n'a guère attaché d'importance aux mesures positives qu'elle a prises. Une amende aussi élevée que celle en question n'aurait jamais, à sa connaissance, été infligée à une société ayant souscrit des engagements volontaires auprès de la Commission et ayant mis en place un programme de mise en conformité avec les règles du droit de la concurrence.

129. Selon la Commission Hilti a "abusé de sa position dominante de plusieurs façons importantes". Ces abus auraient visé à empêcher ou restreindre la pénétration de concurrents sur le marché ou à nuire aux concurrents existants, voire à les évincer. D'après la Commission, les infractions visaient à porter atteinte à l'ensemble de la structure de la concurrence. Toutes les infractions auraient été commises à tout le moins par négligence et certains abus auraient été commis de propos délibéré. La Commission est d'avis que les abus remontent, pour certains, au moins à 1981 et qu'ils ont duré au moins jusqu'à l'engagement provisoire pris par Hilti en 1985, et il serait également établi que certains d'entre eux ont continué même après cet engagement. En ce qui concerne la motivation de l'amende, celle-ci ressortirait clairement de la décision, qui précise que l'infraction a été "grave et de longue durée", circonstance qui a amené la Commission à infliger à Hilti une "amende substantielle".

130. La Commission allègue avoir pris en considération au titre des circonstances atténuantes, la coopération de Hilti, c'est-à-dire, en particulier :

- l'engagement temporaire pris par celle-ci en 1985 ;

- l'engagement permanent pris en 1987 ;

- le fait que Hilti ait reconnu avoir adopté les comportements considérés comme abusifs par la Commission.

131. La Commission soutient enfin que la prétendue bonne foi de Hilti est contredite par plusieurs éléments, comme le fait qu'elle a eu conscience, dès le mois d'avril 1982, de l'existence "d'un conflit potentiel avec les règles de concurrence", ainsi qu'il ressortirait d'une lettre, du 8 avril 1982, échangée entre deux dirigeants du groupe Hilti, faisant état de l'opinion exprimée en ce sens par un avocat consulté en la matière ; qu'elle a nié, dans sa lettre précitée du 23 mars 1983, avoir eu le comportement incriminé et qu'elle a considéré que "tout préjudice financier causé par une amende serait probablement faible par rapport à la valeur du marché" en question, ainsi qu'il résulte d'un télex non daté interne à Hilti.

Appréciation en droit

132. Le Tribunal rappelle qu'en vertu de l'article 15 du règlement n° 17, les infractions aux règles de concurrence peuvent être sanctionnées par des amendes d'un montant pouvant être porté à 10 % du chiffre d'affaires réalisé au cours de l'exercice social précédent. Selon la jurisprudence de la Cour (voir arrêt du 7 juin 1983, SA Musique Diffusion française e.a./Commission, 100 à 103-80, Rec. p. 1825), ce pourcentage se réfère au chiffre d'affaires total de l'entreprise. Selon l'article 15, paragraphe 2, dernier alinéa, du règlement n° 17, il y a lieu, pour déterminer le montant de l'amende, de prendre en considération, outre la gravité de l'infraction, la durée de celle-ci.

133. Le Tribunal constate, tout d'abord, que la requérante n'a nullement allégué que l'amende de 6 millions d'écus qui lui a été infligée dépasse le plafond de 10 % du chiffre d'affaires total réalisé par Hilti en 1986 et aucun élément versé au dossier ne permet de penser que cette limite a été dépassée.

134. Le Tribunal estime que c'est à juste titre que la Commission a considéré que les infractions constatées ont été particulièrement graves. En effet, elles visaient à évincer des petites entreprises qui ne faisaient qu'exercer ce qui était en l'espèce leur droit, à savoir produire et vendre des clous destinés à être utilisés dans des pistolets de scellement de marque Hilti. Un tel comportement constitue effectivement une atteinte grave à la concurrence. En outre, il est constant que les infractions ont subsisté pendant une période d'environ quatre ans, soit une période non négligeable. A cela s'ajoute le fait que les documents produits par la Commission démontrent que Hilti était consciente du fait que les actions qu'elle avait entreprises étaient susceptibles de violer les règles de concurrence communautaires, ce qui ne l'a pas conduite pour autant à y mettre fin, et qu'ainsi elle a commis les infractions qui lui sont reprochées de propos délibéré.

135. Les circonstances atténuantes énumérées au point 103 de la décision ne sont pas, de l'avis du Tribunal, de nature à modifier cette appréciation, de même qu'aucun élément du dossier ne permet de conclure que Hilti a mené une politique anticoncurrentielle pour des motifs tenant à des considérations de sécurité et de fiabilité de ses appareils. En effet, Hilti n'a produit aucune preuve, sous forme d'études réalisées par des experts indépendants à l'époque des faits considérés, de ce que les clous produits par les parties intervenantes étaient dangereux ou, du moins, d'une qualité généralement inférieure à ses propres produits.

136. Quant au communiqué de presse mis en cause, il y a lieu de remarquer que le contrôle juridictionnel exercé par le Tribunal ne peut porter que sur la décision adoptée par la Commission. Aucun élément de ce communiqué ne permettant de constater que la décision litigieuse ait été fondée sur des considérations autres que celles qui y sont reprises, l'argument de Hilti y relatif doit être écarté. En effet, le fait que la Commission ait qualifié l'amende infligée d'amende "exemplaire" n'est pas de nature à prouver que son montant est excessif. Bien qu'il soit regrettable que la Commission, dans son communiqué de presse, ait fait allusion à l'existence d'un lieu de causalité entre l'abus constaté, d'une part, et les prix pratiqués dans les différents Etats membres, d'autre part, tandis que la mention d'un tel lien ne figure pas, du moins sous cette forme, dans la décision, les considérants de celle-ci justifient à suffisance de droit l'amende infligée. Dès lors, rien ne permet de conclure que la Commission aurait en réalité fondé sa décision sur des considérations non exposées dans celle-ci.

137. Au regard de ce qui précède, le Tribunal estime que l'amende infligée à Hilti n'est pas démesurée. Les moyens de Hilti y relatifs doivent donc être écartés.

138. Il s'ensuit que l'ensemble du recours doit être rejeté.

Sur les dépens

139. Selon le règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s'il est conclu en ce sens. La partie requérante ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens, y compris à ceux exposés par les parties intervenantes.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (deuxième chambre)

déclare et arrête :

1. Le recours est rejeté.

2. La partie requérante est condamnée aux dépens, y compris ceux exposés par les parties intervenantes.